Zig-zags en Bulgarie | Project Gutenberg (2024)

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GUERRE D’ORIENT. — CAMPAGNE DE 1877.

PAR
Fr. KOHN-ABREST
CORRESPONDANT SPÉCIAL
DU SIÈCLE, DE L’INDÉPENDANCE BELGE ET DU RAPPEL

PRÉFACE
de M. Jules Claretie

PARIS
G. CHARPENTIER, ÉDITEUR
13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN, 13

1879
Tous droits réservés.

IMPRIMERIE CENTRALE DES CHEMINS DE FER. — A. CHAIX ET Cie,
RUE BERGÈRE, 20, A PARIS, — 308-9.

PRÉFACE

L’auteur de ces intéressants Zig-Zags en Bulgariecroit à l’efficacité des préfaces. Il tient à ce que jele présente au public français. M. Kohn-Abrest estpourtant de ceux qui se présentent fort bien eux-mêmes,leur livre à la main, en manière de cartede visite, et d’une carte de visite qu’on cornera, poury revenir, en plus d’un endroit.

Il n’y a rien de moins prétentieux que ce volume — oùpourtant tout un monde apparaît, — un mondepeu connu, en dépit de tant d’articles de journauxou de revues, de volumes d’histoire ou de voyages, — cetOrient que, l’an dernier, secouait encore legrondement du canon.

M. Kohn l’a vu et bien vu, ce monde, et je diraiaussi ce demi-monde bizarre, pittoresque, attirant,qui a du vieux monde la passivité superbe, le méprisde la mort, et du monde nouveau le charme, l’esprit,les modes et parfois les vices. Rien de plus curieux,de plus vif et de plus aimable dans ces pages quela peinture de Bukarest. C’est la vie parisienne aubord du Danube. J’ai éprouvé la séduction particulièrede cette société bigarrée à Vienne, cettepostface de l’Occident et cette préface de l’Orient.Disons, entre parenthèse, que puisqu’il y a ainsides préfaces en géographie, M. Kohn a raison d’enmettre une à son livre.

Il me l’a demandée parce que je le connais depuisdes années. Je l’ai vu et entendu pour la premièrefois, à Genève, en 1866, lorsque les Genevois donnèrentun banquet à M. Glais-Bizoin, qui allait,près du Léman, protester contre la censure interdisant,à Paris, une de ses comédies. Rigueur niaisem*ntinutile: on eût laissé jouer ici le VraiCourage qu’il n’y eût eu rien de changé en France ;il n’y eût pas même eu un auteur dramatique deplus. Mais ce Breton de Glais-Bizoin, résolu et militant,tenait à protester contre l’arbitraire. Il fitjouer en Suisse la comédie proscrite à Saint-Brieucet à Paris ; — et au dessert, un tout jeune homme,qui était précisément M. Frédéric Kohn, lui portaun toast éloquent.

Plus tard, je retrouvai, à Paris, mon orateur deGenève. Il était journaliste, critique et, à l’occasion,auteur dramatique. Il a écrit, après George Sand,un drame sur Molière, où j’ai rencontré de bellesscènes, vivantes. A la Presse, où il publie aujourd’huiun grand travail sur la présidence Mac Mahon,il donnait naguère de très-intéressantsarticles sur Ferdinand Lassalle et le socialismeallemand. Correspondant de plusieurs journauxde Paris et de Bruxelles, M. Kohn était toutnaturellement parti, au printemps de 1877, pour lesBalkans. Il connaissait déjà la guerre pour l’avoirvue à Paris, durant le siége. J’ai ramené, en sacompagnie, et conduit aux Champs-Élysées, à l’ambulanceétablie chez Ledoyen, le soir du 19 janvier,un pauvre soldat de la ligne qui venait de recevoirune balle au front dans le parc de Buzenval.

La guerre recommençait en Orient. Vite les mallesfaites, la plume et l’écritoire dans le sac de voyage,M. Kohn part pour son quartier-général. Quand lapoudre parle, ce n’est pas seulement le sang dessoldats qui coule, c’est l’encre des reporters. Quelquefoisaussi, comme Junot à Toulon, la page toutefraîche que le journaliste écrit sur son genou estsaupoudrée de la terre que fait voler autour de luiquelque éclat d’obus. Bref, voici M. Kohn en Bulgarie.Il a beaucoup vu et il a su bien voir. Cen’est pas sous un titre solennel qu’il nous présenteses souvenirs: Zig-Zags en Bulgarie. C’est la guerrevue par un touriste et sous un aspect intime.M. Kohn emprunte à Toppfer une partie de l’étiquettede ses voyages fantaisistes, mais, sous l’humourdu spectateur, il y a la sincérité d’émotion etla sévérité de jugement de l’homme qui compare,observe, pense, et souffre en voyant souffrir.

Ce ne sont pas les Bulgares des premiers chapitresde Candide que nous rencontrons là, dans celivre chaud encore d’actualité et durable commeune étude de mœurs ; ce ne sont pas ces Bulgares« qu’on fait tourner à droite, à gauche, hausser labaguette, remettre la baguette, coucher en joue,tirer, doubler le pas », et qui reçoivent, pourrécompense, trente coups de bâtons, — Bulgares enqui Voltaire incarnait les Prussiens, comme il donnaitaux Français de la guerre de Sept-Ans lepseudonyme d’Abares ; — non, ce sont les Bulgarestels qu’ils sont, les Bulgares d’aujourd’hui, les Bulgaresqu’on a brûlés, cette fois comme dans Candide,selon « les lois du droit public ».

« Ici des vieillards criblés de coups, dit Voltaire,regardaient mourir leurs femmes égorgées,qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ;là, des filles éventrées, après avoirassouvi les besoins naturels de quelques héros,rendaient les derniers soupirs ; d’autres, à demi-brûlées,criaient qu’on achevât de leur donner lamort. Des cervelles étaient répandues sur la terreà côté de bras et de jambes coupées. »

Depuis un siècle que ces lignes sont écrites, l’humanitén’a pas cessé de se couper bras et jambes etelle a étrangement suivi le conseil de Candide:« Cultivez votre jardin. » Elle l’a labouré, maisavec des obus. Les livres comme les Zig-Zags enBulgarie n’en sont que plus utiles, car ils font, parle spectacle seul de la réalité, haïr la guerre. Pointde déclamation et point de phrases. Mais la constatationpure et simple des faits, avec beaucoup detraits et d’esprit pour les mettre en valeur. Cetteguerre où, semble-t-il, le champagne arrose les blessures, — jeparle du champagne des états-majors, — està coup sûr des plus originales, et nous nous étonnerionsun peu de ces détonations des bouchons duCliquot ou du Saint-Marceaux, répondant aux déchargesdes canons, si nous n’avions le souvenir desrasades allemandes et des toasts germaniques saluantl’incendie de Saint-Cloud ou l’écroulement de Châteaudun.

Je retrouve d’ailleurs, dans certaines pages tout àfait remarquables de M. Fr. Kohn, l’impression saisissanteque me cause un tableau de l’éminent peintrerusse B. Vereschagin, que j’ai maintenant sous lesyeux. C’est un coin du champ de bataille déserté dePlewna. La neige a tout couvert, la plaine, lestalus des lignes fortifiées, les lignes bossuées desBalkans qui apparaissent au loin sous un ciel gris,alourdi, implacable. Un puits, comblé par cetteneige épaisse, détache sur l’immensité blanche sesmaigres bras disposés comme l’armature d’une voilelatine. Çà et là, sous la couche lourde, des pointesd’arbres écrêtés, des buissons. Et seul, abandonnédans ce morne coin de terre, un homme esttombé, un Turc, frappé au front, qui est venu mourirlà, s’aplatir sur cette neige où ses pieds se sontenfoncés, creusant une double ligne funèbre. Il estperdu, ce cadavre de soldat, dans la désolation decette solitude blanche où, çà et là, d’autres trous etd’autres tertres apparaissent, dénonçant des morts.Les poings en l’air, les doigts tordus, — paquetde chiffons et de chairs plutôt que forme humaine, — cemort apparaît, l’uniforme en lambeaux, lagiberne vidée, la neige logée déjà, comme avide dele couvrir, dans les moindres plis de la tunique etsur les bottes du soldat, — et là, immobile, regardantce cadavre comme un gourmet devant un étal,un corbeau se tient perché sur la botte même dupauvre diable abandonné, son bec craquant déjà devolupté, tandis que sur le ciel gris, un autre mangeurde chair humaine apparaît, volant à ailesgrandes vers le mort, et pareil, dans l’éloignement,à une chauve-souris.

Jamais peut-être la guerre n’a paru si féroce, sicruellement vraie, si brutale, si atrocement carnassièreque dans cette peinture d’un artiste illustre,à Pétersbourg, et qui s’est fait l’historiographeau pinceau de l’expédition du général Kaufmannen Asie. M. Vereschagin exposera quelque jour, àParis, les toiles rapportées de Plewna, de cesBalkans où, grièvement blessé, il faillit mourir.Les Parisiens sauront alors ce que furent ces terriblestueries où les cadavres se comptaient, en unjour, par trente mille.

M. Vereschagin nous disait naguère quelquessouvenirs de cette campagne. En nous montrant dansson atelier de Maisons-Laffite un tableau où, sur laroute qui mène en Russie, de longues files de cadavresde prisonniers turcs sont couchés, il nousdésignait l’endroit où, grelottant autour d’un maigrefeu de branches humides, il avait vu un grand vieillardmaigre accroupi à côté d’un jeune hommeblessé. Et comme son cheval les frôlait, le plusjeune, d’une voix râlante, implorait secours en répétant:Sidi ! Sidi ! pendant que le vieux, immobile,regardait de ses yeux farouches le cavalier russe.Et lui, impuissant à les secourir, leur montraitalors l’immense ciel morne en leur disant: Allah !comme pour leur indiquer que c’était de là-haut seulementque pouvait venir le salut. Quelques heures plustard, ramené à la même place par une nécessité duservice, M. Vereschagin retrouvait, au même anglede la route, les deux êtres humains toujours accroupis.Une mince fumée montait encore du feu quis’éteignait ; le jeune homme avait rendu son derniersouffle, et le vieux Turc, impassible à côté de soncompagnon, — de son fils peut-être, déjà roidi, età demi gelé, — attendait la mort sans bouger.

C’est la guerre, cela, cette guerre dont le lendemains’appelle la peste, comme si les cadavresvoulaient encore combattre les vivants. « Les mortsse vengent ! » dit l’auteur de la Haine. Oui, c’est laguerre, mais à côté de ces scènes horribles, quelsentiment de fierté et de sacrifice elle fait germer !C’est parfois une secousse salutaire. Mieux vautmourir que pourrir. Et à côté de semblables détails,effrayants et sauvages, M. Kohn, qui sait contercomme M. Vereschagin sait dessiner, a placé biendes tableaux consolants où le charme de la populationroumaine, le courage des soldats russes, l’intelligencede leurs généraux, l’abnégation des Turcs,apparaissent et nous frappent tour à tour.

Je parlais de peinture. Le livre de M. FrédéricKohn est, lui aussi, une peinture sincère, colorée,poignante et vivante de cette guerre. Il mériteraitde durer comme document historique, mais il auraencore un autre succès, un succès plus immédiat: ilplaira à tous les lecteurs, il les intéressera et (c’estle grand point en toutes choses) il les amusera. Ilsera lu même des femmes qui ne prennent pas toujoursplaisir aux scènes de la vie militaire. C’estqu’il a, avec l’accent et la saveur de la vérité, toutl’attrait et le sel du roman.

Et, à dire vrai, quel roman plus étonnant et pluspassionnant que l’histoire ?

Jules CLARETIE.

12 février 1879.

ZIG-ZAGS EN BULGARIE

CHAPITRE PREMIER

En route pour la guerre. — Quarante-huit heures de Prusseà la vapeur. — Gendarmes, douaniers et tschi russes. — Mercipour nos frères. — Les écumeurs de wagons. — Conversationavec un Balte. — Les étudiants de Dorpat. — Le tsar Alexandreet la sorcière.

J’étais parti de Paris le 22 avril 1877 par le train-postedu soir, ligne du Nord. Le lendemain je fus réveillépour la troisième fois (les deux autres interruptionsde sommeil étaient au compte des douanes belgeet allemande) par le bruit assourdissant d’une nuée degamins qui psalmodiaient sur un rythme traînant etlugubre — Zei-tung-heu-te — Zei-tung-heu-te. Ces deuxnotes jetées par une demi-douzaine de jeunes stentors,signifiaient que la Gazette de Cologne du jour venaitd’être mise en vente. Le journal était tout frais, touthumide encore des baisers de la presse, car le convoivenait de s’arrêter dans la ville même où la volumineuseGazette s’imprime ; au milieu de cette énorme bâtissevitrée, la gare de Cologne où le croisem*nt ininterrompudes trains convergeant dans tous les sens le jour et lanuit, provoque un brouhaha perpétuel dont les éclatsse perdent dans l’immensité du Hall. Je donnai les 25pfennigs à l’un des petit* braillards, et certes, la Gazettevalait cette somme ce jour-là. Elle contenait le discoursau Reichstag de M. de Moltke sur la concentrationdes troupes françaises le long de la frontière — discourscélèbre pendant huit jours (où êtes-vous, neigesd’antan !) et un télégramme annonçant officiellementla rupture des rapports diplomatiques entre la Russieet la Turquie, ainsi que l’entrée des Russes sur le territoireroumain. L’avouerai-je ? cette nouvelle mesoulagea beaucoup. Jusqu’au dernier moment, d’incorrigiblessceptiques m’avaient inoculé des doutes surla réalité des préparatifs militaires et avaient mêmedoucement raillé le reporter qui en serait pour sonvoyage. Maintenant les sceptiques étaient confondus.Le tsar avait bien réellement fermé le temple deJanus, et non-seulement je ne risquai point d’avoirentrepris un voyage inutile, il fallait encore me hâterpour arriver à temps. Mes étapes furent doublées et,après une courte halte à Berlin, je me trouvais quarante-huitheures plus tard aux frontières de l’empiredu tsar.

Le temps, tiède à Paris, et même assez doux encoredans la capitale de la Prusse, s’était considérablementrafraîchi ; la verdure avait disparu et les épaisses fourruresdans lesquelles s’emmitouflaient mes compagnonsde voyage, contrastant avec mon costume quasi-printanier,indiquaient assez que nous nous rapprochions duNord, à grands tours de roue. A Eydtkuhnen, on passela frontière ; la première station russe s’appelle Wyrballow.Vue de loin, la ville, ou plutôt le bourg, n’a pasgrand air, mais la gare est positivement monumentale.Le quai est semé de gendarmes, tous grands gaillardslarges d’épaules, enfouis dans une vaste capote grisequi leur descend au-dessous des talons et portant suspendueà un ceinturon blanc de buffle, une colichemardedont la poignée est tournée en dedans. Cesvigilants guerriers sont coiffés d’un casque à pointe encuir bouilli de modèle prussien, mais plus grand etavec un paratonnerre plus pointu. Je ne sais quelvague frisson fait naître la démarche pesante et l’aspectfarouche de ces gendarmes ! C’est comme une évocationde la Sibérie, de la troisième section avec ses mystères,ses lettres de cachet et ses lettres décachetées ; toute unenuée de légendes de police vient assaillir le cerveau duvoyageur impressionnable. S’il est vrai que le croyant, àl’instant suprême de la mort, fait un retour sur lui-mêmepour s’interroger sur ses péchés, il est encoreplus vrai que le voyageur scrute les coins et les recoinsde sa conscience pour être bien sûr qu’une main nes’appesantira pas sur son épaule, et qu’au lieu de roulerlibrement à ses plaisirs ou à ses affaires, il ne sera pas dirigésous bonne escorte sur la Sibérie. Le fait est que toutle monde est prisonnier pendant quelques minutes ; onne peut descendre du train avant que les gendarmesaient passé l’inspection des wagons. Chaque voyageurest tenu de remettre son passeport ; il reçoit en échangeune petite fiche, après quoi il est libre de se promenerdans l’intérieur de la gare. Mais il ne peut ni revenir enarrière, s’il en avait envie, ni continuer sa route. Aprèsla gendarmerie, la douane s’empare de l’imprudentqui a mis le pied dans les États du tsar. La salle detorture est immense, c’est un véritable entrepôt ! Desbarrières de bois courent tout autour: au centre ungrand pupitre « pour écrire debout », c’est le quartiergénéral du chef des vérificateurs. Autour de lui s’empressentles employés qui viennent soumettre à sa sagacitéles différents colis, paquets et simples objets dontl’introduction est frappée d’impôt.

Je ne puis m’empêcher de remarquer la bonne mine,l’élégance de costume et d’allures de messieurs lesdouaniers. Nos gabelous paraissent de bien pauvreshères auprès de leurs collègues du Nord. La solde doitêtre bien plus forte, — à moins qu’elle ne soit augmentéeindirectement par les petit* arrangements à l’amiableentre serviteurs des gabelles et voyageurs nésmalins. Du reste, les gens tenant à la forme doiventêtre satisfaits ; il serait impossible de procéder avecplus de méthode et avec plus de politesse au farfouillementconsciencieux des valises. A l’occasion, ces messieurssavent même allier à la politesse une certainedose de facétie: Parmi les voyageurs, je les appelleraisplus volontiers les patients, se trouvait aussi une jeuneactrice allemande, qui allait rejoindre à Saint-Pétersbourgla troupe recrutée pour la saison d’été. Elle avaitune immense caisse, dans laquelle, à la rigueur, sa petitepersonne eût trouvé à se caser très-convenablement,avec quelques accessoires en sus. Un employé d’un rangsupérieur, très-grand, très-bel homme et très-barbus’approcha: « Qu’avez-vous dans votre caisse, mademoiselle ? »demanda-t-il en français avec un accent un peutraînant. « Rien que des robes et des vêtements dethéâtre » fut la réponse. « Oh ! répliqua l’employé,toutes ces dames disent cela et voudraient ainsi nouspriver du plaisir de contempler leurs belles toilettes,ce n’est pas aimable de leur part. » Il fit un signe,et deux emballeurs munis de pinces et de marteauxéventrèrent la caisse. Des flots de vêtements, de chiffons,de dentelles, d’étoffes, de linge, parurent. — « Oh !superbe, cette robe ! — Quel gracieux déshabillé ! — Leravissant domino ! Que contient doncce paquet si soigneusem*nt ficelé ? Un bijou de chapeau,un véritable bijou ; comme cela doit bien vousaller ! » Et tout en complimentant ainsi sa victime,le bourreau bouleversait tout: chemises, habits, costumes,articles de toilette, etc. Il ne fit pas grâce d’unmouchoir et les larmes vinrent aux yeux de la pauvrette,en s’apercevant du tohu-bohu qu’avait causé lacuriosité du galant vérificateur. Quand tout fut fini,celui-ci s’inclina d’un air narquois, mais toujours poli.« Vous aviez raison, mademoiselle, fit-il en indiquantdu doigt l’amas informe des objets jetés pêle-mêle,vous aviez raison, il n’y avait rien à déclarer ! » Ogalanterie administrative !

Je m’en tirai à bien meilleur compte. Il est vraique tout mon bagage se composait d’une petite valisepeu susceptible de contenir des costumes de théâtre.Un peu distrait en voyage (l’homme n’est pas parfait)j’avais égaré la clef et je m’attendais certainement àvoir ouvrir le coffre manu militari. Il n’en fut rien,l’homme barbu haussa les épaules et ma serrure futsauvée. On ne songea pas même à me confisquer, selonles règlements, quelques livres formant ma lecture devoyage. Tout imprimé trouvé sur un voyageur doitêtre envoyé directement à la douane de Saint-Pétersbourgoù l’intéressé peut recouvrer sa propriété aprèsune demi-douzaine de demandes et moyennant quelquesroubles. Pourtant ces formalités de douane auxquelleson assujettit les passagers arrivant par le chemin de fer,sont douces auprès des vexations que subissent sur lesautres points de la frontière, les habitants des provinceslimitrophes qui font retentir les bureaux des préfectureset des ministères de leurs plaintes et de leursdoléances aussi justifiées que vaines. Mais passons. Lavisite enfin terminée, on se rend dans la salle du restaurant,très-élégamment meublée et dont le buffet estadmirablement pourvu. Sauf l’architecture de ce réfectoire,tout est plein de couleur locale. Voici dans uncoin, au-dessus de la chaise curule où trône la damedu comptoir, l’image byzantine toute enluminée etpeinturlurée de la Vierge, qu’éclaire à la fois l’éclatdu cadre en cuivre poli et le reflet d’une veilleuseperpétuellement allumée. Cet hommage à la divinité seretrouve partout au pays slave, dans les palais et dansles chaumières, chez le négociant comme chez l’artiste,dans les couvents, dans les casernes — même dans ceslieux où l’image de Dieu peut tout au plus symboliserle pardon à Madeleine. — Le vacillement de cette veilleuseéclaire chaque action du Russe: travail, amusem*nt,le crime et la vertu. Deux hommes, vêtus ducostume national à l’air très-doux, humble même,circulent au milieu des tables. L’un porte unesébile en fer blanc, ornée de la croix blanche deGenève, entourée de quelques lignes en caractèresslaves. Il l’agite en la mettant sous le nez de chaqueconvive sans dire un mot, mais avec une mine tellementsuppliante qu’il faudrait vraiment être de boiset de fer pour ne pas laisser tomber une piécette.

Le compagnon de l’homme à la sébile hoche doucementla tête, met la main sur son cœur, et ditd’une voix dolente: « Merci pour nos frères ! »Ces quêtes sévissent depuis trois ans ; les fonds, ainsiréunis, étaient destinés d’abord aux insurgés de l’Herzégovineet de la Bosnie, ensuite est venu le tour desSerbes, des Monténégrins, puis enfin, de la Société desambulances russes. L’organisation de ces collectes étaitdue aux comités slaves, à ces gouvernements occultesdésavoués et même traqués un peu pro forma par legouvernement officiel jusqu’au jour où leur politiquea prévalu.

Outre la veilleuse de la Vierge et la sébile nous remarquonsun gigantesque samovar, la bouilloire à thétoujours fumante, toujours chantante et remplie. Toutautour du coquet ustensile attendent, rangés en bataille,une centaine de verres « à eau » pouvant contenir chacunenviron un quart de litre. Une cuillère d’argent estplantée dans le verre, et sur la soucoupe repose unrond de citron et un seul morceau de sucre. Le véritableRusse considérerait comme une hérésie de prendrele breuvage national dans une tasse ; la traditiondu pays veut également qu’au lieu de sucrer le thé eny jetant le sucre on en mette un morceau entre sesdents, et qu’on l’y tienne pendant l’absorption consécutivede trois ou quatre verres. Pourtant, ce procédééconomique commence à être un peu abandonné parles gentlemen. Le thé russe est excellent, à la conditionde mettre une dose triple ou quadruple d’essencede celle qui forme la proportion habituelle dans leverre. Excellente réfection aussi que le potage auxherbes aromatiques légèrement vinaigré, dans lequelnage un morceau de bouilli. Le tschi arrosé d’un bordeauxauthentique fait oublier bien des fatigues ; onse réconcilie même, autant que faire se peut, avec lesgendarmes, les douaniers et les quêteurs.

La cloche sonne ; des conducteurs vêtus d’une blousede soie bleue ou rose retenue autour de la taille parune large ceinture de cuir, d’un pantalon de velourstrès-bouffant et s’arrêtant à la cuisse, et chaussés dehautes bottes très-reluisantes, ouvrent les portes vitrées.Chacun s’élance sur le quai où le train de Saint-Pétersbourgvient d’être formé. On cherche à se caser de sonmieux ; comme j’y suis accoutumé, j’installe d’abordmes menus bagages dans le filet et je me promène surle quai jusqu’au départ du convoi. « Quelle imprudencevous avez commise, me dit quand j’eus prisplace dans le compartiment un compagnon de voyage,d’abandonner vos effets ainsi ! » — Mais en France, enAllemagne, en Italie, répondis-je, je n’ai jamais faitautrement. « Dans ces pays c’est possible, mais enRussie il faut avoir plus que cela l’œil sur ses affaires,ou on risque fort de ne plus les retrouver. Il existetoute une association de filous fort bien organisée, fortementdisciplinée, très-répandue, et qui ne « travaille »que dans les stations. Les affiliés voyagent dans tousles sens, ils sont à l’aguet des voyageurs trop naïfs outrop confiants, et quand leur voisin de coupé a disparuun instant pour tel ou tel motif en oubliant sa valiseou sa sacoche, crac ! le gentleman en question s’enempare, et il ne reste plus à la dupe qu’à crier au voleur. — Etcela arrive-t-il souvent ? — Tous les jours.Ainsi, il y a huit jours à peine, sur cette même ligne,un voyageur d’une des plus grandes maisons de Saint-Pétersbourga été soulagé de cette façon de sa sacochequi contenait une douzaine de mille roubles. Aussi, lesvoyageurs prudents et avisés ne quittent jamais le coupésans emporter leurs effets ou sans avoir chargé le conducteur,moyennant une petite rémunération, de veillerau grain ». Je remerciai mon obligeant compagnon deson avis et je me promis d’en faire mon profit. Le convois’était mis en marche, et nous commencions à roulerdans cet immense désert, tout en forêts et marécages,qui s’étend de la frontière d’Allemagne jusqu’auxportes de Saint-Pétersbourg, désert coupé, il est vrai,de villes et de bourgs, mais dont rien dans cette saison,encore hivernale là-haut, ne saurait rendre la désolationet la tristesse. La terre aride, morne, couverte defrimas, les maigres pins se dressant tout nus, dépouillésde tout ornement, les étangs, les flaques d’eau gelées,et, sur le parcours du chemin de fer, l’aspect misérabledes cabanes des aiguilleurs, devant lesquelles seroule dans la boue une bande de marmots à peinevêtus, tout cela vous donne le frisson et vous disposeà la mélancolie. Fort heureusem*nt, on trouve à sedistraire dans l’intérieur du wagon. Outre mon obligeantvoisin, qui a bien voulu me faire la leçon au sujetdes écumeurs de wagons, la société se compose de lajeune actrice allemande qui n’a pu encore se consolerdu révolutionnement de sa caisse, et d’un fonctionnairesupérieur du chemin de fer qui va passer un congé dansla capitale. Le premier de ces personnages était un« Balte », c’est ainsi que s’appellent eux-mêmes leshabitants des provinces allemandes de la Russie baignéespar la mer de l’Est: Finlande, Courlande, Livonie,Esthland. Mon voisin réalisait assez complétement,au point de vue physique, le type vigoureux, coloré,plein de santé, fortement nourri, d’allure un peu massive,mais non dépourvu d’élégance, qu’on trouve généralementdans ces provinces.

Je savais déjà que les habitants de ces régions sontd’humeur fort sociable et très-communicatifs ; aussin’éprouvai-je nulle surprise quand mon interlocuteur,après avoir décliné sa nationalité, se lança dans unedissertation politique, dont beaucoup de choses m’ontparu utiles à retenir. « La guerre qui vient de commencer,me dit-il, est considérée par tous les Russescomme une entreprise nationale au premier chef. Touss’y sentent engagés, et tous sont décidés à se sacrifierpour que notre empereur sorte victorieux de la partiequi vient d’être entamée. Le Russe a une grande qualité,c’est son patriotisme, il donnerait tout pour son empereur,c’est là ce qui le sauve. Il nous fallait la guerreactuelle, nous ne pouvions pas rester éternellementsous le coup de l’humiliation de Crimée. Il était impossiblede laisser à la Turquie les bénéfices d’unevictoire qu’elle devait à la France aujourd’hui vaincueà son tour et d’une Angleterre qui ne compte plus surle continent[1]. Tout le monde pressentait la lutte, etpar suite tout le monde était inquiet, indécis ; lesaffaires souffraient, tout était arrêté, nous étions menacésde la misère, une fois la guerre finie ; la criseaura également atteint son terme, nous pourrons travaillertranquilles. Maintenant pouvons-nous espérerpour bientôt la fin de la guerre qui militairement n’estpas encore commencée ? On dit la Turquie très-forte,son armée bien pourvue, nombreuse et outillée ! Nousserons condamnés à de grands sacrifices. Qu’importe !si cinquante, si cent mille soldats succombent avantqu’un résultat soit obtenu, l’empereur en appellerad’autres, voilà tout. Les ressources de la Russie sontinfinies, et avec l’absence de contrôle parlementairequi fait que le ministère n’a de comptes à rendre àpersonne, avec ce système de gouvernement qui éviteles indiscrétions et trouve moyen s’il le faut de cacherla vérité, le public aura à peine connaissance desdésastres s’il s’en produit et de l’étendue des pertes. Onne connaîtra que le résultat final qui sera dans un an,dans deux ans ou dans trois ans l’anéantissem*nt dela Turquie. Nous y arriverons. » — Je ne pus m’empêcherde témoigner un peu d’étonnement de ce qu’unhabitant des provinces baltiques s’exprimât sur cettequestion d’Orient avec tout le feu et toute la chaleurchauvine d’un russe panslaviste de Moscou.

[1] Cette conversation a eu lieu au mois d’avril 1877 avant quelord Beaconsfield eût réveillé le lion anglais.

« C’est une grave erreur, répliqua mon nouvel ami,de supposer que les Baltes soient moins bons Russesque les autres sujets de l’empereur. Au contraire,nulle part peut-être dans tout l’empire le tzar Alexandren’a des serviteurs aussi dévoués et des admirateursaussi sincères que chez nous. Il respecte nos priviléges,notre langue et notre autonomie. Il nous laisse le droitde régir nos églises et nos écoles, c’est tout ce quenous demandons. Nous voulons être sujets de Sa MajestéAlexandre, mais nous nous fâchons quand onnous appelle simplement des Russes. Nous sommes demœurs, de langue et de caractère, Allemands, maisprêts à concourir avec ardeur et enthousiasme à toutce qui peut servir à accroître la grandeur de la Russieet rehausser la gloire de l’empereur. Nous ne songeonspas du tout à nous rallier politiquement à l’Allemagnede M. de Bismarck, surtout autant que nous auronspour maître un souverain, protecteur de nos ancienspriviléges… » La conversation continua sur ce ton.M. X*** m’apprit qu’il était médecin à Riga, et,comme tous ses compatriotes voués à cette profession,il avait étudié à l’université de Dorpat. Les jeunesBaltes qui se forment à cette pépinière, tous pleinsde fougue, d’entrain mènent au milieu de leurs étudesl’existence tapageuse et largement humectée desBursche allemands. Les duels sont à l’ordre du jour,et leur issue est souvent fatale. L’adversaire survivantva terminer ses études pendant deux ou trois ans dansune forteresse jusqu’à ce que ses parents ou ses protecteursobtiennent sa grâce. Ces duels sont tellemententrés dans les mœurs de Dorpat que les professeurset les familles ne font rien pour les empêcher.

Au contraire, on cite comme typique le cas suivantarrivé il y a quelques années:

Deux étudiants, parfaitement liés jusque-là, un peugris tous les deux, se prennent de querelle. Dansle feu de la discussion, l’un applique un soufflet à sonadversaire. Le père du souffleté, ayant appris l’outrage,écrivit à son fils: « Sachez que je vous défends demettre les pieds chez moi tant que vous n’aurez pastiré vengeance de l’injure faite à notre nom. » L’étudiantse battit en effet, tua son adversaire ou fut tué,je ne me rappelle plus, car ce n’est pas toujours ledroit qui triomphe dans ces jugements de Dieu.

Vers le soir, on arriva près de Wilna. A l’une desstations intermédiaires, mon autre compagnon, l’employésupérieur du chemin de fer, raconta une anecdotedont il prétendait avoir été témoin en 1867 lorsquel’empereur actuel se rendit à Paris à l’Exposition universelle.Le convoi de la Cour s’était arrêté à cette stationpour permettre à la machine de faire de l’eau.L’empereur était descendu un instant et recevait leshommages du maire et du conseil municipal de lacommune qui étaient accourus pour saluer leur souverain.Soudain, un bruit confus se fit entendre de l’autrecôté de la cloison qui séparait le bâtiment de la garede la campagne. L’empereur leva la tête et aperçutune femme portant le costume des bohémiennes, sedébattant avec énergie au milieu des gendarmes et desemployés de chemin de fer qui voulaient l’empêcherd’approcher du groupe formé par l’empereur et lesconseillers municipaux. Le tsar donna l’ordre de luiamener la tzigane. « Que me voulais-tu ? dit-il. — Jevoulais vous dire la bonne aventure. » L’empereursourit et, se prêtant à la fantaisie de la femme, luitendit sa main. Elle se prit à étudier les « lignes »avec le plus grand soin. « Sire, dit-elle, ne faitesjamais la guerre, car vous en mourrez ! » Ces parolesfirent une vive impression sur le tsar, il retira brusquementsa main et s’avança d’un pas rapide vers lewagon-salon où il s’enferma tout rêveur…

A Byalstock, autre réminiscence, celle-là se rapportantà l’insurrection de Pologne de 1863. Un télégrammevenait d’annoncer à Saint-Pétersbourg l’extensionque prenait le mouvement ; on forme un trainspécial à Saint-Pétersbourg qui doit conduire dans larégion insurgée toute une cargaison de fonctionnairesmilitaires et civils chargés de diriger la répression dumouvement. Le train était commandé par un ingénieurattaché à la compagnie, un belge, M. B. Au départ deSaint-Pétersbourg, tout le monde était tout feu et toutflamme ; le juge d’instruction ne parlait que de pendreen masse tous les insurgés ; le général voulait lessabrer et les commissaires extraordinaires rêvaientdéjà tout haut des récompenses que leur vaudrait leurzèle. Hélas ! ce zèle se refroidissait au fur et à mesureque l’on approchait du but du voyage, car, à chaquehalte du convoi, on apprenait une nouvelle extensiondu mouvement. Les hauts dignitaires envoyés pourcomprimer l’insurrection s’éparpillèrent sur la route ;chacun se rappela une mission importante à remplirdans les villes du parcours. De cette façon, M. B. arrivatout seul à Byalstock.

Là, les insurgés régnaient en maîtres ; ils s’étaientemparés de la gare et prenaient des dispositions pourramener le matériel roulant en arrière dans leurslignes. M. B., sans perdre la tête, parlementa, fit valoirsa qualité d’étranger, invoqua l’intérêt des actionnaires,des droits de la Compagnie, etc., etc. Son entrain, sabonne humeur, et surtout un prodigieux aplomb, qui,en pareille circonstance, emporte le morceau, en imposèrentaux insurgés ; ils entrèrent en pourparlers etlaissèrent à l’ingénieur le temps de faire former par leshommes d’équipe qui obéissaient à lui seul un doubletrain, d’y sauter à la dernière minute et de partir dansla direction de Wilna…

Les vingt-quatre heures qui séparent la frontière dela capitale passèrent en causeries, en sommeil et enstations autour des samovars. La journée avait étéhumide. Vers le crépuscule, le froid ne cessa point ; aucontraire, il devint encore plus intense ; mais la brumedisparut, la pluie sécha et le soleil des contrées boréalesnous montra les forêts de pins baignées dans uneonde dorée. Nous approchions de la ville des tsars.Après une foule de noms totalement inconnus, lavoix du conducteur jeta ces vocables qui ne sont pasétrangers pour quiconque lit un peu les journaux:« Tsarkoë-Selo ! » Nous nous arrêtâmes quelques minutesdans cette résidence d’été des empereurs, laretraite de prédilection d’Alexandre II. Le château estencore assez loin de la gare ; on le remarque à peine ;une ceinture de jolies maisonnettes l’entoure ; c’est surtoutau soin qu’on apporte ici, même en hiver, à l’entretiendes jardins et des routes de communication que l’ons’aperçoit de la proximité d’une résidence impériale.Pour moi, l’impression laissée par Tsarkoë-Selo serésume dans un pope, robuste vieillard, bien pris ettrapu, tellement emmitouflé dans une énorme pelissequi lui recouvrait le corps entier et la figure, qu’onapercevait à peine sortant de dessous un capuchonquelques bribes de barbe blanche, un nez fortementbourgeonné, — puis rien. Cet ourson fut hissé à grand’peinedans notre wagon par un diacre complaisant ; ilreprésentait à mes yeux in anima vili le véritable pèreHiver de ces régions du Nord, l’hiver frileux de sonpropre froid, et grelottant le premier sous le poids deses fourrures avec ses glaçons pendant à la barbe. Oui,c’était bien là le climat russe tel qu’il se grave dans lecerveau populaire d’après les images d’Épinal. Lecompagnon du prêtre le serra dans ses bras et appliquadeux solides baisers bien retentissants, deux baisersslaves, sur les collets relevés de la pelisse qui protégeaientles joues du voyageur, en guise de souhait debon voyage.

Quelques minutes plus tard, nous étions à Saint-Pétersbourg.Neuf heures du soir sonnaient et pourtantil ne faisait pas nuit.

La place devant la gare, un vaste carré dallé où s’agitaientdes véhicules de toute espèce, traînés par deschevaux de toute sorte, était noyée dans une demi-lumièreblanche indécise, crépusculaire.

Le nouveau débarqué peut croire à une erreur dansl’heure indiquée sur le livret. Il vérifie et s’aperçoitqu’il ne se trompe pas. On est au début de cette saison extraordinairespéciale aux contrées polaires, où le jour seprolonge d’heure en heure jusqu’à la suppression complètede la nuit pendant deux ou trois semaines. Lanature a mesuré d’une main avare les douceurs de l’étéaux habitants de ces contrées, mais elle a rétabli l’équilibreen laissant luire pendant dix-huit, vingt et vingt-quatreheures le splendide soleil de juillet et d’août.

CHAPITRE II

Halte à Saint-Pétersbourg. — Première impression. — Égliseset brocanteurs. — Saint-Isaac. — La Patti à l’hôtel Dehmouth. — Leretour de l’empereur. — Un discours incendiaire. — Ala gare Nicolaï. — Souvenir de Metz. — Un discours manqué. — Labienvenue à Notre-Dame de Kazan. — Une illumination àSaint-Pétersbourg. — Dix mille voitures fantômes.

La première impression que Saint-Pétersbourg faitsur l’étranger a incontestablement quelque chose degrandiose. L’œil est de suite sollicité dans les faubourgsque l’on traverse par l’excentricité des constructions.Une grande caserne d’abord, bâtiment immense etd’aspect aussi peu aimable que les constructions de cegenre dans les autres États de l’Europe ; ensuite uneéglise, bâtie à la grecque avec la coupole gracieuseet luisante. Les portes béantes, malgré le froid,laissent voir dans la nef, agenouillée sur la pierre devantl’autel tout inondé de lumières, la foule des fidèles. Lecocher de notre voiture (l’istvotschik) ne manque pasde se décoiffer avec piété en passant devant la maison deDieu et de se signer trois fois. Puis viennent les vieillesmaisons à arcades basses avec les boutiques les plus diversessur les arcades desquelles dansent joyeusem*ntles caractères de l’alphabet esclavon, avec les dvors oucour de marchands encombrés de hardes, de livres,d’épaves de toute espèce, un temple de l’époque où cemarché n’était pas encore devenu une halle monotone.Les revendeurs portent de longues houppelandes etl’inévitable bonnet fourré.

Quels costumes disparates ! quelles coiffures pittoresques !quel assemblage de samovars, de lames desabres hors de service, de pistolets à pierre, de boîtesà lunettes et surtout que de vieux bouquins !

La rue se rétrécit, bientôt elle prend les dimensionsd’une des ruelles de l’ancien Paris — mais c’est unesurprise que l’architecture saint-pétersbourgeoise nousménage. Tout à coup l’horizon s’élargit, la rue étroiteaboutit sur une large place carrée entourée de hautesmaisons et de palais. A l’extrémité Sud se dresse aumilieu d’un jardin complétement dépouillé par la saison,un immense édifice avec une grande coupole toutaussi dorée que celle des Invalides. Cette orgie demarbre et d’or représente la nouvelle cathédrale deSaint-Pétersbourg placée sous l’invocation de Saint-Nicolas.Mais ce n’est pas au canonisé seul de ce nomqu’appartient la place. En face de la grande porte d’entréese dresse la statue équestre du père et prédécesseurde l’empereur actuel.

Il est de mode à Saint-Pétersbourg de dire que cettestatue ne représentait rien, ne signifiait rien, que c’étaitun bloc de fer sur un bloc de pierre ; image fidèled’ailleurs de ce règne si long et en somme peu glorieux.Pourtant, vue dans la pénombre, cette figure allègre etbrutale interrogeant le ciel comme pour savoir s’ilfera beau temps pour la parade, nous frappe étrangement.Nous y voyons incrustée l’image banale maissaisissante toutefois du despotisme militaire, et cettebanalité qui vient paralyser l’élan de l’artiste en s’imposantà lui de par la censure, symbolise encore lemieux le règne de ce monarque.

La nuit s’est enfin décidée à venir, quand le légervéhicule tournant sous l’arc-boutant en face du palaisd’hiver, s’engage au milieu des hautes maisons de la« grande rue maritime », tourne sur la Perspective, leboulevard de Pétersbourg et après avoir passé devantla cathédrale de Notre-Dame de Kazan — pâle imitationde Saint-Pierre de Rome, — court à bride abattuevers l’hôtel Dehmouth que signalent de loin les drapeauxarborés aux fenêtres du premier étage.

Dehmouth est le caravansérail à peu près obligé detout étranger de distinction qui tient à descendre dansun hôtel de bel air où il aura toutes ses aises. Le premierétage se compose d’appartements meublés avec unluxe princier. C’est ici que logent souvent les nombreuxparents de la famille impériale qui viennent envisite sur les bords de la Neva. La reine du chant,l’adorable Adelina, tenait pendant trois mois courplénière dans ce premier étage, et peu de temps avantnotre arrivée son appartement fut le théâtre de scènesconjugales mélodramatiques qui ont eu un fâcheuxretentissem*nt. Pour le moment l’hôtel Dehmouth étaithanté par une demi-douzaine de généraux, qui necessaient de recevoir les visites d’autres hauts dignitairesde l’armée. Un mouvement inaccoutumé régnaitd’ailleurs le soir même de mon arrivée ; chacun se préparaità la grande cérémonie prochaine: le retourà Saint-Pétersbourg de l’empereur Alexandre qui venaitde voir défiler devant lui l’armée de Kischeneff avantde lui donner l’ordre de passer la frontière turque.

La ville était aussi agitée que peut le comporter letempérament calme, passif et d’allure bureaucratiquede la capitale officielle de l’empire russe. La grandeaffaire, c’était de ne pas rester en arrière de Moscou,ce volcan slave toujours en ébullition, où le tsar venaitd’être l’objet de démonstrations enthousiastes et d’ovationspleines d’exubérance. Le télégraphe avait apporté,à trois heures du matin, dans les rédactions dejournaux, où le personnel l’attendait avec impatience,le texte même des discours au picrate échangés dansl’enceinte du Kreml entre le tout-puissant empereuret les représentants de la noblesse et de la bourgeoisiemoscovite.

Ces discours retentissaient dans tous les cœurs commeles fanfares guerrières de cette nouvelle croisade contrele Turc, croisade dont un empereur du XIXe siècle sefaisait le Pierre l’Ermite. Alexandre II venait de déployerà Moscou l’étendard de la chrétienté ; c’est aux passionsreligieuses qu’il venait de faire appel pour pousserson peuple, — qui n’avait pas besoin de ces encouragements,certes non ! — dans la voie qui mène à « Tsarigrad ».O illusion ! L’Europe libérale croyait avoirenseveli sous le fracas du canon de Castelfidardola puissance de la papauté, l’empire d’un pontife sur lespassions les plus dangereuses des foules. Voici, auNord, un autre pape-César qui déclare tirer l’épée aunom de la religion, et tout un peuple l’acclame. Il dità Moscou que c’est bien la guerre telle que Moscou laveut et l’entend qu’il fera, non pas la guerre née d’unincident et pouvant aboutir à un compromis, mais laguerre de principe, la guerre jusqu’au bout, la luttede la croix contre le croissant, qui ne peut finir que parla destruction d’un des deux principes noyé dans unflot de sang.

A ce discours impérial, qu’aurait pu prononcer toutaussi bien l’agitateur Aksakoff, et que le bouillant Katkoffaurait pu placer en tête de sa « Gazette », Moscou,ivre de joie, avait répondu par de bruyantes ovations.Il ne fallait pas que Saint-Pétersbourg fût accusé detiédeur et qu’il méritât d’avoir « presque » égaléMoscou.

Le grand jour, le 7 mai, il faisait un froid de loup.Un vent aigu et tranchant nous jetait au visage lesgrains de sable de la steppe, et le ciel gris et lourdétait plein de menaces de neige. Aussi quelle orgie defourrures sur la perspective Newski ! Une processioninterminable de droskis lancés à fond de train faisaientrage sur le boulevard de la capitale russe. La route quepoursuivaient ces lestes et pimpants équipages étaitcelle de la gare du chemin de fer Nicolaï, qui se trouveà l’extrémité de la Newski. L’embarcadère porte, ainsique le chemin de fer, le nom du précédent souverainqui fit construire à son idée le railway de Saint-Pétersbourgà Moscou. Il prescrivit l’itinéraire entre les deuxvilles en traçant une raie avec l’ongle du pouce, augrand désespoir des ingénieurs. L’arrivée du trainimpérial était fixée pour dix heures ; à huit heures,les corps de troupes commencèrent à prendre positionsur la Newski. Il y avait des députations de tous lesrégiments en garnison dans la capitale appartenanttous à la garde. Un soldat de la ligne est unêtre complétement inconnu dans la capitale ; il dépareraitd’ailleurs, pauvre hère chétif et malingre enfouidans sa disgracieuse capote, ce magnifique et luxuriantspectacle militaire qu’offre une réunion de corps d’élite.

Les détachements avaient pris position au milieu dela large chaussée sur quatre hommes de front. Il y avaitlà des grenadiers habillés d’un pantalon et d’une tuniqueverte, des voltigeurs des régiments de Paul et Preobrajenski,le chef coiffé de l’immense bonnet de cuivre de formeconique, poli, éclatant et luisant comme de l’or, puisdes artilleurs, des cosaques tout de bleu vêtus avecleur lance ornée de banderoles aux cent couleurs diverses,des dragons aux casaques jaunes, etc., etc.Toutes ces troupes y compris la cavalerie étaient àpied et sans armes, c’est l’usage en Russie. Le soldatne paraît avec son fusil qu’à la parade ; dans les occasionssolennelles comme celle-ci, il n’est en quelquesorte qu’un simple spectateur, mais un particulier parfaitementendimanché. Tout était flambant neuf etluisant sur les corps de géant de ces prétoriens. Pasune tache sur les tuniques, pas un défaut dans la buffleterieet les gants d’un blanc immaculé. Mais ce quimanquait complétement à ces soldats c’était l’élégancemilitaire. Il n’y avait chez eux ni cette raideur martiale,corsetée, serrée de près et archi-bouclée du grenadierprussien, ni le laisser-aller étudié du deutschmeisterautrichien qui porte son uniforme avec le chic d’ungandin habillé par Dussautoy, ni l’aisance d’allures,le dégagé du zouave ou du chasseur de Vincennes ;des automates grossièrement travaillés et bien vêtusmais gauchement machinés, voilà l’effet le plus exactque produisent les soldats de la garde russe, surtoutquand ils ne savent que faire de leurs bras ballantshabitués à tenir le fusil. Faut-il tout dire, l’aspect deces grands corps lourds et gauches ficelés dans leursloques a quelque chose qui frise le comique. Heureusem*ntque les officiers, pomponnés, pommadéset coiffés sont là pour donner à l’enfilade de guerriersun aspect plus aimable et on ne peut plus raffiné ! Detemps à autre un colonel enveloppé d’un immensemanteau à triple collet, passe dans un simple droskidevant le front de bandière. Alors un court colloque s’engageentre cet officier et le chœur des troupiers. Ainsi leveut le réglement. « Mes enfants, dit le colonel, vousportez-vous tous bien ? » Le chœur répond d’une voix:« Très-bien, merci, et vous ? » Le colonel reprend:« Avez-vous quelques plaintes à formuler ? — Aucune. »

Il ferait beau voir qu’un soldat, ayant en effet quelquechose sur le cœur, prît l’interpellation au sérieuxet s’amusât à porter sa plainte. Il n’y aurait pas assezde bourrades et de salles de police pour l’audacieux.Cet échange de demandes et de réponses, réglé d’avanceet lancé dans les airs comme une bouffée, a quelquechose d’étrange.

Mais, pressons-nous, il s’agit de conquérir une placeavantageuse d’où l’on peut voir sans être trop vu, carqui sait si la présence d’un simple reporter au milieude tous les personnages officiels serait tolérée ? Unami, collaborateur d’un journal pétersbourgeois, quinous accompagnait dans notre excursion, ne tarissaitpas en recommandations ; il fallait être discret, prudent,s’effacer et surtout éviter les regards du général Trépow,le préfet-maire de Saint-Pétersbourg, qui, d’unsigne donné à un gendarme pouvait nous faire jeter àla porte de la gare. « Mais, répétai-je, vous avez votreautorisation ? — En effet, mais à quoi cela me servirait-il,si le général était de mauvaise humeur ? » Noustraversâmes la banale antichambre de la gare et nousnous faufilâmes sur le quai. Il était déjà encombréde messieurs et de dames de haut parage tous spécialementinvités et revêtus, les premiers de magnifiquesuniformes, les autres de lourdes et précieuses pelissesqui cachaient les toilettes de bal blanches ou roses ;les dames de la haute aristocratie et les épouses desfonctionnaires s’étaient mises sous les armes pourfaire honneur à leur empereur. Au milieu des uniformeset des fourrures, un groupe d’hommes en habitnoir dont plusieurs portent autour du cou pendue àun ruban bleu ou rouge une médaille d’or avec le portraitde l’empereur Alexandre, fait tache.

Ces messieurs sont les membres du conseil municipalde Saint-Pétersbourg, la Duma. L’habit noir vamal à ces négociants en grains et en cuirs, leurlarge figure fade et bouffie, et leurs cheveux plats s’accommoderaientmieux de la longue houppelande et dubonnet fourré dont ils sont accoutrés à leur magasin.Parmi la foule circulent les gendarmes de la cour,tous des gaillards de six pieds au moins, magnifiquementnourris et vêtus de même.

A l’heure précise un long coup de sifflet retentit,tous les assistants privilégiés se rangent militairementsur le quai, le train entre en gare. Ce convoi d’empereur,composé de superbes wagons, a son histoire. Ilappartenait à un autre empereur mort en exil. NapoléonIII avait fait construire ces voitures-salons pendantles dernières années de son règne. Elles ne servirent quedeux fois, lorsque l’impératrice se rendit en Corse en1869, et lors du départ de Napoléon III pour l’armée, enjuillet 1870. Après la guerre, lors de la liquidation de laliste civile, le tsar dont les wagons de gala menaçaientruine, fit acheter le convoi désormais inutile de sonconfrère découronné. On gratta sur les portières les Nque l’on remplaça par l’aigle à deux têtes ; du reste,le train servait aux mêmes fins. Seulement, au lieu deconduire les augustes voyageurs sous Metz, il les conduisità un camp sous Kischeneff.

L’empereur Alexandre occupait le troisième wagon,tout peint en bleu, et dont les stores roses étaientbaissés. Il quitta le compartiment d’un pas rapide etrépondit par une vague inclinaison de la tête auxsaluts qui lui étaient adressées de toute part. AlexandreII a aujourd’hui soixante ans, il a franchi cettepasse fatale de cinquante-neuf ans, que sauf Catherine,aucun Romanoff n’a doublée. Il ne marque point dansson extérieur cet âge voisin de la vieillesse. Toute sapersonne respire la vigueur ; je n’ai point trouvé danssa figure cette teinte de mysticisme et de douleur méditativeque les apologistes de ce souverain veulent absolumentdécouvrir dans toute son attitude. L’impressionque laisse la vue de l’empereur est essentiellement militaire.Au moment de son retour à Saint-Pétersbourg,les traits du tsar contractés par la fatigue et peut-êtrepar la contrariété de quelque mauvaise nouvelle, étaientextrêmement durs. Évidemment une préoccupationl’obsédait. Regrettait-il la détermination qu’il venait deprendre ou prévoyait-il les difficultés et les déceptionsde la première période de la campagne ? Le fait estqu’on eût cherché en vain la moindre trace de bienveillanceou de bonne humeur chez l’empereur.

Le général Trépow s’inclina profondément devantson souverain. Celui-ci alors s’arrêta un instant ettendit la main au tout-puissant gouverneur de Saint-Pétersbourg.Mais sa figure se renfrogna tellementquand les membres de la municipalité s’avancèrentvers lui, que le chef du conseil municipal en oubliatout net le discours de bienvenue qu’il avait soigneusem*ntpréparé et appris par cœur. Il resta bouchebéante devant le souverain en proie à une telle émotionque des larmes lui en vinrent aux yeux, au granddésappointement de ses collègues qui se regardaient d’unair à la fois consterné et piteux. L’empereur mit lui-mêmeun terme à cette scène peu édifiante ; son visagese rasséréna un peu. « Je vous remercie, fit-il, de votreréception, Saint-Pétersbourg n’est pas resté en arrièrede Moscou. Quant à votre discours, ajouta-t-il, je le liraidemain dans le Messager officiel ». Le tsar franchitalors le vestibule de la gare. Les officiers réunis sur lequai pour sa réception se précipitèrent sur ses pas enpoussant des hourrahs frénétiques, ils l’entouraientd’un immense cordon humain. Quand l’empereur montadans son petit panier (droski), presque aussi simplequ’une voiture de louage, mais attelé de deux magnifiquestrotteurs Orloff, de ces chevaux qui reviennentà 10,000 francs pièce, le cercle se rétrécit autour duvéhicule et ne se dispersa qu’après que le cocher eutlancé les chevaux au triple galop sur la Perspective. Lepoignard affilé d’un nihiliste aurait eu bien de la peineà se faire jour à travers cette haie de gardes du corps,armés jusqu’aux dents et poussant des acclamationsféroces. Rapprochement singulier, c’est également entouréd’une cohorte d’officiers qui courent en avant,en arrière et aux côtés de son cheval que le sultan sortde la mosquée le vendredi.

L’empereur Alexandre se rend dans sa mosquée àlui, à la cathédrale de Kazan. C’est sa dernière haltechaque fois qu’il quitte sa résidence, c’est sa premièrequand il y retourne…

Salué par les acclamations des soldats, le droski impérialfend en quelques minutes la distance situéeentre la gare de Nicolaï et le perron de Notre-Dame deKazan. Quel saisissant spectacle sur les marches decette église ! Sur la première, le métropolitain deSaint-Pétersbourg, dans ses vêtements couverts d’or etde fines broderies, attend la mitre en tête et la crossedans la main droite, entouré de son nombreux état-majorde popes, aux costumes bariolés, dont les longscheveux soyeux flottent dans le dos ; des petit* enfantsde chœur habillés d’une manière fantastique agitentl’encensoir sous le nez des hauts personnages ecclésiastiques.Une foule pieuse et recueillie se pressaitsur les autres degrés, et dans cette foule dominait lecostume national russe. Non moins pressée était lacohue sur le parvis, se brisant à droite et à gauchecontre la double haie de soldats qui maintenait librele passage du milieu. C’est par là que le droski dutsar s’engouffra pour déposer son illustre voyageurdevant le perron. Alors toute la foule sur les escalierss’agenouilla, se découvrit et répéta trois fois le signede la croix. De l’église toute grande ouverte et rayonnantede cierges, s’échappaient les sons du Te Deum ;le tsar, précédé du métropolitain, entra dans la basilique,s’agenouilla devant une image sainte, dit saprière, tandis que le Te Deum continuait, puis sortitau milieu de la foule agenouillée. Peu d’instants plustard, il rentrait au palais d’hiver. Le soir, Saint-Pétersbourgfêtait par des illuminations le retour deson souverain.

Il n’y a assurément rien d’aussi original qu’uneillumination à Saint-Pétersbourg. Cela ne ressemble enrien aux fêtes de ce genre telles qu’on se les imagineen France et telles qu’on les a vues pendant l’Exposition.La lumière électrique n’est pas en usage etles ifs de gaz formant tantôt des guirlandes, tantôt desrangées lumineuses, sont exclusivement réservés auxédifices publics.

Quant aux particuliers, ils témoignent de deux manièresleur allégresse. D’abord, en fichant des bougiesdans les intervalles qui séparent les doubles fenêtres,puis, en plantant sur le trottoir devant leurs maisonsdes lumignons qui fument et qui brûlent à la fois.Aussi quel danger pour les passants, mais surtout pourles passantes, dont les robes à traîne pourraient si facilementprendre feu à ces illuminations du rez-de-chaussée !La lumière fantastique que cet éclairage faitrégner dans les rues donne aux maisons, aux palais,aux enseignes et aux promeneurs un reflet des plusétranges, les jambes sont en lumière, le buste restedans l’obscurité. Dans les rues principales, la foule estaussi compacte, aussi serrée, aussi énorme qu’elle pourraitl’être à Paris sur les boulevards un jour de réjouissancepublique et officielle. Seulement la cohue est bien pluspittoresque, car de la vieille ville et des faubourgs, desflots d’ouvriers et des petit* bourgeois, restés fidèles aucostume national, s’acheminent dans la direction de laPerspective. Tel est le but du pèlerinage général ; aussicomme il est difficile de se mouvoir dans les rues adjacentesqui aboutissent à la grande artère principale ! LaPerspective elle-même est relativement peu éclairée ; lesboutiques sont fermées et le vent a soufflé sur les ifs degaz. Il est impossible de se rendre compte de la masse devoitures circulant sur la chaussée aussi large que celle duboulevard Montmartre. Les droskis particuliers ou demaître sont serrés les uns contre les autres, les unsderrière les autres, comme des harengs dans un tonneau.Le cocher ne peut avancer autrement qu’au pas.Pas une seule, parmi ces milliers de voitures, ne possèdede lanterne, de sorte que rien ne révèle la présencede ces innombrables véhicules ; on est tout surprisde les trouver devant soi quand on veut traverserla chaussée. Alors les silhouettes des chevaux piaffantsur place, du cocher qui retient le trotteur avec toutel’énergie de ses doigts nerveux, les contours du panieret la pelisse du « bourgeois », tout cela se révèled’abord une fois, puis deux, puis trois, puis dix, puiscent, puis mille fois, cela n’en finit pas. Quant à lafoule, elle observe le plus profond silence ; pas unerumeur, pas un cri, rien de la joie, rien de l’enthousiasme.Si ces sentiments existent, ils ont été aussisoigneusem*nt que complétement dissimulés ; on auraitpu supposer que les nombreux passants et les innombrablesvoitures étaient tout aussi bien là pour un enterrementque pour fêter un joyeux événement. Je fispart de ma remarque à un Saint-Pétersbourgeois.« On attend la famille impériale qui ne manque jamaisde se promener par la ville quand il y a des solennitéscomme celle-ci. » Mais on attendit longtemps encore.Aucune voiture de la Cour ne se montra à l’horizon.La foule, désappointée, lasse d’attendre, se porta alorssur l’immense place au centre de laquelle s’élève lepalais d’hiver. Sa grande masse de pierre et de marbrerestait muette et silencieuse, faisant face à l’immenseamphithéâtre qui renferme la chancellerie d’État et lesbureaux de l’état-major. Pas une lumière aux troiscents fenêtres qui garnissent les quatre façades. On eûtcru en réalité que la demeure du tsar cherchait à sedérober aux regards derrière un épais voile nocturne.De plus, le drapeau ne flottait pas sur le faîte du monument ;il n’y avait pas à en douter, la famille impériales’était soustraite aux ovations et à l’obligation dela promenade. Le tsar, pour se reposer des fatigues duvoyage et réfléchir sur les graves mesures à prendre,s’était réfugié à Tsarkoë-Selo et avait ainsi enlevé à lafête du soir la sanction officielle et la plus grossepartie de son attrait. L’illumination s’éteignit promptementet la foule s’écoula peu à peu dans les faubourgsd’où elle était venue, dans les rues adjacentes de laNewski ou dans les cafés, restaurants et brasseries quisont tellement hospitaliers dans cette bonne ville quel’on trouve à se réfecter plantureusem*nt jusqu’aulever de l’aurore aux doigts de roses.

CHAPITRE III

Zig-Zags dans la capitale russe. — Visite à un journal russe. — LeHérold. — L’explosion du Lufti-Djelil. — Quatre centshommes tués par un seul coup de canon. — Chez le généralTrépow. — Chez le général Timacheff. — Éloge du frac bleu-barbeau. — Unogre du journalisme. — Le général Miliutine. — Charbonnierset grands ducs sont maîtres chez eux.

En arrivant à Saint-Pétersbourg, j’étais muni deplusieurs lettres de recommandation ; obéissant à messympathies personnelles comme à des affinités naturelles,je m’acheminai d’abord vers la rédaction d’unjournal auquel m’attachent des liens de collaborationet d’amitié. Le Hérold de Saint-Pétersbourg est unorgane rédigé en langue allemande, qui tend à devenircomme son modèle américain un organe international.Son fondateur, un ancien médecin de beaucoup detalent, M. le docteur Gsellius connu pour ses expériencessur la transfusion du sang, m’exposa lui-mêmel’idée qui avait présidé à l’installation du journal.

« La Russie, me dit-il, est un pays d’avenir, c’est unenation jeune que l’on n’a pas pu juger jusqu’à présentà sa valeur puisqu’elle n’a pu donner la mesure deson mérite et de ses capacités sous tous les rapports.Mais, laissez la question d’Orient qui pèse si lourdementsur nous, se résoudre, attendez que certainesmesures économiques imminentes à mon avis soientdécrétées, que le commerce ne soit plus gêné dansson essor et vous verrez tout le développement queprendra, grâce à l’activité de ses habitants et à larichesse de son sol ce vaste empire. Il y aura besoinévidemment d’établir un trait d’union entre l’Europeet nous ; le Hérold sera ce lien le plus efficacede tous, car il n’est rien au-dessus d’un journal bienpourvu d’informations, bourré de renseignementspour créer des rapports internationaux solides et attrayantsà la fois. Eh bien, notre Hérold sera infailliblementappelé à jouer ce rôle — un peu plus tôtun peu plus tard. » En attendant que le Héroldégale, selon les vœux de son actif et intelligent directeur,son hom*onyme de New-York, ce journal estune œuvre précieuse pour ceux qui veulent des renseignementsexacts sur ce qui se passe politiquement, financièrementet socialement, non-seulement à Saint-Pétersbourget à Moscou mais encore dans la campagnerusse que personne ne connaît en dehors de ces grandscentres. Le Hérold a planté sa tente sur la place oùse trouve le monument équestre de Nicolas Ier ; sesrédacteurs en rédigeant leurs premiers-Pétersbourg, enclassant les nouvelles du jour, ont sans cesse devantles yeux l’image du précédent empereur. Mais appartenanttous à l’école libérale, je doute fort qu’ils sesentent inspirés par le voisinage de cet impitoyableennemi de la presse. De onze heures du matin jusqu’àdeux ou trois heures de la nuit les bureaux du Héroldsont une ruche bourdonnante ; on ne se quitte pasdans ces temps de fièvre sans avoir parcouru les dernièresnouvelles que le cabinet du ministre de laguerre envoie très-tard dans la soirée.

Au milieu du fatras de dépêches expédiées par lesagences rivales et par les correspondants particuliers quitiennent à être beaucoup et moins à être bien renseignés,c’était à ces communications seules qu’on pouvaitse fier pour distinguer la vérité au milieu dusalmis de canards qu’on vous servait quotidiennement.Il est vrai que souvent ces dépêches étaient d’un laconismeinsignifiant, elles nous rappelaient plus d’un de cesbulletins vides de faits qui rendirent si légendaire pendantle siége de Paris, la signature P. O. Schmitz.

Il est vrai qu’on ne pouvait avec la meilleure volontédu monde donner des nouvelles quand il n’yen avait pas ou révéler des mouvements militairespour ajouter plus d’attrait aux communications officielles.C’est dans les bureaux du Hérold vers deuxheures du matin que j’appris ce premier fait importantde la guerre en Europe: l’explosion du magnifiquecuirassé turc, le Lufti-Djelil (Joie de la Vie).

L’occupation de la Roumanie par l’armée russe avaiteu lieu sans encombre et sans résistance de la partdes Turcs. Ceux-ci n’avaient même pas jugé à proposd’occuper les positions fort avantageuses qui tout d’uncoup se trouvèrent dégarnies de troupes sur le Danube.Scrupules diplomatiques paraît-il, mais cesscrupules coûtèrent gros à la Turquie et je ne sachepas qu’ils lui aient valu en retour le plus petit égardou la moindre indulgence au règlement final. C’estsans doute aussi par scrupule diplomatique que lescuirassés turcs négligèrent de faire sauter le pont deBarbosch sur le Zereth, ce qui eût interrompu lescommunications par railway entre Bukarest et la frontièrerusse et causé un retard considérable à l’arméed’invasion. Il est vrai que la construction défectueusedes chemins de fer roumains et les fortes pluies sechargèrent en partie du moins de la besogne de Hobart-Pacha ;un éboulement de terrain rendit lavoie impraticable pendant plusieurs jours — mais longtempsaprès, quand le gros de l’armée russe avait déjàpassé.

Pourtant l’amiral anglo-turc, qui commande encoreaujourd’hui la magnifique mais bien inutile flotte descuirassés ottomans, semblait se repentir de son inaction.Ayant manqué son coup au pont de Barbosch, il voulutse rattraper assez impolitiquement sur les villes dulittoral valaque. Il commença à bombarder Swegerdek,ensuite Braïla, deux villes très-agréables et très-prospèresen temps de paix, la seconde surtout, dontles maisons blanches et d’une architecture presqueluxueuse, attestent la prospérité. Hobart-Pacha se vantaitde convertir Braïla en un monceau de décombres fumants.En effet, depuis plusieurs jours des steamersdétachés de la flottille croisaient dans le canal d’Atschinet gratifiaient la ville de bombes et d’obus. Maisici aussi l’amiral s’y était pris trop tard: il avait laisséaux Russes le temps d’élever dans les vignes et vergersau-dessus de Braïla des batteries qui dominaient le canalet menaçaient même le cours du grand Danube.C’est d’une de ces pièces que fut tiré, dans l’après-mididu 10 mai, un maître coup de canon qui envoya unboulet se loger tout droit dans la cheminée d’un desplus beaux steamers de la flottille. Un second projectilevint frapper en plein la sainte-barbe ; — il y eut unedétonation formidable, une fumée épaisse obscurcitl’air pendant quelques minutes, puis les servants de labatterie russe, quand le nuage se fut dissipé, cherchèrenten vain le moindre vestige du navire qui devaitbrûler Braïla. On crut d’abord qu’il s’était enfui dansla direction d’Aschin pour aller se cacher dans unrepli de terrain, derrière les roseaux qui, dans cetterégion et dans cette saison, atteignent souvent la hauteurde véritables arbres ; mais le remous à la place oùle steamer se trouvait encore il y a très-peu d’instants,et un morceau de la mâture qui émergeait obstinémentau-dessus de l’eau ne laissèrent plus aucun doute surle sort du cuirassé turc et de tous ceux qu’il portait.Bâtiment et équipage s’étaient abîmés dans les flotsdu Danube aussi profonds que ceux de la mer. Commeentrée de jeu, la terrible flotte turque venait de perdreun de ses plus puissants et en même temps, assurait-on,de ses plus luxueux navires. Un enthousiasme sans borness’empara des servants des batteries russes. Des hourrahsque le vent portait en ville firent trembler l’air etde toutes parts les officiers et les soldats s’empressèrentautour du canonnier qui avait si glorieusem*nt ouvertla campagne. Quant aux victimes de l’explosion, on n’ysongea que plus tard ; sur quatre cents hommes que leLufti-Djelil avait à son bord, un seul avait survécu.Et dans quel état ! les mains calcinées, les jambes couvertesde mille brûlures, la peau du visage éraflée enune foule d’endroits, le crâne presque complétementscalpé, — c’est ainsi que le malheureux Turc fut recueillipar une barque envoyée du rivage dans le desseinde sauver, s’il était possible, les épaves de lacatastrophe. Le soir même, grâce au télégraphe, onétait informé à Saint-Pétersbourg de l’exploit de l’artillerie.On peut juger de l’accueil que les patriotes duHérold firent aux nouvelles qui annonçaient le premiersuccès, la première étape symbolique d’un carnagede sept mois. Le journal fut rapidement achevé. Desdroskis stationnaient devant la porte ; on s’y entassapour aller arroser avec du Rœderer le début heureux dela campagne.

Peu de jours après j’usai d’une lettre de recommandationpour un des principaux personnages dela Russie. M. le général Trépow remplissait à Saint-Pétersbourgdes fonctions dont l’équivalent n’existe,à ce que je sache, dans aucune des autres grandescapitales de l’Europe. Sous le titre de gouverneurgénéral, il était à la fois le maire, le préfet, le commandantmilitaire de Saint-Pétersbourg. Véritable Argus,il fallait être partout, contrôler tout et empêchertout ce qui sortirait de l’alignement officiel, sousquelque rapport que ce soit. Le général Trépowétait indépendant de tout ministère et de toute autreautorité hiérarchique ; il ne répondait de ses actes qu’àl’empereur, autrement il était complétement le maître.On le redoutait en conséquence, et tout ce qui, dansune grande ville, se trouve plus ou moins sous lacoupe de la police, cochers de place, cantonniers, balayeurs,revendeurs, concierges, etc., etc., tout celatremblait comme la feuille au nom seul du gouverneurgénéral. Quant aux conspirateurs politiques, aux nihilistes,aux auteurs d’écrits clandestins, M. de Trépowleur faisait la chasse sans trêve ni merci. Il sait que lelourd mécanisme de l’État russe est en somme à lamerci du plus petit incident et d’un coup de poignardque l’envie de donner ne manque pas, comme il a puen faire l’expérience sur lui-même. Un fait qui s’étaitpassé peu de jours avant mon arrivée dans la capitalerusse vient à l’appui de mon assertion et prouve enmême temps que même la surveillance si soutenue et sirigoureuse du dictateur de Saint-Pétersbourg pouvaitêtre mise en défaut.

Au sortir de l’office du dimanche, devant cette mêmecathédrale de Kazan, qui a un faux air de Saint-Pierrede Rome, une cinquantaine de jeunes gens commencèrent,avec une sérénité parfaite, à organiser unedémonstration communiste aux cris allégoriques, sibien compris par les affiliés de « terre et liberté ».

Les jeunes gens, — qui étaient, comme le procès l’aprouvé depuis, — des conspirateurs régulièrement embrigadés,cherchaient à persuader à la foule quec’était d’une manifestation en faveur des frères slavesqu’il s’agissait. On commençait à les suivre parfaitement,et Dieu sait quelles proportions la chose allaitprendre, — sur la Perspective Newski, à deux pas duPalais d’Hiver, et à un moment où les événementsd’Orient avaient chauffé les esprits.

Fort heureusem*nt pour le tsar que maître Trépowavait eu vent de l’affaire ; des estafiers de police, quiavaient des instructions spéciales, se ruèrent sur leschefs de la manifestation, arrachèrent à ceux-ci lesdrapeaux et crièrent à la foule: « Ils veulent tuer l’empereur,ils veulent tuer l’empereur. » Cet appel ausentiment dynastique de la masse ne manqua pointson effet ; la foule, qui croyait manifester en faveurdes « frères du Sud », recula avec horreur devant desprétendus régicides et, remise de son trouble, se joignitaux agents de police. Les chefs de la démonstrationéchappèrent avec peine à une application monarchique dela loi de Lynch ; ils furent conduits en prison autantpour être protégés que pour être punis. L’habileté dupréfet-maire avait déjoué un complot et provoqué uneexplosion du sentiment dynastique. Son autorité avaitété augmentée d’autant depuis cet incident. L’empereur,qui lui avait déjà fait cadeau d’une magnifiquemaison, méditait une nouvelle récompense, et l’impératriceMarie déclarait une fois de plus qu’elle ne dormiraitpas tranquille si elle ne savait que « son fidèleTrépow » veille sur sa sécurité ! Le général occupedans la grande « rue maritime » une maison d’apparenceordinaire dont une façade donne sur un canal.Un agent de police se promène devant la porte et vousindique le chemin à parcourir pour arriver aux appartementsparticuliers du général. Il faut monter unétage. Sur l’escalier on croise des sous-officiers étroitementboutonnés dans leur habit vert, ayant presquetous une décoration, quelquefois deux sur leur poitrineet de grosses liasses de papier sous le bras.

Un de ces sous-officiers m’adressa à un aide-de-camp,lequel me conduisit dans une sorte de galerie-salondonnant sur l’eau et éclairée par une multitude defenêtres. Cette pièce, très-vaste, était meublée assezrichement, mais en style rococo ; des peintures sansgrande valeur étaient pendues au mur, et une rangéepresque interminable de chaises indiquait qu’il y avaitlà souvent affluence de visiteurs. En effet, la foule étaitgrande dans l’antichambre de Son Excellence. L’uniforme,comme partout, à Saint-Pétersbourg, dans lemonde officiel domine ; je remarque entre autres figurescaractéristiques un officier suffisamment vieux, très-blancde cheveux et la barbe grise, qui joue très-complaisammentavec un petit bambin d’une douzaine d’annéeshabillé en matelot, coiffé d’une toque bleue ornéed’un gland.

Est-ce un effet des mœurs administratives patriarcalesou le gamin voudrait-il déjà solliciter pourson compte ou pour celui de son grand-père ? A côtéun pope à figure fine et intelligente vêtu d’une ampletoge d’étoffe brune médite, appuyé sur sa canne àpomme d’or ; cinq ou six dames en toilette éléganteégayent le paysage, deux d’entre elles babillent avecbeaucoup de vivacité, on les prendrait volontiers pourdes actrices. Pourquoi pas ! l’autorité de l’Excellencequi est maître de céans s’étend sur les théâtres toutcomme sur la voirie.

Mon attente ne fut pas longue, à peine le temps d’examinerles différents types qui attendaient le gouverneur.Celui-ci parut, et traversant la galerie d’un pasrapide il s’arrêta devant moi. C’est un homme desoixante ans environ, d’une taille moyenne bienprise, vigoureuse ; la tête est celle d’un vieux troupier ;des moustaches courtes et drues lui donnent un aspectfarouche où dominent surtout l’énergie et la dureté. Enun mot on reconnaît l’homme qui, habitué autrefoisà bien obéir commande sans réplique. On retrouveraitparmi les majors de l’armée d’Afrique, ceuxqui se sont hâlés aux rayons du soleil de la colonieet ont toujours vécu au contact des zéphirs, destypes semblables à celui du gouverneur de Saint-Pétersbourg.

La figure gagne au relief donné par le costume. Unetunique de couleur verte déboutonnée qui s’ouvre surun gilet blanc à boutons de métal, un pantalon bleu àlarge bande dorée et sur la tunique plusieurs décorations,tel était cet uniforme. Je prévoyais bien quel’entrevue ne serait pas longue et je ne prétendaispoint abuser trop du temps de l’Excellence. — Je remisma lettre et y ajoutai le compliment d’usage. « Resterez-vouslongtemps à Saint-Pétersbourg ? me ditM. Trépow ; tâchez de voir le plus possible notrecapitale ; elle est très-curieuse et les étrangers ne laconnaissent guère ; avez-vous besoin d’un aide de camppour vous conduire ? » Je remerciai en objectant quemes relations personnelles me permettaient de mepasser du bienveillant concours offert par Son Excellenceet j’ajoutai que du reste mon séjour à Saint-Pétersbourgne serait pas de longue durée puisquej’avais hâte de me rendre sur le théâtre de la guerre.

Le général Trépow me regarda à peu près comme onexamine un conscrit à la parade. « Heu, me fit-il, ça n’irapas tout seul. On ne veut pas d’indiscrétions, on n’enveut pas, et le Grand-Duc a consigné jusqu’à nouvelordre tous vos collègues. — Mais que faire alors ? — Restezà Saint-Pétersbourg, c’est une ville charmante,vous verrez ! vous verrez ! — Pardon, Excellence, maisje ne suis pas venu exclusivement pour mon amusem*nt,je dois aller sur le théâtre de la guerre ou retourner enFrance. — Attendez quelques jours, peut-être la consignesera-t-elle levée ; si vous avez besoin de quelquechose venez me voir. » Et le général, après avoir légèrementincliné la tête en signe de salut, se dirigea versl’une des dames en longue robe à queue. L’enfant quijouait avec le vieux militaire, s’arrêta tout interdit envoyant la figure renfrognée du gouverneur. Mais celui-cisourit au petit qui, abandonnant son grand-père, vintse serrer tout contre les jambes du général. Tout encausant avec la dame, celui-ci s’amusait à pincer lesjoues roses et bouffies du gamin[2].

[2] Ces lignes ont été écrites immédiatement après mon audienceà la préfecture de police. Je ne connaissais rien alors desprocédés barbares du général à l’égard des prisonniers politiques.Il fallut l’action criminelle peut-être au point de vue du droitstrict, mais courageuse en tous cas, de Vera Sassoulitsch, pourrévéler que cet homme, qui passait à Saint-Pétersbourg pour unbourru assez bienfaisant, était un odieux tortionnaire. Voici, àcôté de l’esquisse que le lecteur vient de lire, un portrait queje traçais de l’ex-gouverneur, peu de temps après l’acquittementde Vera, dans le journal la Presse:

LE GÉNÉRAL TRÉPOW

« Il peut avoir de soixante à soixante-cinq ans. Il est laid defigure, sa moustache grisonnante coupée ras au-dessus de lalèvre supérieure lui donne, avec ses pointes hérissées, un fauxair de chat-tigre guettant une proie. Le front est étroit, déprimé,le profil quelque peu anguleux ; l’âge s’annonce surtoutpar les plis des joues, insuffisamment dissimulés par des favorisqui s’arrêtent à moitié du visage.

» Après l’avoir vu une seule fois, on peut juger l’homme:c’est le gendarme personnifié ; non pas le Pandore de la chanson,rigoureux et naïf à la fois, aimable avec le prisonnier à qui ilvient de serrer les pouces, mais le gendarme quelque peu bourreaubien plus au service de l’arbitraire politique que du Code.Les cheveux coupés en brosse achèvent le caractère de cettephysionomie.

» Il ne connaît d’autre costume que son uniforme: un pantalonbleu à large bande d’or et une tunique verte chamarréede décorations qui emprisonne étroitement son buste court ettrapu. Sur cette tunique, le général jette, quand il sort, l’hiver,dans sa troïka, dont le triple attelage peut valoir 1,500 louis,l’immense manteau militaire à triple collet qui pourrait abriterune famille de saltimbanques ; dans son cabinet, quand l’ouvragele presse et que les calorifères entretiennent une températured’étuve, Trépow lâche un à un les boutons de sa tunique quis’ouvre alors sur un gilet blanc. Il court ainsi de son cabinet detravail à la galerie d’audience où se tiennent les solliciteurs.

» Quiconque désire parler au gouverneur, soit pour présenterune pétition soit pour un visa, soit pour une demande quelconque,soit comme la célèbre acquittée, pour décharger un revolver à boutportant, peut se présenter de une heure à trois. On fait attendreles solliciteurs de peu de mine dans une sorte de vestibule ; quantaux militaires, aux dames et aux visiteurs biens vêtus, on lesintroduit dans cette galerie ornée de statues et de tableaux d’uneassez mince valeur artistique. Cette pièce reçoit le jour par denombreuses fenêtres qui donnent sur un des nombreux canaux quicoupent en tous sens la ville de Pierre le Grand et de Catherine.

» Personne, à moins de grandes exceptions, n’est admis dansle cabinet du général, ce cabinet qui recèle assez de mystèrespour approvisionner une douzaine de romanciers.

» Le général arrive dans la galerie. Il va d’un des solliciteursà l’autre, toujours rogue, bref et dur même quand il accorde cequ’on lui demande.

» On sent, dans chacune de ses paroles, dans chacun de sesgestes, la conviction qu’il possède d’être, lui, représentant del’autorité, à mille coudées au-dessus du vulgaire. Le généralTrépow, armé d’un pouvoir immense, ne dépendant que de l’empereur,professe pour son autorité un véritable culte ; il se considèrecomme une sorte de divinité vers laquelle il n’est permisd’élever que des regards suppliants et humbles.

» Avec les étrangers, il est vrai, il change d’allures, il craintde laisser percer le Tartare, au besoin il saura, pendant une audienced’un quart d’heure, faire preuve d’une politesse raffinéeou affecter une sorte de camaraderie brusque et enjouée. Alorsle visiteur se retire enchanté en disant en lui-même: « Quelbrave homme que ce Trépow, quelle bonhomie ! quelle franchise,etc. » Et six mois plus tard le même visiteur tombe de son hauten apprenant que ce bonhomme si rond, si jovial, est un geôlierde mélodrame et qu’il fait fouetter les femmes. Il faut, d’ailleurs,se méfier un peu des effusions humanitaires et libérales deMM. les généraux russes. J’en sais quelque chose.

» Pendant la dernière campagne, je fus présenté, dans une desvilles prises par les Russes après le passage du Danube, au généralcommandant la place. L’Excellence me combla littéralementd’attentions et de politesses, en proclamant la joie qu’elle éprouvaitde recevoir le correspondant d’un journal libéral. Elle meraconta sa biographie et insista surtout sur ce point que ses idéesavancées lui avaient valu une disgrâce prolongée, — peu s’enfallut qu’on ne l’envoyât en Sibérie. Peu de jours plus tard,j’appris que mon pseudo-martyr de la liberté avait fonctionnéen Lithuanie comme aide de camp du fameux Mourawief, et touten partageant, peut-être, au fond du cœur, les théories de sesvictimes avait fait expédier ad patres force insurgés. C’est enPologne aussi, que Trépow commença sa fortune.

» Est-ce une légende ou est-ce la vérité ? J’ai entendu racontersouvent que le gouverneur de Saint-Pétersbourg était unenfant trouvé, non sur la voie publique, mais sur les marches d’unescalier. De là son nom. La condition d’enfant trouvé en Russieest toute particulière ; elle n’a rien d’inavouable. Le plus grandbâtiment de la ville, à Saint-Pétersbourg, celui qu’on aperçoit lepremier en arrivant de la gare pour se diriger vers l’intérieur dela ville, est l’édifice destiné aux petit* êtres abandonnés, qui yreçoivent, paraît-il, une bonne éducation et entrent dans l’administrationet dans l’armée.

» Trépow servit d’abord au Caucase, comme tant de milliersd’autres Russes, et y acquit rapidement grades sur grades jusqu’àcelui de capitaine. C’est en cette qualité qu’il fut envoyéà Varsovie au moment où l’insurrection de Pologne éclatait. Descolonnes de gendarmerie mobile furent organisées pour rechercherles chefs de l’insurrection et surtout pour servir de contrepoidsaux « gendarmes pendeurs » du gouvernement national,agents d’une sorte de Vehme, qui frappait les traîtres et lesfonctionnaires les plus détestés. Trépow se signala en faisant lachasse à l’homme, et dans ces jours de justice sommaire etd’exécution immédiate sur simple constatation d’identité, il futun des plus actifs pourvoyeurs des pelotons d’exécution et de lapotence. C’est là aussi qu’il fit cet apprentissage de policier, quidevait lui rendre de si grands services plus tard dans la capitale,au poste qu’il occupe aujourd’hui. Pourtant, en admettant quele gouvernement russe ait tenu tout particulièrement à récompenserles aides-bourreaux de la Pologne, la fortune de Trépowprit des proportions fantastiques. On eût dit qu’une protectionpuissante, mystérieuse et romanesque s’était attachée au nom decelui dont l’origine était restée dans l’ombre, peut-être en raisonde cette origine.

» Dépassant rapidement ses supérieurs immédiats qui traitaienten bien petit garçon à Varsovie le simple capitaine de gendarmes,coup sur coup on apprit avec stupeur et non sans jalousie,assurément, les différentes phases de cette élévation quirappelle la fortune de Potemkin, de Menschikof et autres favorisdes tsars. Trépow sautait par-dessus les échelons de la hiérarchiecomme un cheval de course par-dessus une banquette irlandaise.En très-peu de temps, il était devenu général de division, aidede camp de l’empereur et gouverneur de Saint-Pétersbourg.Ces fonctions donnent à celui qui les occupe un pouvoir absolusur tous les habitants de la capitale. Tous les aubergistes, hôteliers,restaurateurs, loueurs de voitures, etc., etc., et, dans unautre ordre d’idées, les auteurs, les artistes sont dans sa main. Ilpeut d’un trait de plume les priver de leurs ressources.

» Aucun étranger n’arrive à Saint-Pétersbourg sans qu’immédiatementle gouverneur ne sache qui il est et ce qu’il cherchesur les bords de la Neva. D’un trait de plume aussi, M. Trépowpeut faire reconduire l’étranger à la frontière. Comme nousl’avons dit, il n’a de comptes à rendre à personne, hors l’empereur,et les ministres ne pourraient même pas soustraire un protégéà la vindicte du gouverneur.

» Au point de vue administratif, les attributions du gouverneursont aussi étendues que celles du préfet de la Seine, du conseilmunicipal et du conseil général réunies ; sous ce rapport, aureste, Trépow n’a pas fait mauvais usage de sa dictature. Grâceà son inexorable sévérité agrémentée de coups de bâton appliquésau besoin aux balayeurs, les rues de Saint-Pétersbourg sontaussi propres que la température le permet. Le pavé et l’éclairagesont régulièrement entretenus ; enfin on se sent dansune ville européenne, tandis qu’il y a une quinzaine d’années,malgré les magnifiques palais de Catherine, malgré lesquais de granit, la capitale de la Russie laissait beaucoup à désirersous le rapport de la voirie. Ces petites réformes ont valu,dans le peuple surtout, une certaine popularité au général. Celui-cisait, d’ailleurs, soigner la mise en scène. Il se montre beaucoupdans sa troïka, filant rapidement comme le vent ; aussi dit-on delui comme du fameux solitaire, « qu’il est partout, qu’il sait toutet voit tout ». Pour plus d’un moujik, c’est par l’œil, toujoursaux aguets, du gouverneur, que le bon Dieu apprend tout cequi se passe. Dans les classes plus élevées de la société, au contraire,Trépow compte beaucoup de contempteurs mêlés à desenvieux. Beaucoup se comporteraient aussi brutalement que legénéral s’ils avaient sa place, qui critiquent ses procédés. Peut-êtrece sentiment n’a-t-il pas été tout à fait étranger au verdictdu jury.

» Nous ne croyons pas que cette décision ébranle la situationdu gouverneur. Il faudrait que l’empereur renonçât subitementà une affection qui ne s’est pas démentie depuis douze années,et que l’impératrice Marie consentît à sacrifier le repos de sesnuits, puisqu’elle a déclaré « que si Trépow ne veillait pas surla ville, elle ne dormirait pas tranquille ». Ajoutons, en passant,que l’affection du tzar pour ce général n’est pas seulement honorifique ;elle a valu au gouverneur des présents superbes etentre autres une magnifique maison qui vaut plus de 600,000 francs.

» Mais, dira-t-on, le tzar est un prince humanitaire ; il aaboli la bastonnade et ne saurait tolérer davantage un hommequi, en dépit de ses ordres, frappe les prisonniers. Alexandre IIa bien aboli la peine de mort, et cependant on a fusillé et penduen Pologne et à Khiva. Alexandre II a proclamé la nécessité dela paix, et cependant son gouvernement sort d’une guerre pourse précipiter dans une autre. On peut bien alors supprimer labastonnade et garder Trépow. »

Le lendemain je devais me rencontrer avec un autregénéral, le ministre de l’intérieur, général Timacheff.C’est un autre genre de croquemitaine. Il jouit auprèsde la population de Saint-Pétersbourg, mais particulièrementdans les hautes sphères, de la réputation d’êtrele plus grincheux et le plus désagréable que le ciel aitpu dans sa colère susciter aux administrés du vasteempire. Quand j’appris à différents personnages quej’allais voir M. le général Timacheff, on me regarda d’unair de commisération comme un Daniel qui veut affronterla fosse aux lions. On me plaignait sincèrement.Pourtant la tanière n’avait rien de bien effrayant. Leministère est situé dans la rue qui continue sur lagauche de l’église Saint-Isaac, et dont l’entrée donnesur le quai d’un canal. Le salon d’attente dans lequel onvous introduit est meublé avec ce luxe banal que l’onretrouve à peu près chez tous les dignitaires. On s’yennuierait si la station d’attente était longue, mais fortheureusem*nt il n’y a qu’une seule personne chez SonExcellence — l’ours, c’est un conseiller d’État vêtu de cefrac bleu barbeau à boutons d’or, que la mode a proscritchez nous, mais qui n’en est pas moins un des vêtementsles plus élégants et les plus avantageux pour quiconquea un beau torse et les jambes fines et nerveuses ; c’étaitle cas du conseiller.

Cet important fonctionnaire congédié, un aide-de-campm’appela dans le salon de réception de Son Excellence.Ici le banal cessait ; on se sentait chez une individualitéqui imprime un caractère particulier à tout ce qui l’entoureet à tout ce qui la touche. Les portières et les boisdes fenêtres étaient encadrés de plantes exotiques ; lemobilier avait évidemment été fait sur commande expresseet d’après des dessins capricieux. La cheminéeet la grande table-pupitre du ministre étaient encombréesde potiches et de curiosités ; et sur un poêle de stuc, aufond de la pièce, j’aperçus, non sans quelque étonnement,le buste de Voltaire « grimaçant son hideux sourire ».Quant au ministre, il se balançait avec nonchalancedevant son pupitre dans un de ces fauteuils cannelés, àbascule, qui semblent fabriqués à l’usage des grandsenfants qui ne se sont pas déshabitués de jouer, quandla moustache leur a déjà poussé. Disons tout de suiteque le ministre ne révélait rien du porc-épic dans sestraits. Bel homme blond élancé ; le trait dominant de laphysionomie du personnage était le scepticisme à l’égardd’autrui et une satisfaction complète pour sa proprepersonne. Ne croire à personne, être toujours contentde soi, telle doit être, si je ne me trompe, la devise deM. Timacheff.

Mais si la figure était à peu près aimable, les parolesne tardèrent point à révéler dans toute sa splendeurl’homme qui tient à tout prix à passer pour un être désagréable ;Saint-Pétersbourg ne m’avait point menti, etl’honorable général mérite bien sa réputation. Il n’aimeguère les journalistes et il parut très-heureux d’en avoirun à se mettre sous la dent.

J’appris plus tard la raison particulière de cette animosité.On se rappelle qu’au mois de juillet ou d’août1876, M. de Girardin publia dans son journal la France,un extrait du traité secret entre la Russie et la Prusseayant pour objet l’expulsion des Turcs de l’Europe. Or,la veille du jour où cette publication eut lieu, M. Timacheff,de passage à Paris, où il compte de nombreusesconnaissances, avait dîné chez l’éminent écrivain. Aussitôtles ennemis du ministre lui attribuèrent l’indiscrétionqui venait d’être commise, et M. Timacheff eut toutesles peines du monde à se disculper.

Notre entretien se ressentit d’abord de cette aigreurà l’égard de la corporation ; le général trouva de bongoût de se livrer à une sortie en règle contre les journalistesen général et les correspondants militaires enparticulier.

« Qu’est-ce que ces messieurs viennent chercher cheznous ? Nous n’avons pas besoin de réclame et les attaquesnous importent fort peu. Nous ne cherchons pasnon plus à influencer la Bourse ; cela nous est complétementégal, et nous n’avons aucun intérêt à lancer desnouvelles à sensation… Allez chez les Turcs, messieurs !on vous y recevra à merveille. Là-bas, tous lespachas sont sensibles aux compliments et tripotent surles cours. Pour nous, je le répète, il nous est parfaitementégal d’avoir tous les journaux contre nous ; nousnous soucions de la presse entière comme de la fuméed’une cigarette. On aura beau dire et écrire tout ce quel’on voudra, le résultat est certain, nous vaincrons, etc’est la seule chose qui nous importe. »

Je laissai le sanglier donner tout à son aise des coupsde boutoir à droite et à gauche, sans sourciller. Je répondisseulement que la tâche d’un journaliste n’étaitpas toujours d’envoyer des nouvelles à sensation ou d’influencerles marchés. J’ajoutai qu’en ce qui me concernait,mon but était purement et simplement de raconterde la façon la plus intéressante possible et la plus pittoresqueles hauts faits de l’armée russe.

Cette assurance parut calmer un peu l’irritable ministre.« Puisque vous écrivez en France, me dit-il, rassurezdonc nos bons amis (ces mots furent soulignés d’unrire ironique) de là-bas au sujet de la révolution enPologne. Ils peuvent se tenir pour sûrs et certains qu’iln’y en aura pas. Si vous voulez, fit Son Excellence enprenant une plume et du papier, si vous voulez, je vousle donnerai par écrit, il n’y aura pas plus d’émeute enPologne qu’au Caucase. »

Cette assurance venait fort mal à propos, car cejour-là même de mauvaises nouvelles étaient arrivéesdes possessions d’Asie. J’en avais eu connaissance et j’yfis quelques allusions. « Bah ! répondit M. Timacheff,ce sont des histoires sans importance ; il y a toujoursdes fanatiques qui se laissent entraîner, mais cemouvement n’a aucune racine dans la population. Aucontraire, les musulmans, dans nos possessions d’Asie,sont attachés au régime russe ; j’ai moi-même des propriétésdans le gouvernement d’Orenbourg, qui est peupléen grande partie de mahométans. Eh bien, tous cesgens me sont très-dévoués ; il en est de même chez lesautres propriétaires mes voisins. Les ecclésiastiques, lesdéfenseurs attitrés de la foi mahométane, sont pour nous.Un de leurs prêtres, dont le grade correspond à celui d’unde nos évêques, a envoyé un mandement où il déclareque la guerre actuelle n’a pas un caractère religieux,que l’empereur de Russie combat pour réprimer desabus que le Koran lui-même condamne ; par conséquent,qu’il n’y avait aucune raison de prendre fait et cause pourle sultan. » (En effet, des mandements pareils ont étélancés et ils n’ont pas manqué leur effet sur la populationmusulmane.)

Il est inutile de fatiguer le lecteur par la reproductionintégrale de cet entretien qui eut lieu pour ainsi dire àl’ombre du buste ricanant de Voltaire, et qui se terminapour moi d’une façon plus engageante que ne lepromettait le début. M. Timacheff était devenu presqueaimable, et il s’offrit de faire tout ce qu’il pourrait pourfaciliter ma tâche. Cependant, ses pouvoirs n’allaientpas jusqu’à obtenir ou même recommander mon admission.J’appris plus tard pourquoi, et je me félicitai dene pas me présenter à l’état-major avec une lettre d’introductionsignée Timacheff, c’eût été le meilleurmoyen de me faire renvoyer tout droit d’où je venais.

Le grand-duc et son entourage étaient très-jaloux deleur autorité ; ils n’auraient voulu à aucun prix avoirl’air de céder à une pression du dehors, quand mêmecette pression aurait revêtu les formes d’une humble recommandationofficielle. Cette conviction fut assurée deplus en plus dans mon esprit, surtout après une visiteau général Miliutine, ministre de la guerre. Cet importantfonctionnaire qui de son cabinet de Saint-Pétersbourgfaisait mouvoir alors, à cinq cents lieues de là,des centaines de mille hommes avec leur attirail, leursmunitions, leurs provisions et tout ce qu’il faut pourfaire une conquête, reçut le journaliste sur la simpleprésentation de sa carte. Le général, type de l’officiersupérieur russe, d’aspect à la fois aimable et énergique,était enfoncé jusqu’au cou dans les rapports, les paperasses,les comptes. Il travaillait au milieu des cartons,des plans et des cartes qui tapissaient la chambre.

L’entrevue ne put durer que peu de minutes, le journalisteayant garde de faire preuve d’indiscrétion, leministre ne pouvant que regretter de ne pouvoir rienaccorder.

Charbonnier est maître chez soi, le grand-duc Nicolasentendait l’être chez lui. Il n’y avait donc qu’uneseule chose à faire: franchir au plus vite la distanceentre la Neva et le Pruth, ce qui représentait quatrejours et quatre nuits de wagon continu. Mais avantque le lecteur suive l’auteur dans ce trajet, qu’il lui soitpermis de jeter encore un coup d’œil sur certains détailsde son séjour dans la capitale de l’empire russe.

CHAPITRE IV

Autres Zig-zags dans la capitale russe. — La revue de mai. — LeChamp de Mars de Saint-Pétersbourg. — Une collation dédaignée. — Lesgongs à cheval. — Un escadron de millionnaires. — Dansl’hôtel d’Oldenbourg. — Un ex-esclave vingt fois millionnaire. — Unambassadeur populaire. — Le porte-roubles deM. de Caston. — Autre fête de mai. — Changement de chaussurescoram populo. — L’eau-de-vie proscrite. — Les batelierstroubadours. — La légende de Stenka Razin le pirate. — Lesgrenadiers chanteurs. — Un corso de droskis. — Les cheveuxsont pour le mari seul. — Promenade aux Iles. — Un conte denuit d’hiver. — Les théâtres. — L’art à Saint-Pétersbourg.

La saison n’était guère favorable pour apprécier Saint-Pétersbourgà sa juste valeur, comme ville d’hiverendormie sous le vaste et épais manteau de neige, oucomme ville d’été veillant devant les incomparablesnuits boréales. La bise vous piquait au visage, tandisque les pieds s’enfonçaient dans la boue produite parla neige immédiatement fondue. Parfois le soleil apparaissait,mais c’était le soleil d’hiver perfide, qui n’aque des rayons sans chaleur. Le temps n’était guèrepropice aux excursions et aux promenades ; cependantje ne voulus pas me priver du spectacle de deuxsolennités qui marquent chaque année le retourofficiel du printemps, alors même que la réalité serait enretard sur le calendrier. Je veux parler de la revue demai et de la fête populaire à Katherinenhof.

C’est au « Champ de Mars » qu’a lieu la première deces solennités. C’est une vaste place à peu près aussigrande que le nôtre. Elle s’ouvre d’un côté sur lesquais de granit de la Neva et aboutit dans le sensopposé au vieux-palais-forteresse de Paul Ier. Les fossés,les machicoulis, les ponts-levis qui entourent encoreaujourd’hui cette habitation ne préservèrent pas le fantasquesouverain du nœud coulant des assassins. Différentsbâtiments bordent le « Champ » à droite et à gauche.Les principaux sont la caserne du régiment de Preobrajenski,et le palais du prince d’Oldenbourg, allié dela famille impériale. Pour faire honneur à son nom, leChamp de Mars est orné d’une statue en bronze du dieude la guerre, coiffé de son casque, une main appuyéesur le bouclier, mais autrement, tout à fait nu. Seulement,en examinant le dieu de bronze de plus prèson s’aperçoit que son faciès est agrémenté de moustachesfort peu mythologiques. C’est qu’en effet Mars n’estpas Mars, mais bien Souwaroff, le farouche incendiairede Praha, le vaincu de Zurich, l’homme aux bottes, queson impératrice, l’auguste Catherine, voulut livrer ainsidans le plus simple négligé à l’admiration des âgesfuturs. Les Russes, très-respectueux pour leur dynastie,mais très-sceptiques en ce qui touche les vertus de la« Sémiramis du Nord », font des commentaires rabelaisiensque j’aime mieux ne pas reproduire, sur les originesde cette statue.

Quoi qu’il en soit, grâce au choix de l’emplacement,l’armée russe défile chaque année devant l’homme deguerre qui fut un de ses premiers et principaux organisateurs.Ce jour, la ville est sur pied et en mouvement.200,000 personnes se portent vers le Champ deMars. Les heureux, les privilégiés dont les équipages serangent à la file le long des quais, s’entassent dansles tribunes improvisées, sur les gradins de bois adhoc adossés au grillage des jardins d’hiver. Au centre,une tribune séparée est destinée à recevoir l’impératrice,sa suite, et les femmes de hauts fonctionnaires. Quantà l’empereur, les princes du sang et leur suite, ils sonttous à cheval et n’en descendent pas tant que dure larevue. Parfois même la suite du tzar ne se compose pasuniquement d’hommes. On cite à la cour de Russie desgrandes-duch*esses qui ont pris très au sérieux leur titrede « propriétaires » d’un régiment, et qui la taille étroitementemprisonnée dans une casaque brodée de brandebourgs,le shako à plumes coquettement incliné surl’oreille, un sabre mignon battant la cuisse et la cravacheà la main, caracolent à la tête de « leurs »troupes. L’impératrice Feodorowna, femme de Nicolas,se prêtait volontiers à ces travestissem*nts héroïques,et la princesse fille de l’empereur Alexandre, qui estaujourd’hui duch*esse d’Edimbourg, n’y manquait jamaisle jour de la revue de Mai. C’est là un attrait de plus ;aussi dès midi, les gradins étaient plus que combles etil eût été imprudent d’y laisser monter de nouveauxspectateurs. L’échafaudage de bois se serait certainementécroulé ; aussi les gardiens se montrèrent impitoyableset les retardataires furent condamnés à rebrousserchemin ou à se mêler à la foule houleuse, remuante,et en général d’extérieur peu appétissant, qui se bousculaitaux abords de la place refoulée incessamment parles chevaux des dragons de service ou les crosses defusils des factionnaires.

Me trouvant, par suite d’une confusion d’heures,parmi les retardataires et ne trouvant pas le séjourtrès-agréable au milieu des moujiks à longue barbeet à la houppelande crasseuse, j’allais rebrousser chemin,quand ma bonne étoile me fit rencontrer M. B…,l’excellent secrétaire du théâtre Michel, dont j’avaispu apprécier, depuis le peu de temps que je le connaissais,l’extrême amabilité et l’empressem*nt à rendreservice. M. B… avait des intelligences dans le palaisdu prince d’Oldenbourg ; grâce à un mot de passe, onlui ouvrit la porte de ce vaste édifice. Cette hospitalitéétait doublement précieuse ; elle nous permit d’assistersur le pas de la poterne, sans être trop foulés, audéfilé des troupes, et nous avions l’espoir de contemplerde très près, après la revue, la famille impériale.Car ordinairement, à l’issue de la parade, le tzar etson entourage font honneur à une collation serviedans la grande galerie du palais. Je m’empresse dedire que sous ce rapport notre espoir fut déçu. Il paraîtque les graves préoccupations de l’année 1877avaient enlevé l’appétit aux convives impériaux, carla cavalcade rentra directement au palais, dédaignantles gelinottes truffées et le cliquot de premier choixdu prince d’Oldenbourg. Nous dûmes nous contenterde l’aspect du défilé, spectacle imposant en vérité !

La troupe, plus de soixante mille hommes, étaitlittéralement entassée au centre du parallélogramme,présentant à l’œil des files immenses de baïonnettesreluisant au soleil, de casques et de canons ; commeencadrement à cette force imposante et multicolore,aux quatre côtés de la place la foule fourmille, et lefond du tableau est formé par les maisons et les casernes.

Comme ces troupes ont meilleur air avec leursarmes ! Je ne reconnais presque plus les dadais empruntésde l’autre jour, et il semble que le fusil etla cartouchière, le sabre et la cuirasse ont rendu àces guerriers la tenue et l’élégance qui leur faisaientdéfaut. Le défilé va commencer. Il débute par les chevaliers-gardes,dont l’approche est annoncée par lebruit sourd et cependant pénétrant du gong qui dominela musique militaire. Les gongs, richement ornéset peints, sont attachés de chaque côté de la selle àla place des arçons. Le cavalier, muni de la courtebaguette terminée par un gros pommeau, frappe alternativementà droite et à gauche ; le bruit ne troublepas d’ailleurs l’harmonie de la musique régimentaire,il rehausse au contraire l’effet produit ordinairementpar les différents airs qui égayent et règlent la marchede l’escadron. Quel escadron ! Le luxe est partout,jusque dans les plus petit* détails, et ces chevaliersont l’orgueil de vouloir prouver que dans leurs rangstout le monde est gentilhomme et un peu millionnaire.La selle, les harnais, les housses, la dorure des cuirasses,sur lesquelles se rehaussent en argent massif lesinitiales de l’empereur, les épaulettes flamboyantesreprésentent une fortune ; pour trouver un point decomparaison il faudrait évoquer l’ancien escadron descent-gardes ; mais les chevaux sont incontestablementd’un plus grand prix. Sous ce rapport la garde impérialerusse s’accorde un luxe que l’on trouverait difficilement,je crois, chez d’autres armées d’Europe. Leschevaux de chaque escadron de hussards, de dragonset de lanciers, ont absolument la même robe et le tachetageidentique. Ce sont toujours des bêtes superbes.Il n’est pas difficile de juger de l’effet plein d’éclat d’unrégiment en marche, en voyant s’avancer d’immenseslignes de chevaux tous blancs ou tous noirs. Le défiléne dure pas moins de trois heures ; les hurrahs méthodiquementpoussés marquent chaque fois l’arrivée d’unescadron ou d’un bataillon devant la tribune de l’impératrice.Les acclamations de la foule y répondent.A quelques modifications près dans le costume, lascène est la même qu’à Longchamps un jour d’exhibitionmilitaire — sauf cependant qu’ici la verdure faitcomplétement défaut.

Au contraire, l’hiver s’affirme par des gibouléessérieuses qui nous engagent, M. B… et moi, à rentrerdans le palais. Quelques privilégiés y ont pénétré égalementdans l’intervalle, et parmi ceux-ci se trouve unhomme d’une soixantaine d’années, grand, fort, bienplanté, avec une belle barbe blanche qui lui descendjusqu’à la poitrine et fait valoir encore davantage lateinte un peu rougeâtre de sa physionomie. Ce monsieurenveloppé dans une grosse pelisse, et tenant à lamain un bonnet de loutre valant tous deux quelquesmilliers de roubles à Nowgorod, tend amicalement lamain à B…, et échange avec celui-ci quelques mots enrusse. « Je vous demande pardon, fait mon obligeantcicérone ; mais j’avais quelques mots à dire à M. E… »(il désigna le personnage à la pelisse), « au sujet denotre représentation de samedi prochain pour laquelleil a retenu six loges. — C’est donc un Crésus, unprince ? » m’écriai-je.

« Un Crésus oui, un prince non ; c’est tout simplementle premier négociant « importateur » de Saint-Pétersbourg.Tel que vous le voyez, sa fortune est tellementcolossale, qu’il serait difficile d’en citer exactement lechiffre. Il possède plusieurs des plus grands immeublessur la Perspective (il en est qui sont de véritables casernesà loyer) ; il occupe, dans ses comptoirs, plus de troiscents employés…

— Oui, interrompis-je, comme tous les richesnégociants ! Du moment qu’il est archi-millionnaire,son train de maison se comprend.

— Attendez, dit mon ami, voilà où E… se distinguede ses confrères en millions: E…, tout premier négociantet tout Crésus qu’il est, a dû rester esclave ou serf,comme vous voudrez, jusqu’au moment de l’émancipation.Son père, simple paysan, était né sur les terres duprince J…; le fils vint à la ville et fit assez rapidementsa fortune. Il établit un comptoir après l’autre, répanditsa signature très-honorée partout, et bientôt devint aussiriche, sinon plus riche que son seigneur. Alors le serfmillionnaire offrit des sommes fabuleuses pour obtenirsa liberté, mais le prince J… se refusait, avec la plusgrande obstination, à satisfaire ce vœu tout naturel. Non,non, répondait-il à toutes les prières, je suis trop fier deposséder un esclave aussi riche pour m’en dessaisir. Ilcéda cependant quelques mois avant l’émancipation desserfs.

— Pour combien de millions ?

— Pour rien, c’est-à-dire si, pour un souper offert parE… où chaque convive eut un tonnelet d’huîtres, et audessert des fraises magnifiques au mois de janvier ! »

Il paraît que ces cas d’un esclave dépassant sonmaître en richesse et même en notoriété ne sont pasbien rares. On raconte aussi d’autres libérations dues àla simple satisfaction d’un caprice coûteux du souverain.Plus tard j’appris que loin d’avoir exagéré l’importancede M. E., mon ami B. était resté plutôt au-dessousde la vérité.

Les histoires de serfs avaient fait passer le temps, et larevue touchait à sa fin. Déjà, aux masses d’infanterie etaux lourds escadrons de cavalerie avaient succédé lescanons de haut calibre, beaux produits de l’humanitaireusine Krupp, noirs de bronze, battant neufs et ornés àla culasse d’inscriptions russes, et suivis de petit* caissonsverts fort gracieux et parfaitement propres à recevoirla cargaison de gargousses et d’obus nécessairespour exterminer une petite armée. Ensuite ce sont lesvoitures du train, les fourgons, les ambulances avecleurs drapeaux clairs et proprets flottant au vent. Pourterminer la fête, l’escadron des Tcherkesses de la gardepersonnelle de l’empereur s’ébranle, exécutant une farouchefantasia et soulevant un nuage de poussière autourde la voiture de l’impératrice, dans laquelle le tzar vientde monter. Nous retrouverons sur le Danube ces cavaliersqui n’ont de circassien que le nom et le costume.Ils ne quittent jamais la personne de l’empereur etl’accompagneront jusque sous Plewna. Au palais d’Oldenbourg,toute la valetaille est sous les armes et forme lahaie des deux côtés de l’escalier. Le suisse a posé dansun coin son immense canne d’or pour ouvrir l’huis àl’approche de la calèche impériale. Mais celle-ci, aulieu de se diriger sur le palais, oblique à droite et file àtoute vitesse le long des quais.

Ce départ est le signal d’une débandade générale, qu’uneondée vient encore accélérer et changer en un véritablesauve-qui-peut. En moins de vingt minutes cetteplace, où s’entassaient soixante mille soldats et plus dedeux cent mille spectateurs, est vide. Parmi les retardataires,j’aperçois M. l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg,le général Le Flô, gai, vif, pétillant, et dont lafigure anguleuse, osseuse et très-mobile, éclairée pardeux yeux ardents comme des charbons, est de cellesqu’on n’oublie pas. Le costume militaire et notammentle chapeau à larges bords dorés incliné légèrement surl’oreille assaisonnent encore d’une très-forte pointe decrânerie la figure si pittoresque et si vraiment françaisedu diplomate. Très-répandu et très-aimé dans lasociété de Saint-Pétersbourg, M. Le Flô salue à droite età gauche avec autant d’aisance que s’il était chez lui etsi la revue avait été passée en son honneur.

Comme la voiture de l’ambassadeur s’est arrêtée etqu’elle ne peut avancer à cause d’un embarras, un écrivainfrançais avec qui j’avais déjeuné le matin même,M. de Caston, s’avance jusqu’à la portière de la calècheet raconte avec beaucoup d’émotion et un grand luxede détails comment on lui avait dérobé, dans la foule,son « porte-roubles » garni d’une somme fort respectable — sinonpour un millionnaire, du moins pour unjournaliste. Le lendemain, M. de Caston promettait,par la voix du Journal de Saint-Pétersbourg, 20% aubon larron si celui-ci était saisi de remords et voulaitbien rapporter le « porte-roubles » à son propriétaire.Hélas ! les fripons moscovites n’ont pas l’âme plus tendreni mieux placée que leurs collègues des autres pays.Notre confrère ne récupéra rien ; il est vrai qu’il put seconsoler facilement en supposant avec quelques sceptiquesque le vol en question et l’existence du portefeuillen’étaient qu’un produit de sa brillante imagination.Le dimanche qui suivit la revue de mai, j’assistaià « la fête du printemps » à Katherinenhof.

Il faisait un froid de loup. Pour se rendre à cettepromenade dont le nom indique une des innombrablescréations de la grande impératrice, on longe surun parcours de trois ou quatre kilomètres le canal,principal affluent de la Neva. On traverse ainsi desfaubourgs populeux et contenant d’immenses fabriques.Tous les produits industriels nécessaires à la consommationd’une grande ville y sont représentés, mais cequi domine, et l’odeur l’indique suffisamment, c’est laproduction du cuir. Du reste en l’honneur du dimancheet de la fête du jour toutes ces usines chôment,nulle part un filet de fumée, et quant aux ouvriers,nous les trouverons dehors s’esbaudissant à la plusgrande gloire du prétendu retour du printemps. Katherinenhofest non-seulement le bois de Boulogne deSaint-Pétersbourg, c’est un véritable bois de Boulogne ;en été il doit être encore plus vert, plus frais etplus touffu. Des bouquets de fourrés épais le partagenten deux parties, l’une est l’allée du Corso, et l’autrela prairie, qui a l’air d’être créée exprès pour les divertissem*ntspopulaires.

Le Corso ne se développe dans toute sa beauté quele soir tandis que l’après-midi est vouée aux jeux. Jeretrouve là le mât de cocagne classique avec une clochetteau faîte qui remplace la timbale de rigueur. Sil’heureux moujik est parvenu à grimper jusqu’en hautet qu’il ait pu tirer le cordon de ladite clochette, desapplaudissem*nts retentissent dans la foule. Le vainqueurmonte sur une estrade de bois, où des conseillersmunicipaux lui donnent d’abord l’accolade, puislui remettent la prime due à son agilité: tantôt unemontre d’argent, tantôt une paire de bottes neuves ouune belle blouse de velours rouge, bleue ou verte avecune toque assortie agrémentée de plumes de faisansqui l’entoure d’une auréole.

L’heureux lauréat agite d’un air triomphal les objetsqui viennent de lui être remis, surtout si ce sont desbottes ou des vêtements. Il faut voir avec quelle agilitéle vainqueur se débarrasse coram populo de sesvieilles chaussures éculées, de sa vareuse qui montrela corde, pour enfiler les bottes neuves et la blouse flambantegagnée à la force du poignet. Il jette un regardde dédain sur sa vieille défroque, et agite sa toque enpoussant un hourrah en l’honneur du tzar, de lafamille impériale, du général Trépow et de je ne saisqui encore. Puis d’un bond il quitte l’estrade pourse mêler à ses amis. On va naturellement arroser lavictoire.

L’abus des liqueurs fortes est si répandu et si dangereuxdans les rangs inférieurs du peuple russe, quela police doit prendre des précautions. Sinon la fêtedu printemps dégénérerait en orgie avec accompagnementde bagarres, de coups de couteau, de horionset de batteries à mettre sur pied toute la garnison deSaint-Pétersbourg.

Aussi défense absolue est faite aux innombrablesmarchands ambulants qui s’établissent le jour de lafête du printemps à Katherinenhof de servir à leursclients des boissons alcooliques. En effet, sur les éventaires,une planche posée sur deux soliveaux, on ne voit quedes liquides inoffensifs, parmi lesquels figure au premierrang une boisson noire comme de l’encre, d’ungoût prodigieusem*nt fade, et dont les conséquencesne sont pas précisément des plus réjouissantes pour unestomac occidental. Mais si les marchands observent,plus ou moins scrupuleusem*nt, il est vrai, l’ordonnancesanitaire de la préfecture de police, l’ouvrier, le moujik,s’arrange pour tourner la loi en emportant dansune des vastes poches de sa longue houppelande laredondante amie, la consolatrice, la dame-jeannepleine de wutky. Plus d’un avait succombé sur lechamp d’honneur et après avoir titubé d’arbre enarbre il étalait ses grâces sur l’herbe, bien mince etbien peu fournie cependant…

Voici au pied d’un arbre un groupe compacte, dessons lents et plaintifs s’élèvent du centre. Deux pauvresdiables en haillons psalmodient, tandis qu’un troisièmeles accompagne sur la petite flûte. Ce sont des bateliersdu Volga qui, en attendant qu’ils reprennentleur service sur ce roi des fleuves, consacrent à l’artleurs loisirs forcés. Les litanies qui forment le répertoirede ces pauvres gens sont très-populaires en Russie.

Chacun considère comme un devoir de jeter quelquescopeks dans les casquettes de loutre de ces chanteursqui, pendant l’hiver et au printemps, alors quela navigation sur le Volga est forcément suspendue,n’ont pas d’autre ressource pour vivre.

Le thème sur lequel les bateliers troubadours brodentleurs variations est toujours le même: ils chantentles merveilles du grand fleuve, le charme deses rives, et répètent les centaines de légendes qui,depuis des siècles, défrayent les veillées russes. Voicipour en donner l’idée une de ces légendes. C’estStenka Razin, le célèbre pirate, l’implacable écumeurdu grand fleuve, qui parle:

« O Volga fleuve-roi, chacune de tes vagues vertesest une émeraude du plus grand prix, chaque susurrementde tes eaux est un cantique. Tu es pavéd’or et les poissons qui fendent le tissu de tes eaux senourrissent de sucs aussi savoureux que le vin.

» Volga, fleuve-nourricier, aussi nombreuses que lesétoiles au ciel sont les barques qui se balancent surton lit humide. Jusqu’aux confins des pays mystérieuxoù nul œil humain n’a pas encore pénétré tu lesportes. Malheur à ceux qui ont encouru ta colère, lesvents fougueux les brisent, tes flots les absorbent outu les livres à Stenka ton bien-aimé. Que de trésors, quede richesses il te doit !

» O fleuve-mère, Volga superbe, Stenka ton serviteurn’est pas un ingrat. Depuis longtemps il cherchait uncadeau digne de toi, digne de lui. Vois cette jeunevierge, blanche comme le lys et pure comme lui. Laflamme rayonne dans ses yeux noirs. C’est la fille d’unroi persan. Je la lui ai prise et je te la donne. Ouvretes eaux, ô fleuve magnifique, et reçois ce présent. »

Voilà un échantillon de la poésie des bateliers. Enénumérant les réjouissances publiques de Katherinenhof,il ne faut pas oublier les « chanteurs » des régiments dela garde. Ces soldats, choisis exprès, exercés au solfége,précèdent pendant la marche les détachements enchantant aussi bien des hymnes patriotiques que desfantaisies grivoises. De petit* fifres accentuent d’unefaçon aiguë la mélopée des chanteurs régimentaires. Onentoure aussi les virtuoses militaires, mais pas autantcependant que leurs collègues en vocalisation, les bateliersdu Volga. Mais plus entourées que les uns et lesautres sont les promeneuses solitaires, qu’il ne faudraitpoint confondre cependant avec les Junons non accompagnéesde nos boulevards, mais ne demandant qu’àl’être. Le jour de la fête de Katherinenhof et le lundi dePâques sont pour une certaine catégorie de la société deSaint-Pétersbourg des jours d’émancipation et de licence.Les péchés commis ces jours-là ne comptent pas et lescoups de canif donnés dans ces deux occasions n’entamentpoint le contrat. C’est du moins ce que m’ontaffirmé plusieurs Russes, venus à la fête en quête debonnes aventures et pour nul autre motif. Que sur euxretombent les malédictions des femmes qui se croiraientcalomniées. Je dois ajouter cependant que les apparencessont contre les belles et blondes filles du Nord,si je dois en juger par les allures libres et dégagées deces dames, et par le vif commerce de regards qui s’établitet se maintient entre les promeneurs des deux sexes.

Vers le soir les équipages commencent à se montrerdans les contre-allées, et bientôt les files se déroulentcomme d’interminables serpents. Tout Saint-Pétersbourgest là, le grand seigneur, le riche marchand, lefabricant de cuirs, le pope, l’officier de tout grade etl’étranger venu pour voir, et l’étrangère, la Françaisesurtout, venue pour être vue.

Mais ne vous représentez pas ce Corso sous des couleursaussi brillantes que les promenades au Prater, aubois de Boulogne et à Hyde Park. Il faudrait pourcela retrouver à Katherinenhof le chatoiement des livréeset des carrosses merveilleusem*nt construits. L’équipageest beaucoup plus simple ici. C’est toujours et encorele petit panier ouvert à un seul siége, le droski, etcomme livrée la longue houppelande brune ou vertedu cocher, complétée par la toque entourée de plumesd’oiseau fantastiques, comme le crâne de quelque sauvage.Pas de valet de pied, pas de chasseur ; la placemanque, le siége de devant suffit à peine pour recevoirles formes massives du cocher. Beaucoup de panierssont conduits par leurs propriétaires. Quant aux toilettes,on fait aussi bien peu de frais. Les dandys de l’aristocratieet les étrangers sont habillés comme tout lemonde, mais les riches négociants sont coiffés de casquettesde loutre, et les femmes vont au Corso le mouchoircomplétement noué autour de la tête. Chez lafemme russe la chevelure est du domaine intime, sonmari seul doit en jouir ; dès qu’elle paraît en public, labourgeoise russe orthodoxe est tenue de dissimuler sescheveux comme la femme turque doit cacher sa figure.La coutume peut être très-touchante, — mais elle nerehausse pas l’élégance féminine. Le luxe réel d’unCorso à la russe consiste uniquement dans les chevaux ;dans ces magnifiques bêtes de race Orloff à la fièreallure, à la croupe élégante et flexible, et qui hennissentd’impatience lorsqu’elles se sentent tenues en bride,n’étant dans leur élément que lorsqu’elles peuvent lutterde vitesse avec le vent. La nuit vient lentement et cependantla file des droskis ne diminue pas, elle se meut àpetit* pas dans les deux sens aller et retour, au milieud’un silence solennel, grave et glacial. De l’autre côté dela promenade, au contraire, derrière le rideau d’arbres,tout est plein de vie et d’animation, les appels rauquesdes marchands de kirass et d’œufs durs redoublent ; lesménestrels du Volga qui piaillaient tout à l’heure, hurlentmaintenant, les ivrognes geignent ; dans les restaurantsqui viennent de s’illuminer s’agitent les verres, lescristaux, les porcelaines et tous ces bruits sont dominéspar le sifflement aigu des fifres et les ra fla du tambourde basque qui forment l’accompagnement des chanteursmilitaires dont le ramage nous assourdit encore sur laroute de Saint-Pétersbourg.

Dès que la chaleur se fait sentir, ce qui souventarrive beaucoup plus tard que la prétendue fête duprintemps, toute la capitale émigre. Les uns vontdans les bains d’Allemagne, à Trouville, à Étretat ouà Ostende, mais ceux qui par leurs occupations ou parleur situation de fortune ne peuvent quitter le paysse transportent aux « îles », magnifiques oasis où l’ontrouve réunis toutes les beautés de la nature et lesraffinements du confort. Ces îles sont formées parles confluents de la Néva et de la mer ; elles sont reliéespar une foule de petit* ponts en bois d’une constructionrustique très-élégante. Les terrains sont couvertsde parcs, de jardins ou de forêts de pins qui commencentà verdir seulement vers le milieu de juin desorte qu’elles ont gardé toute leur fraîcheur, quanddans nos climats les bocages commencent à jaunir. Toutcela aboutit à une plage couverte d’un beau sablejaune très-fin et d’où l’on aperçoit se révélant brusquement,comme derrière un rideau tiré tout à coup, lesflots bleus du golfe de Finlande. Au milieu de cetteverdure, poussent de tous les côtés de belles constructionsde tout genre et de toute dimension, mais frappéestoutes au coin d’une certaine gaieté architecturale,comme si elles ne devaient réellement recéler que desplaisirs ; on dirait des petites villas d’Asnières ou deBougival, et pour que l’illusion soit plus complèteencore, les nacelles se balancent à « l’ancre » attendantavec patience et sérénité l’arrivée des canotiers et descanotières.

Parfois, dans les nuits d’hiver, comme Théophile Gautierle raconte dans son Voyage en Russie, quand la neigecouvre de plusieurs pieds de hauteur les allées sablées,quand les blocs de glace ornent d’une couche cristallinela baie du golfe, quand les étoiles brillent par millionsau ciel, des grelots retentissent dans les avenues quel’on jugerait désertes. Emportés comme le vent par unsimple attelage, deux, trois, quatre traîneaux glissentcomme des ombres sur le blanc tapis. La fumée quis’échappe du naseau des bêtes et de la bouche des passagersétroitement encapuchonnés dans leurs fourrurestrouble par endroits la sérénité bleue de l’atmosphère.

Les traîneaux glissent toujours, puis tout à coup ilss’arrêtent dans leur course furieuse. Au milieu despins dont les branches décharnées ploient sous la neigeon aperçoit une maison. La toiture brille, des glaçonsgigantesques pendent aux frises, à travers les volets fermésfiltre un mince filet de lumière. L’istvolichik du premiertraîneau fait claquer trois fois son fouet. A ce signalla porte de la maison s’ouvre, un maître d’hôtel en habitnoir, la serviette sous le bras, s’incline devant les arrivants.Cavaliers et dames sautent à bas du traîneau,ils retirent les fourrures qui cachent des costumes debal et d’apparat ; on vient de l’Opéra ou d’une soiréeofficielle. En sortant, le stimulant de la bise, la poésiede la nuit claire et lumineuse ont fait naître le regretd’aller se coucher prosaïquement. Le plus résolu desélégants aura crié: Aux îles, aux îles ! et ce cri répétépar tous sera devenu un mot d’ordre. Quelle voluptéaussi de se sentir ainsi emporté à travers les faubourgsmuets, déserts, morts, de traverser le large fleuveglacé, et de trouver ensuite en plein paysage d’hiver, enpleine steppe, un restaurant bien ordonné, bien pourvu,de passer de la plaine neigeuse dans les salons capitonnés,chauffés au calorifère, resplendissants de bougies,où nous attendent des tables couvertes de lingeluxueux et de fine argenterie avec des seaux oùle cliquot se frappe, tandis que le thé bout et chantedans le samovar ! Des musiciens tsiganes, graves et denoir vêtus, accompagnés de quelques femmes deleur tribu, viennent égayer le médianoche par leursaccords étrangement mélodieux. Les convives versentà flot le champagne à ces musiciens et leur jettent àla tête des paquets de roubles. Ces libations et ces cadeauxstimulent l’ardeur des virtuoses, ils s’excitent,ils s’animent réciproquement ; leur musique, leur chants’élèvent crescendo au diapason d’un infernal sabbat ;c’est une danse macabre à faire trémousser les chandellesdans les lustres et les chaises sur le plancher.

Puis, à la fin de la fête, — qui a tourné un peu àl’orgie, — les cochers, qui pendant que les maîtress’amusaient là-haut, se chauffaient autour d’énormesbûches de bois allumées sur le pas de la porte, remontentsur leurs siéges, et, aussi vite qu’elle est venue,la caravane reprend le chemin de la ville. Le tempspasse vite dans les fêtes, car le jour naissant montredéjà, dans un brouillard grisâtre, les hautes cheminéesdes fabriques, les toits des maisons et la coupole deSaint-Isaac. Sur la Perspective, au moment où lestraîneaux bifurquent, le soleil teint de reflets sanglantsles immenses maisons, les ponts qui hardiment enjambentles canaux, les monuments, les hôtels ; et, sesrayons, semblables à une colonne de feu mat, désignentla route aux noctambules embarrassés qui ontau moins l’excuse d’avoir vécu un véritable conteféerique d’hiver.

On touchait, à Saint-Pétersbourg, au déclin de lasaison théâtrale. Les artistes français du théâtre Michelen étaient aux représentations à bénéfice des coryphéesde la troupe. C’est le signal infaillible de la débandadeprochaine. Ces « bénéfices » sont de véritables solennités,grâce à la faveur devenue proverbiale dont lasociété russe entoure les interprètes de l’art dramatiquefrançais.

L’artiste dont le bénéfice est annoncé, place lui-mêmeses billets, et il est de bon goût de les payer beaucoupplus cher qu’au bureau. L’habitué qui, ce jour-là, nepaierait sa stalle ou sa loge qu’au prix officiellementcoté, passerait infailliblement pour un élève d’Harpagon.

Chez les artistes femmes, des cadeaux en bijouxviennent toujours s’ajouter à ces primes qui grossissentla recette. Les parures sont tout à la fois des témoignagesd’admiration et d’estime, elles n’ont rien de communavec la rafle de bijoux opérée aux dépens denaïfs adorateurs par certaines divas de la chope oupar certaines artistes dramatiques chez lesquelles cebeau titre est simplement une alléchante enseigne.

L’empereur, un des plus assidus habitués du théâtreMichel, ne manque jamais de faire son présent au bénéficiaire:c’est, pour les dames, une paire de bouclesd’oreille, une broche, un bracelet ou tout autre objetde parure, pour les hommes, une tabatière. Mais cesmessieurs ont le droit de se faire compter la valeur dubijou en espèces. Il existe même, pour cela, une taxedes plus curieuses.

La familiarité bienveillante du tzar pour le personneldu théâtre Michel est connue ; l’empereur a hérité,sous ce rapport, de son père, le farouche Nicolas, quis’apprivoisait si bien avec les comédiens et les comédiennes.Sa Majesté est aussi assidue dans les coulissesque dans la salle. On a ménagé un escalier spécial quifait communiquer sa loge avec les coulisses, dont l’entréeest interdite à tout profane au théâtre Michel. Sousce rapport, la consigne est formelle: on ne fait d’exceptionpour personne.

L’empereur est très-prodigue de compliments ; et surtoutquand une nouvelle pièce vient d’être jouée, il distribueà chaque interprète sa part d’encouragements.Avec les dames il se montre poli, aimable, — mais riende plus. Pour que César ne puisse même pas êtresoupçonné, il n’adresse jamais la parole aux damesartistes qu’à plusieurs à la fois, c’est de l’étiquette rigoureuse.D’autres membres de la famille impériale, il estvrai, vivent sur un tout autre pied d’intimité avecles interprètes de l’art dramatique français. Certaineliaison entre une séduisante comédienne pleine d’entrainet d’esprit et un jeune grand-duc, est même vue d’unbon œil à la cour. Le prince en question montrait despenchants très-marqués, très-fâcheux, à la mélancolie.On craignait sérieusem*nt de le voir devenir hypocondriaque.Les voyages, les fêtes, les amusem*nts les plusvariés, rien ne parvint à le distraire ; il était trop jeunepour que l’on songeât à le marier, et d’ailleurs soncaractère aurait fait fuir à tire d’ailes la fiancée lamoins exigeante. Par hasard, il se trouva un soir ensociété avec Mlle M…, du théâtre Michel. Le brio endiabléde la Parisienne pur-sang parvint à dérider lePrince-Sombre. Il sourit comme un Prince-Charmant, et,au lieu de se tenir immobile et rêveur dans un coin, ilcausa. Le remède tant cherché était trouvé. Loin de contrarierle rapprochement des deux jeunes gens, on leurfournit des occasions de se rencontrer. Aujourd’hui, legrand-duc est gai, il parle, il vit, puisqu’il aime. Peut-êtreaura-t-il de l’esprit un jour, sa maîtresse en a tant !

En dehors du théâtre, l’empereur ne renie pas sesamis les artistes. S’il en rencontre au Jardin d’hiver,quand il fait sa promenade quotidienne, il s’arrête,leur serre la main et s’entretient avec eux ; un honneurdont bien peu de généraux mêmes pourraient se vanter.Voici une petite anecdote qui m’a été contée par undes principaux artistes:

M. Luguet, le directeur de la troupe, soit dit en passant,le frère de Marie Laurent et de René Luguet, duPalais-Royal, et l’excellent Adolphe Dupuis traversaienttous deux le Jardin d’hiver, quand ils virent l’empereurdéboucher d’une allée, seul, à pied, et suivi de sonterre-neuve. Dupuis, pour ne pas s’enrhumer en ôtantson bonnet fourré — un artiste qui est sur l’affiche doitse ménager — porta la main à sa coiffure, rendant ainsi leshonneurs militaires au souverain. L’empereur s’arrêta.

— Oh, oh ! fit-il, comme vous faites bien le salut militaire,monsieur Dupuis ! Vous avez donc servi ?

— Oui, sire, répondit le premier rôle.

— Et dans quel régiment ?

— Dans les chasseurs d’Orléans, sire, sous le roiLouis-Philippe.

— Ah ! j’ai beaucoup entendu parler de votre colonel.Il est mort si jeune ! Quel dommage ! Et vous, monsieurLuguet, avez-vous aussi servi ?

— Mon Dieu, sire, oui, fit le directeur du théâtreMichel, j’ai été dans la garde nationale.

— Oh, oh ! répondit l’empereur en souriant, vousn’avez été qu’un soldat de carton !

Malgré les préoccupations du moment, l’empereur nevoulut pas priver les bénéficiaires de sa présence. Je levis dans sa loge, attentif et bienveillant, le soir où, pourla représentation de Mme Tholer, une émigrée de laComédie Française, on donnait pour la première fois,devant une salle splendide, un ruissellement d’uniformeset de diamants, l’Étrangère.

Quelques jours plus tard, les artistes français, désireuxde donner un témoignage public de leur gratitudeet de leur attachement pour le pays où ils sont choyéset fêtés, avaient organisé une représentation extraordinaireau profit de la Société de la Croix-Rouge. A la findu spectacle, toute la troupe, depuis les premiers rôlesjusqu’aux choristes, se rangea sur la scène et entonnal’hymne national russe, que toute l’assistance écoutadebout et fit répéter trois fois. La quatrième fois, ce futle public qui le chanta en chœur. Dupuis, le principalacteur du théâtre Michel, M. Luguet et l’excellent comiqueRegnard, portaient au cou la décoration qui leuravait été accordée peu de temps auparavant par l’empereur.Trois soirs plus tard, le théâtre Michel se fermaitpour quatre mois, et les artistes prenaient leur voléevers Paris et Asnières, non sans supputer de combien ladégringolade du change sur le rouble ébréchait leursappointements. Les Allemands (car il existe aussi unetroupe germaine l’hiver à Saint-Pétersbourg) se sentirentpiqués d’émulation et voulurent aussi apporter leurobole à l’entreprise patriotique et humanitaire de laCroix-Rouge. Par conséquent, une représentation extraordinairefut annoncée au théâtre allemand qui s’élèvesur la place derrière la grande statue de Catherine.

Seulement, il y eut des difficultés avec la censure.MM. les comédiens allemands avaient choisi pour lasoirée un drame héroïque, en vers, du poëte patriotede 1814, Kœrner. Cette pièce en cinq actes, Zryni,pouvait, à un certain point de vue, paraître d’actualitéaux artistes. Elle raconte en effet les efforts héroïquesd’un noble Hongrois qui défendit jusqu’au dernier momentcontre les envahisseurs ottomans la forteresse deSzigeth et préféra mourir sur la brèche plutôt que dese rendre. Seulement, dans la même pièce, les Turcssont représentés à l’apogée de leur gloire et de leurpuissance. Soliman le Magnifique parle le langage d’unnouveau Charlemagne et rend grâce à la fortune, qui n’apour lui et ses amis que des sourires terribles ou defécondes caresses.

Était-il possible de montrer au public de Saint-Pétersbourg,au moment où l’on annonçait, où l’on espéraitdu moins des victoires éclatantes sur les Turcs, un sultanresplendissant de triomphes et foulant à ses piedsles peuples et les armées ? Le général chargé de la censureadressa même une assez verte mercuriale au directeurde la troupe allemande, sur le choix d’une pièceaussi inopportune.

Les acteurs soumirent alors au jugement du sévèreguerrier la comédie historique: Zopf und Schwert.Le héros de la pièce est le fondateur de la monarchieprussienne, le Grand Électeur. Cette fois, il n’était pasquestion de Turcs ou de redoutables sultans ; la scènese passait dans un pays ami, et le souverain mis enscène par l’auteur était l’ancêtre de l’allié du tsar. Néanmoins,le général-censeur secoua de nouveau la tête.« Nous ne pouvons pas permettre que l’on fasse en cemoment l’apologie d’un souverain qui appartient àune autre maison que celle des Romanoff », écrivit-ilen marge de l’affiche. Nouvelle déconvenue des artistesallemands, qui finissent par offrir à leur public unevulgaire farce en cinq actes sans aucune importance. Larecette s’en ressentit et atteignit à peine la moitié de lasomme encaissée au théâtre Michel.

Les arts jouent un grand rôle dans la vie élégante desRusses. Les demeures des gens à fortune sont encombréesde tableaux, de statues, sans oublier les coûteuxbibelots de prix en bronze ou en métal. Pourtant cen’est pas d’eux-mêmes que les Russes tirent la productionappelée à satisfaire leurs goûts. Ou les tableauxviennent de l’étranger, ou les artistes qui les ont faitssont établis en Russie. L’art officiel lui-même a dûavoir recours à des illustrations exotiques. Le précédentpeintre de l’empereur n’était autre que le célèbremaître hongrois Zichy, qui, ayant par un de cescoups de tête familiers aux grands esprits jeté sadémission à la tête des dignitaires de la cour, est alléplanter sa tente au boulevard Malesherbes, gardant à ladisposition des visiteurs intimes certain portefeuillemystérieux plein de croquis aussi extraordinaires par letalent du peintre que par la hardiesse des sujets traités.

Le successeur de M. Zichy est d’origine française,mais né en Russie, M. Charlemagne. Dans le logementqui lui sert en même temps d’atelier, au rez-de-chausséede la maison qui touche à l’église catholiquesur la Perspective Newski je trouvai le peintre ordinairede Sa Majesté occupé à retoucher un tableau historique:l’Entrée de l’empereur Alexandre Ier à Parispar la porte Saint-Denis.

La conception et l’exécution de l’œuvre étaient sobres,mais justement cette sobriété avait assuré à l’artistela précision. C’était une réelle évocation du boulevardde l’époque, que cette petite toile ; avec la haute porteSaint-Denis si peu changée depuis, les maisons enfumées,la foule des Parisiens agitant leurs mouchoirspour faire fête « à nos amis les ennemis », et dansl’encadrement de la voûte de pierre apparaissant subitementAlexandre à la tête de son état-major de généraux,de haute taille, coiffé d’un tricorne en travers. Sur ledernier plan on démêlait la lance des cosaques. M. Charlemagneespérait consacrer sa renommée comme peintrede bataille en obtenant la permission de suivre l’arméeet de retracer par le pinceau les principaux épisodes dela campagne. Mais un autre choix avait déjà été fait, etje trouvai l’aimable artiste désolé de n’avoir pas étémis à même de faire preuve de son talent et de sondévouement à l’armée.

L’émule et l’ami de M. Charlemagne à Saint-Pétersbourgest M. Kohler, un peintre d’un talent original,dont l’atelier, tout rempli de toiles de grande dimension,paysages et peintures de genre, atteste la fécondité.M. Kohler travaillait, au moment de mon passage àSaint-Pétersbourg, à une tête du Christ, plus grandeque nature, destinée à l’ornementation d’une église.Mais le véritable événement artistique de Saint-Pétersbourgc’était l’exposition, dans les salons de l’Académie,d’une grande toile d’un peintre polonais, représentant« les flambeaux vivants de Néron ». L’ingénieuxtyran de l’ancienne Rome, toujours à l’affût de nouveauxet excentriques genres de supplice à infliger auxnéophytes chrétiens, avait imaginé de faire enduire depoix et de soufre des croyants de la nouvelle foi, quiétaient consumés lentement comme des flambeaux. Latoile nous montre une des grandes voies de l’ancienneRome impériale, bordée de palais d’une architecture grandioseet sévère, qu’égaye cependant un peu le lumineuxsoleil d’Italie. De tous les côtés la foule se presse,foule bariolée et se prêtant admirablement au pinceaud’un romantique ; sur les terrasses des palais apparaissentles habitants: patriciens, patriciennes au front ceintdu diadème, serviteurs et esclaves nubiens du plus purébène. La litière de l’empereur romain, une maison enor ciselé, se fraye avec peine un passage au milieu dela foule. A demi étendu sur ce lit ambulant, superbementvêtu de lin blanc, la couronne au front, le despoteregarde la foule d’un air à la fois hébété et pleinde mépris. Son regard se dirige surtout vers le fond dela toile: liés à des poteaux enguirlandés de fleurs, lescandélabres vivants apparaissent. Les victimes sontcousues dans des sacs ; la tête seule apparaît, ici têtedistinguée et virile, là-bas tête de vieillard vénérablecouverte d’une toison blanche, plus loin encore têteétonnante d’une jeune fille au pur profil qu’ondoient descheveux d’un blond ardent. Dans quelques instants lesupplice horrible va commencer ; des bourreaux-esclaves,des nègres à la physionomie farouche et bestialeattisent le feu des bûchers qui servent de piédestal àchacune des torches vivantes. Rien ne saurait inspirerdavantage l’horreur du supplice que l’aspectde ces préparatifs si vigoureusem*nt exacts, si techniques.La physionomie des spectateurs prouve chez lepeintre le désir exécuté d’une façon heureuse dereprésenter à grands coups de pinceau les différentstypes de la Rome impériale. Tout se retrouve danscette cohue, qui se précipite à un supplice horriblecomme à un spectacle curieux. La férocité frivole dupatricien, du « gommeux » en toge blanche et en cothurne,et la férocité bête de l’homme du peuple ivre desang et de vin. L’attitude grave et impassible dulégionnaire côtoie les langueurs maladives de la courtisane ;mais au milieu de toutes ces figures merveilleusem*ntcomprises et merveilleusem*nt rendues, il enest une qui prime toutes les autres, et qui frappe leregard du visiteur plus vivement que toutes.

C’est une jeune fille au teint hâlé par le soleil ardentde la campagne romaine, mais admirablement belle,avec une figure réalisant la moyenne entre l’idéal dutype grec et l’idéal du type italien. Assise par terre, cettecréature parfaite considère de son long regard légèrementvoilé, les apprêts du supplice ; l’artiste a rendu,on ne peut plus heureusem*nt dans ce regard, l’immensepitié mêlée à une pointe de dégoût. — Est-cepour le genre du supplice ? est-ce pour cette foule dontelle-même fait partie ? est-ce pour cet histrion omnipotent ?c’est ce qu’il est difficile de dire ; il faudraitpénétrer plus avant dans la philosophie du tableau, cequi n’est guère possible en une visite. Le tableau deM. S… eut, dans la capitale de la Russie, un immensesuccès ; peu s’en fallut même qu’il n’y restât tout àfait, le tsarevitsch ayant manifesté l’intention de l’acheterà un fort bon prix[3]. Il demanda d’abord à ce quele peintre lui fût présenté, et, au cours de l’entretien,il dit qu’il fallait féliciter la Russie de posséder unhomme d’un aussi grand talent. « Pardon, Altesse, fitS…, je suis Polonais », en insistant sur ce derniermot. Depuis ce moment il ne fut plus question del’achat du tableau et même S… devint une personaingrata à la Cour.

[3] Le tableau de M. S… a été envoyé à Paris, où il a figuréà l’Exposition des Beaux-Arts, section russe.

Ah ! si les événements ne s’étaient pas précipités là-bassur le Danube, quelle tâche agréable de s’initier davantageà cette existence de Saint-Pétersbourg, de se lierplus intimement avec les connaissances que nous avonsseulement pu ébaucher ! — Mais le moment où lesopérations vont entrer dans la phase active approche,il est temps de prendre possession de notre stalle, quiva devenir bientôt une selle de cheval, pour assisterde visu à ce qu’il faut raconter. Déjà les aigles russesont remporté leur premier succès à Ardahan. Cetteville est tombée après une courte lutte entre les mainsdu général Loris-Mélikoff, aide-de-camp du princeMichel, commandant en chef des forces impériales enAsie. Des succès ne tarderont pas certainement à suivreen Europe.

CHAPITRE V

Départ pour Moscou. — Des voyageurs qui vont loin. — Vivele printemps ! — Un coup-d’œil au Kreml. — Une évocationdu passé. — Visite au prince Dolgorouki. — Au consulat deFrance. — Confusion musicale. — Un ami de vingt-quatre heures. — Uneéconomie inopportune. — Un compartiment de premièreentre Kirsk et Kiew. — Un boulevardier en capitaine russe. — « Ceque les Polonais appellent la Pologne. » — Kiew. — Lesambulancières. — De Kiew à la frontière roumaine.

Le canon de la forteresse Pierre-Paul qui avait éveilléla ville dès le matin, recommence à tonner à cinq heuresdu soir quand nous entrons dans la salle d’attente duch*emin de fer Nicolas. Le train express de Moscou estsous vapeur ; dans la salle d’attente, sur le quai de lagare où chacun pénètre librement, on s’embrasse et onse serre la main. Les yeux sont mouillés, beaucoup de cesvoyageurs vont en Sibérie, pas comme déportés, bienentendu, dans l’Oural, en Perse, jusqu’à la frontièredu Japon. Ce sont des voyages de cinq, six semaines,auxquels les trois à quatre journées de chemin de ferservent seulement de préface. Je pus me convaincremoi-même combien, sous ce rapport, le tempéramentdu Russe ressemble à celui de l’Américain. On meprésenta à la gare à un jeune homme très-blond et très-correctde tenue et d’allures, admirablement soigné,imprégné d’eau de senteurs et vêtu à la toute dernièremode. Ce gentleman, d’origine allemande, mais établien Russie depuis son enfance, s’en allait tout bonnementau delà de Tobolsk dans une ville sibérienne dontje ne retrouve pas le nom sur mes notes, arranger uneaffaire d’héritage excessivement embrouillée. Il s’agissaitde mines d’une valeur de plusieurs millions laisséespar une dame très-âgée qui devait une somme fortronde avec des intérêts à une banque de Saint-Pétersbourg,dont mon compagnon était administrateur.

Les héritiers, qui avaient très-bien su s’emparer desmines sans plus de retard, refusaient absolument depurger les hypothèques. Il fallait donc, à trois millelieues des tribunaux de Saint-Pétersbourg, faireadmettre légalement les prétentions résultant de documentsque mon élégant partner portait à nu sur la peau,cousus dans un gilet de flanelle, ainsi que la sommetrès-respectable destinée aux besoins du voyage et àl’achat des juges, des autorités politiques et administrativesqui, dans ces régions éloignées, ne se fontpas le moindre scrupule de trafiquer de leurs offices.J’appelle les choses par leur nom, parce que cesmessieurs ne se donnent pas même la peine de dissimuler,sous des apparences hypocrites, la corruptionparfaitement organisée, et on se moquerait joliment dunaïf qui s’embarquerait sans biscuits pour soutenir là-basun procès ou une revendication quelconque. Monintention n’est pas de faire des révélations, c’est pardes Russes mêmes que j’en ai appris long sur l’intégritéet l’honnêteté tarifées des gens de bureau et des magistratssibériens.

Ne me demandez pas ce que l’on voit entre Saint-Pétersbourget Moscou. — Je dormis pendant le trajetavec toute la conviction résultant d’un noctambulismeeffréné de trois semaines. C’est seulement une dizainede verstes avant d’arriver dans la seconde capitale dela Russie (qui se vante volontiers d’être la premièrepolitiquement), que je revins à la vie active. Le trajetavait duré dix-sept bonnes heures, de cinq heures dusoir à dix heures du matin. Regardons par la vitre ducoupé. Enchantement ! surprise pleine de délices ! voicide la verdure, des arbres touffus, des coteaux couvertsd’une végétation luxuriante. Quel contraste avec lesarbres tristes, décharnés, maigres et sans une seulefeuille, que j’avais eus sous les yeux à Saint-Pétersbourgoù l’hiver régnait encore à la fin de mai. Non, jamais,malgré un goût prononcé pour la villégiature, je ne meserais supposé aussi enthousiaste de la nature qu’enretrouvant ce feuillage. Cela fait l’effet d’un baume ; lespoumons se dilatent, le pouls bat plus fort, on respireavec volupté l’air chargé des senteurs encore toutesfraîches et pénétrantes du printemps.

Mais, pareille à une coquette parée de tous sesatours, qui se fait un jeu d’exciter l’admiration, puisqui se dérobe au moment où elle vient d’allumer lesdésirs, le printemps éblouissant s’était changé entrombe d’eau avant même que nous eussions atteint laporte cochère de l’hôtel Slowensky-Bazar qui est à Moscouce que Dehmouth est à Saint-Pétersbourg. Quelleaverse ! En un instant, le pavé moscovite fut changéen une vaste mare boueuse, le pavage mollit visiblementet les roues de la voiture (nous avions retrouvé lefiacre classique après les éternels droskis) s’enfonçaientà demi dans la fange.

Quel dommage ! Comme nous eussions préféré pénétrerà pied dans la « ville sainte » par la poterne percéedans la vieille muraille mogole, comme nous eussionsvoulu nous mêler à la foule des Russes de vieille souche,dévoués au Dieu orthodoxe et au Tzar, qui sortaientde la messe !

Comme nous aurions voulu détailler une à une lesbizarreries de cette architecture où, par un capricequ’on retrouve d’ailleurs dans d’autres villes aussi,la petite cabane s’accoude familièrement au palais etoù toutes les écoles, tous les siècles sont représentéspar des échantillons des plus biscornus, depuis le styleultra-moderne de nos architectes constructeurs de boulevardset partisans déclarés de « la ligne », jusqu’austyle chinois transplanté ici par des enfants de l’empiredu Milieu qui ont fait souche de marchands rusés etchançards et dont le teint jaune de citron, les yeuxcaves et les cheveux de jais trahissent l’origine !

Mais le style dominant, grâce aux chapelles, auxéglises, aux couvents, c’est le style byzantin. Hélas !le temps nous est mesuré et la pluie nous gâte lepeu de temps donné à l’admiration. Soyez tranquille,lecteur, nous ne découvrirons pas Moscou. Tout auplus, vous prierions-nous de rester en admirationcomme nous le fûmes nous-même, comme nous lesommes au moment où la plume évoque ce souvenir,devant les splendeurs du Kreml.

Après avoir copieusem*nt déjeuné dans le restaurant-serrede l’hôtel au milieu des plantes rares, à une petitetable dressée sur le rebord de marbre blanc d’un vivieroù nagent insouciants les poissons les plus savoureux, — enattendant le couteau du sacrificateur, — nouspénétrâmes dans le château par la « porte sainte ». Lecocher en traversant la voûte se découvre et de samain restée libre fait maints signes de croix en marmottantdes Pater.

Tout bon Russe est tenu d’en faire autant. Les étrangersse découvrent autant par politesse que pour nepas être exposés à des coups de poings, car la bonhomietrès-réelle du Slave fait place à la fureur s’il supposequ’on a manqué d’égards à la vierge Marie. Par la hautemuraille qui l’entoure, par sa position élevée, leKremlin est une forteresse ; — des canons se dressentd’ailleurs sur la plate-forme et l’œil se heurte contre lespyramides de boulets, — par l’agglomération de constructionsde luxe, le Kremlin est une ville, mais une villede palais ! Le joyau de cette agglomération est la chapelledu couronnement. Vue du dehors encaissée aumilieu de constructions de toute espèce, cette chapellen’a pas trop grand air. Mais à l’intérieur c’est unedébauche de métaux précieux, une éblouissante cascaded’or, de platine, d’argent et de pierreries. Les statuesdes saints, les noires madones byzantines sont couvertesdu haut en bas de diamants, de turquoises, deperles, de rubis à approvisionner l’amphithéâtre del’Opéra un vendredi.

Mais cela ne suffit pas ; outre les statues et les images,les pierreries garnissent aussi toutes espèces de reliqueset les cadavres embaumés des métropolitains.Le guide, très-consciencieux, ne veut pas nous fairegrâce d’une seule de ces momies, — à mon grand déplaisir,car je ne suis pas de ceux qui s’abîment dans lacontemplation de la mort, même quand des diamantsenchâssent les cadavres et quand ces cadavres sont desdignitaires de l’Église orthodoxe. C’est par millionsqu’il faudrait chiffrer la valeur des pierres de toute espècequi sont enchâssées dans le velours de la Coupoleet dans la couronne qui la surplombe. Voici le dais où, àl’issue de la guerre de Crimée, l’empereur actuel estvenu s’agenouiller pour recevoir la couronne. La cérémonie,au dire des témoins qui y ont assisté, a dépasséen éclat tout ce que l’on peut rêver. Les puissancess’étaient fait représenter avec un appareil detrès-grand luxe, comme pour montrer qu’elles tenaientà saluer sincèrement l’avénement du règne nouveau.La France, ce récent adversaire, ce vainqueur qui venaitde coucher l’Alma et Sébastopol sur son livre d’or,tenait à briller au premier rang, et le duc de Morny,le roi des élégants, s’en chargeait mieux que qui que cefût au monde. Le souvenir de son faste merveilleuxsurnage encore aujourd’hui au milieu des réminiscencesde la fête ! Mais ce qui domine dans ce Kreml,même pour celui qui n’a pas sur cet homme du destinle jugement de ses admirateurs passionnés, c’est l’ombrede Bonaparte. Involontairement on aperçoit le conquérant,pris à son propre piége, se promener sur cesremparts, la redingote grise jetée sur son uniformevert et blanc des chasseurs à cheval, la tête coifféedu petit chapeau, les mains derrière le dos et regardantd’un air vaguement inquiet l’océan de maisonsétendu à ses pieds, qui s’étage sur les collines jusqu’àce que les constructions se perdent dans les bois. Surla place carrée du milieu, la foule sémillante des aides-de-camps’agite, contrastant par son attitude enjouéeavec la gravité chagrine et grognonne des maréchaux,qui commencent à se demander ce qu’ils font en définitivesi loin de leurs hôtels de la place Vendôme, dela rue du Mont-Blanc, de leurs commanderies et deleurs terres sénatoriales. Aux poternes des grenadiersau vaste bonnet à poil se promènent devant les guérites,et au haut du palais, où se balance maintenant ledrap jaune avec l’aigle noir à deux têtes, flottent les troiscouleurs. Malgré les souvenirs de six siècles d’histoiretrès-pittoresques et très-terribles, malgré les noms retentissantsd’Ivan le Terrible et de Pierre le Grand,c’est un parfum de 1812 qui frappe le visiteur de cetteétrange construction. Cette date pourrait être incrustéedans la pierre des murailles ; les yeux la cherchentet l’esprit en est obsédé.

1812 ! à cette évocation les torches s’agitent au-dessusde nos têtes, l’étincelle voltige au-dessus de nousde place en place, de rue en rue, de maison en maison.Elle se change en lueur et en flamme. Par l’effet d’unehallucination, on croit voir le feu lécher les maisonsqui ont été construites à la place de celles réellementbrûlées. La colonne de feu se porte partout et dévorepartout. Comment se fait-il que ce spectacle se retraced’une façon aussi vive en présence de cette ville sicalme, si sereine alors, et surtout lorsque la pluietombe ? C’est que cet incendie nous l’avons réellementvu, non pas ici en Russie aux approches de l’hiver,mais à Paris, en plein printemps, sous le soleil radieuxde la Pentecôte de 1871…

Quittons le Kremlin. Nous avons deux visites à faire:l’une est pour le plus puissant personnage de la ville etde la province, M. le prince Dolgorouki, gouverneurgénéral de la seconde capitale russe et du vaste territoiredont Moscou est le chef-lieu. M. le prince Dolgoroukiest un des grands seigneurs les plus riches de laRussie ; on dit de lui qu’il serait embarrassé d’évaluerses propres revenus. Cela ne l’empêche pas, au contraire,de nous recevoir, nous un inconnu pour lui,simplement recommandé par notre qualité de journaliste,avec beaucoup plus d’affabilité que beaucoup demerciers retirés des affaires et adjoints de leur communene l’eussent fait à sa place. Le commandant deMoscou est un homme d’environ cinquante ans, bienpris de la taille, l’air sagace et bienveillant. Des yeuxgrands ouverts et une assez abondante chevelure couleurblond pâle donnent à sa personnalité le cachet duRusse sui generis. La façon de parler, un peu pâteuse,est pleine de douceur, le ton bienveillant. Son Excellencehabite l’hôtel du Gouvernement, palais d’un aspect sévèreet meublé avec une somptuosité réglementaire. Il fauttraverser une immense enfilade de salons qui se distinguenttous par des œuvres d’art qui y sont éparpillées,peintures, bustes, statuettes ; sur la table, demagnifiques albums à la reliure rutilante, fortementdorés sur tranche et splendidement calligraphiés à l’intérieur.La plupart de ces albums contiennent desadresses de félicitation et de dévouement dont lescomités qui siégent à Moscou et chauffent si souventl’atmosphère de cette ville sont très-prodigues. M. leprince Dolgorouki fut assez gracieux pour exprimer leregret que je ne restasse pas davantage son hôte dans« sa ville ». Pour le cas où j’y aurais séjourné quelquetemps, il mettait à ma disposition un aide-de-camppour me piloter, ni plus ni moins. Je vous le demande,la tentation n’était-elle pas un peu forte ? Le temps mefit défaut pour y succomber.

« Eh bien ! dit mon interlocuteur, ce sera pour votreretour, si le bon Dieu permet que cela finisse bientôtet bien là-bas. » M. le gouverneur m’engagea à visiter,avant de quitter Moscou, le train des ambulances quivenait d’être formé en gare sous les auspices de lamunicipalité de Moscou (elle venait de voter 7 millionsde francs pour la Croix-Rouge), et il me donna tousles détails par écrit. Je voulus serrer précieusem*nt lepapier sur lequel il venait de coucher ces indications ;mais, avec une fermeté très-polie, mon interlocuteurme pria de prendre copie. Le diplomate reparaissait ;on peut être poli et affable pour tout le monde, maisquant à laisser traîner son écriture, c’est une autre guitare.On ne lâche cette proie qu’à bon escient.

La seconde visite, qui me coûta deux courses, puisquej’y dus retourner le lendemain, ayant trouvéd’abord visage de bois, fut pour la ravissante oasis duconsul de France, M. Mariani. La colonie française, àMoscou, est très-nombreuse, très-distinguée et, enmoyenne même, très-riche. Le consul est quelque peul’inspirateur, le conseiller, — et passablement l’enfantgâté de cette colonie. La haute société et le monde officielde Moscou affichaient, avant la guerre actuelle,des sympathies très-hautes en couleur pour la France,et naturellement la position du consul en bénéficiait.Mais toute médaille a son revers: c’est le climat. Bienpeu de ces représentants de la France peuvent lesupporter ; à la longue et malgré les attraits un peu absorbantset fatigants du séjour, ils s’empressent, au boutde quelque temps, de réclamer leur renvoi dans unezone plus tempérée.

M. Mariani était sur le point d’en faire autant et ilavait obtenu, à sa grande satisfaction, un poste enSuisse. Il n’attendait pour partir que l’arrivée de sonsuccesseur, mais celui-ci n’était guère pressé, paraît-il,car l’attente durait déjà tout l’hiver. Depuis, j’ai apprisque M. Mariani avait pu enfin prendre possession de sonposte en Helvétie. Il a dû être certainement regrettéà Moscou, comme j’ai pu en juger à mon profit ; saparole faisait autorité auprès de la colonie française.

Le soir même, mon compagnon de voyage, celui quipartait pour les confins du Japon, devait continuer saroute. Il en avait encore pour trois jours en chemin defer, près de huit jours de navigation sur le Volga, et jene sais combien de semaines en carriole, heureux s’iltrouvait une voiture convenable et échappait au supplicede la teleka, ce vestige des tortures du moyen âge.Heureux aussi si son procès était terminé, d’une façonou d’une autre, avant l’arrivée de l’automne. Sinon ilétait menacé de rester prisonnier tout l’hiver dans lapetite ville sibérienne, non pas prisonnier d’État, maisdu climat et des avalanches de neige qui forment uneimpénétrable muraille et ne permettent de sortir à âmequi vive. C’est bien le moins qu’avant de s’embarquerpour de telles aventures, on jouisse un peu de la viejusqu’aux dernières limites de la civilisation. Aussidînâmes-nous fort bien et copieusem*nt en arrosant lerepas des premiers crus, sans oublier de vider les dernièrescoupes à la réussite de nos projets et à l’heureuxretour de nos pérégrinations. L’orgue monumental, plusgrand qu’un orgue d’église, bel instrument sculptérecélant dans ses flancs un orchestre complet, d’unevaleur de plus de cent cinquante mille francs, accompagnale festin d’une foule de morceaux variés empruntésau grand répertoire d’opéras et d’opéras comiques.Un programme composé d’une vingtaine de pièces,comme pour un véritable concert donné par un véritableorchestre, était posé sur toutes les tables ; parexemple, le rédacteur ne se piquait guère d’exactitude,car des morceaux de la Muette étaient hardimentattribués à Meyerbeer, tandis que par un juste retourdes choses d’ici-bas, une cavatine du Pardon dePloërmel devenait l’œuvre d’Auber. Mais qu’importe !les convives du dimanche se pressaient autour destables si gaiement éclairées par les bougies, rivalisantavec les feux des lustres ; autour de ces tables couvertesde serviettes du linge le plus fin et sur lesquelles s’étalaitune argenterie authentique et poinçonnée, celuxe des établissem*nts de premier ordre en Russie.

L’heure du départ mit fin à nos épanchements réciproques,à ces épanchements mêlés de confidencesauxquels on se laisse aller si volontiers en route,alors surtout que le vin vous y aide. M. C. et moi,nous étions devenus des intimes. « A votre procès »,« A votre succès en Roumanie et chez les Turcs. »Tels furent les derniers mots échangés. Puis un énergiqueserrement de main — et la vapeur emporta monami de vingt-quatre heures qui, j’aime à le croire, aurafait bon voyage, aura gagné son procès et se retrouveramaintenant riche et victorieux dans ses foyers. Jele souhaite de tout cœur à ce charmant garçon, — maispour ce qui est de savoir si mes vœux ont étéexaucés, c’est là une tout autre affaire ; car oncques jen’entendis plus parler de mon partner.

A deux heures précises le lendemain, j’étais à la garede Kursk, toujours avec mon modeste mais très-commodebagage, que le matin même j’avais augmenté dequelques brimborions et d’un parapluie achetés de bricet de brac dans le grand bazar de la ville. Le train pourKiew et la frontière roumaine allait partir dans unedemi-heure. Le temps d’écrire quelques lettres, de lesjeter à la boîte et d’acheter quelques volumes à la bibliothèqueambulante, volumes payés volontairement enkopeks et involontairement du fameux parapluie oubliédans un coin. Enfin la cloche sonne et on se précipitesur le quai. Obéissant à une pensée d’économie, j’avaismodestement pris un billet de seconde classe croyant ytrouver une société analogue à celle qui en France etsurtout en Allemagne circule dans ces wagons intermédiaires.Funeste erreur. La Pologne juive avait envahile compartiment avec ses longues houppelandes sales,son odeur particulière et l’absence complète de sans-gêne.Je me souciais très-peu en vérité de circuler pendantquatre fois vingt-quatre heures au milieu de cespatriarches graisseux, très-pittoresques à contemplersans doute, mais avec qui le compagnonnage offrait plusd’un inconvénient. Le tableau fut encore complété parl’invasion d’une famille de paysans dont le chef étaitengoncé dans une houppelande bariolée encore plusgraisseuse et plus dégoûtante que celle des juifs polonais.Madame non plus n’était pas des plus appétissantes,et deux mioches fort mal mouchés geignaient et pleuraientà fendre l’âme. Rester en pareille société pourépargner une centaine de francs, ce n’eût pas été del’économie, mais de l’avarice. Laissant les Polonais etmoujiks, j’empoignai ma valise et, moyennant supplémentaugmenté d’un pourboire, je pénétrai en première.

Quel contraste avec le compartiment que je venaisde quitter. Ici on est dans un véritable salon. L’ameublementconsiste en sophas et en fauteuils capitonnés,des bergères d’un moelleux incomparable vous tendentleurs bras. On marche sur des tapis épais et la lampeaccrochée au plafond répand une lumière amplementsuffisante pour permettre, pendant les longues nuits dutrajet, le jeu et la lecture. Chacun peut s’étaler à sonaise, et comme le nombre réglementaire des places n’estpas occupé, on est comme chez soi. Puis au lieu dujargon mêlé de jurons qui m’assourdissait les oreilles del’autre côté, on entend le français le plus pur. Tous mescompagnons de voyage s’entretiennent dans cette langue.Faisons connaissance avec ces messieurs. Voici undélégué de la Société de secours, il va à Kiew surveillerl’établissem*nt d’un hôpital ; un médecin-chirurgienrevêtu du costume militaire, le bras orné de la Croix deGenève, suit la même destination. Un jeune homme demoyenne taille, au teint un peu olivâtre, à la moustachenaissante, à la physionomie moitié enfant, moitiéviveur, vêtu d’un très-collant costume de hussard, estenfoncé dans le « coin » gauche du compartiment. Ilmet ordre à ses menus bagages, qui se composent d’unefoule de pièces, sacs, coffrets, sacoches, valise, sansoublier le petit oreiller finement brodé dont un officierrusse bien né ne saurait se passer en voyage. En facede lui, un homme d’une cinquantaine d’années, blond,mince, fluet, d’une physionomie fine, intelligente etun peu dédaigneuse, dont l’allure piquante était rehausséepar un monocle artistement fiché dans l’orbitede l’œil gauche, fumait sa cigarette nonchalammentrenversé dans un fauteuil et causant avec le jeune homme,qu’il appelait « prince ». Le voyageur au lorgnon portaitlui aussi un uniforme, moins élégant que celui du« prince », puisque c’était simplement celui de l’infanteriede ligne, mais la tunique était du drap le plus finet ne sortait certes pas des ateliers du tailleur du régiment.Le jeune homme était le prince Dadian des anciensrois de Mingrélie, descendant d’une dynastie qui régnaitencore au commencement de ce siècle sur les vallonspoétiques et embaumés de la Géorgie. La Russie vintavec sa force d’expansion. Elle engloba avec son vigoureuxappétit aussi bien les pays chrétiens que les contréesmusulmanes qui se trouvaient à sa portée. Quelques-unsdes souverains se firent tailler en pièces oucherchèrent un refuge dans les montagnes. D’autres, aucontraire firent leur soumission à l’aigle à deux têtes etvécurent à la cour de Russie de pensions et de dignités,en échange de leur souveraineté. Le grand-père du jeuneDadian, prince de mœurs douces et d’humeur pacifique,se soumit, il envoya ses enfants à la cour. Sapetite-fille épousait il y a quelques années le comteAdlerberg, le ministre intime, l’ami du tzar, et sonpetit-fils, le lieutenant de hussards assis en face de moi,se rendait, sur l’ordre de l’empereur, à Tiflis se mettre àla disposition du grand-duc Michel, commandant duCaucase.

L’autre officier portait un des premiers noms de laRussie et il peut se vanter d’avoir eu une carrièreexcessivement romanesque. Retiré du service militairedepuis environ dix-huit ans, M. de K…, sauf une apparitionnécessaire dans ses terres pour se rendre comptede leur bonne administration, était devenu tout à faitParisien. Il habitait la rue Taitbout, dînait au caféAnglais, ne manquait jamais une première et se plaisaitdans la société des gens de lettres et des artistes.Il est d’ailleurs par alliance parent d’un des plus célèbresauteurs dramatiques de notre époque. Voici quela guerre éclate, l’écho des tambours parvient jusqu’auperron de Tortoni. Les instincts patriotiques duRusse et de l’ancien capitaine d’infanterie se réveillentavec une force irrésistible. D’ailleurs, cette vie d’oisivetéélégante lui pèse, les multiples aventures galantes fatiguentà la longue les plus intrépides. M. de K…,sans égard à ses cinquante ans et à une blessurereçue dans des circonstances très-dramatiques, s’arracheà ses amis, à ses habitudes, à l’existence de sybarite duboulevardier ; il court à Saint-Pétersbourg où il faitagir toutes ses influences de famille pour obtenir depouvoir reprendre du service avec son ancien grade.C’est là une faveur très-enviée, très-courue et M. deK…, tout apparenté qu’il est, ne considère pas commeun mince triomphe le fait d’avoir obtenu gain de cause.Le voici donc en route pour le quartier général à larecherche de son régiment. Eh bien, faut-il l’avouer,M. de K… n’est pas sans regretter un peu la décisionqu’il a prise, il se demande s’il a bien fait de quitterson entre-sol pour l’échanger contre la tente humidetapissée de paille fraîche pendant les bons jours encorequi l’attendent là-bas, et si on n’aurait pu vaincre leTurc sans son aide. Mais d’autre part la perspective derevenir à Paris colonel n’était pas dépourvue d’attrait,et la croix de Saint-Georges est bien tentante.

Aucun incident ne signala le voyage, jusqu’à Kiew. AKursk, le matin après notre départ de Moscou, le princeMingrélien, qui lui aussi se souvenait de Paris, — selonsa propre expression « il y avait fait une rude noce » — transbordases valises et son oreiller, qui pendant lanuit lui avait rendu d’excellents services, dans un autretrain et prit congé de nous. Dans trois jours il comptaitêtre à Tiflis. Le chirurgien et le chef des ambulancess’étaient égarés en route, de sorte que je restai seuldans l’aimable et instructive société de M. de K… En revanchej’avais oublié tous mes livres sauf un seul, l’Histoirede l’Autriche, que venait de faire paraître monregretté ami M. Louis Asseline, si subitement enlevédepuis. Mon carnet de voyage était également resté surquelque banquette ; fort heureusem*nt que M. de K… tintà le remplacer immédiatement par le sien, que j’ai làsous les yeux tout barbouillé de notes et que je gardecomme précieux souvenir d’un intéressant voyage.

« Nous sommes dans ce que les Polonais appellent laPologne » me dit M. de K… En effet, si je l’avais oublié,la population et la langue me l’eussent rappelé.A toutes les stations des groupes de négociants, de revendeurset de brocanteurs juifs polonais stationnaientdevant les gares assez proprettes construites dans lestyle des chalets suisses et entourées de jardins. Cesconstructions d’ailleurs se ressemblaient toutes. Cen’était pas seulement la curiosité des petites villesqui avait attiré cette société aux gares, mais bien unintérêt quelconque, car ces messieurs en longue houppelandeavec les tire-bouchons retombant devant l’oreillejusque sur le collet graisseux, se précipitaient avecbeaucoup de hâte au devant du train dès qu’il venaitde s’arrêter, les uns pour y monter et les autres pouréchanger quelques mots avec un de leurs compatriotesqui descendait régulièrement à chaque arrêt. Il semblaitêtre porteur de quelque mot d’ordre, ou plutôtde quelque cote de bourse ou de marchandises,qu’il avait hâte de communiquer à ses congénères.

Quant au paysage, n’en parlons pas ; il est d’une désespérantemonotonie ; mais en revanche il commence àaccuser cette richesse qui constitue le plus clair desressources de la Russie. C’est une terre noire, boueuse,que la pluie des jours précédents a fortement détrempée.Vers le soir le panorama change, voici des montagnesqui couronnent l’horizon, les champs sont coupésde bois très-verts, puis viennent des jardins, des vergers,des enclos, la glace est rompue, nous ne sommesplus dans les âpres régions du Nord.

La nuit vient, le convoi ralentit sa marche, on pourraitle suivre à pied ; nous passons les affluents du Dnieperproduits par les inondations printanières, puis le fleuvelui-même, sur un pont gigantesque mais qui, pourl’instant, se trouve en réparation, de là la lenteur duconvoi. Ne nous plaignons pas. Peu de villes ont d’aussijolis environs que Kiew. La ville tout entière, avec sescouvents historiques juchés au haut des collines et dominantpaternellement les maisons, sort d’un véritablemassif de verdure ; une ceinture de cottages tout à faitanglais entoure les antiques murailles, et le convoiroule au milieu des jardins avant de pénétrer dans lagare. On nous accorde une heure de répit pour souper.Dès ce moment notre voyage prend une tournure militairedes plus accentuées. Notre personnel va d’abords’augmenter d’une vingtaine d’ambulancières qui babillentet rient entre elles comme de véritables pensionnaires,tout en mangeant de bon appétit. Ces dames etdemoiselles sont toutes très-jeunes ; sur vingt, quatresont très-jolies et pas une n’est laide, toutes sont intéressantes.Elles déploient des trésors de coquetterie pourse rendre avenantes sous leur cornette blanche et dansleur robe de bure grise qui serre le corps de la façon laplus rigoureuse. Presque toutes sont blondes, de ceblond slave plus pâle d’une nuance que la tresse deMarguerite et qui donne à la physionomie une expressionà la fois sentimentale et dégagée. La tablée estprésidée par une dame très-âgée dont l’aspect vénérableest consacré par une magnifique chevelure blanche. Sursa robe de bure s’étale le ruban bleu d’un ordre pourdames et plusieurs médailles d’or brillent sur sa poitrine.Cette dame, la supérieure du service des ambulances,est la princesse Schafkoskoï. C’est une vétéranedu service humanitaire. Elle a déjà fonctionné à l’époquede la guerre de Crimée et certes plus d’un officierou soldat blessé sous Sébastopol lui doit la vie. Aussitôtqu’il fut question d’une nouvelle guerre, la princesse seremit à l’ouvrage, elle organisa les hôpitaux ambulants,fit suivre des cours de médecine pratique aux jeunesfilles qui désiraient l’aider dans son entreprise et qu’elleavait recrutées dans les rangs les plus élevés de la société.Elle avait voulu se mettre à la tête de la première expéditiond’ambulancières qui partaient pour Jassy. Unmédecin accompagnait ces dames, un jeune hommeencore, très-affable et très-savant, qui raconte de l’airle plus simple qu’il a traversé à cheval toute la Chine àla recherche de différentes plantes propres à la médecine.Il a gardé la meilleure opinion des Chinois, n’ayanteu qu’à se louer de son séjour dans l’empire du Milieu.Les bons Chinois n’ennuient personne pourvu qu’on neles ennuie pas.

Au départ de Kiew le train est presque doublé ; nousemmenons non-seulement les ambulancières, mais encoredeux ou trois wagons pleins de troupes.

Mais c’est le lendemain seulement, en approchant deCharkow, que nous nous trouvons en pleins transportsmilitaires. Les gares commencent peu à peu à être encombréeset dans les stations principales, notre convoipasse devant de longues files de wagons de 3e et de 4eclasses ou simplement à bestiaux. Ils sont remplis, lesuns de soldats qui boivent ou qui chantent, les autresde chevaux ou de munitions. Allons, nous sommesdans l’antichambre de la guerre. Nul incident pendantle reste de la route. Peu à peu le juif polonais se faitplus rare aux stations, et le contingent militaire augmente.Le pays redevient monotone ; après quelquescollines et quelques forêts entrevues çà et là, voici l’uniformitédes champs noirs et limoneux. Partout des indicesd’une excellente moisson. M. de K…, mon aimablecompagnon, rayonne de joie. « Allons, dit-il, nousautres propriétaires, nous n’aurons pas à nous plaindrede la Providence, si toutefois elle nous permet de jouirde ses dons. » Ainsi soit-il.

Le matin du 24 mai nous arrivions à Kischeneff, capitalede la Bessarabie. A la gare, nous fûmes informésque l’état-major avait déjà quitté cette ville dont onparlait tant depuis six mois et qu’il s’était transporté enRoumanie, à Plojesti, petite ville à une distance peuconsidérable de Bukarest. Il ne restait pour barboterdans la crotte épique de l’ex-quartier général, que leservice des vivres, du train, des bagages, etc., etc. C’étaitassez pour emplir encore la ville d’uniformes, mais nonpour justifier une curiosité quelconque de notre part.Aussi nous partons sans répit pour la frontière de Moldavie,songeant aussi à effectuer notre passage du Pruth.Selon le programme de l’horaire nous aurions dû franchirle célèbre fleuve à deux heures de l’après-midi ;mais grâce à un arrêt très-prolongé dans la station frontièred’Ungheni, station encombrée de soldats tartares,pillards farouches et barbus qu’on dirigeait sur leursfoyers après les avoir désarmés[4], c’est seulement verscinq heures du soir que nous fûmes sur le territoire desPrincipautés.

[4] Aussitôt l’entrée en campagne, des symptômes peu rassurantsse manifestèrent parmi les soldats musulmans de l’armée russe.On prit le parti de leur enlever leurs armes et de les renvoyeren Russie.

CHAPITRE VI

Jassy. — Un hôtel peu engageant. — La pâque en Moldavie. — Tohubohu à la gare. — Un voyage avec obstacles. — Halteà Foksani. — Un déserteur. — Dans une diligenceroumaine. — En wagon.

La ligne d’Ungheni à Jassy avait été ouverte seulementquelques mois auparavant, reliant les cheminsroumains et par conséquent autrichiens, avec les grandesvoies ferrées de l’empire russe. La nécessité de ce petitembranchement s’était fait sentir depuis très-longtemps,et pourtant il avait fallu la guerre pour réaliser un vœuque formulaient tous les voyageurs forcés d’échangerpour une demi-journée le confortable coupé contre lesvéhicules les plus excentriques. Différents indices trahissentla récente construction de la voie, le traintremblote un peu en s’engageant sur les rails, et laprudence commande la lenteur en passant sur le pontà peine achevé sur le Pruth. Ce fleuve est coupé demarécages, submergés dans cette saison, dont l’existenceest révélée par l’extrémité des roseaux qui sebalancent gracieusem*nt. Des flamants aux ailes blancheset noires avec un duvet rosé s’envolent gracieusem*ntet tout effarés par l’arrivée du train. Bientôtles herbages dont la croissance est déjà énorme s’entr’ouvrentet des fenêtres nous apercevons coquettementétalées sur leur lit de fleurs et de verdure les habitationsde Jassy. Il nous tarde d’aborder sur cette rivepromise ; la fatigue du voyage, la poussière dont noussommes couverts, mais par-dessus tout un cruel malaisedû à l’étrange cuisine si variée des différents buffetsdu parcours nous le font vivement désirer. A six heureset demie nous sommes en gare et quelques minutes plustard une voiture nous dépose dans un hôtel, dontl’aspect nous eût fait fuir dans toute autre circonstance.De la cour dans la salle commune et de celle-cidans les chambres réservées aux voyageurs, lasaleté montait par degrés, et le réduit qui nous futdestiné pour la nuit ressemblait à un chenil meublé,tapissé d’impénétrables toiles d’araignées.

Le personnel de service masculin était à l’avenant,et le maître d’hôtel, le sommelier et le garçon de salleparaissaient avoir la même répulsion pour le savonque pour les balais et les plumeaux. La politessen’était pas non plus le fait de ces officieux Moldaves quiavaient tous un faux air de Fra Diavolo en tablier eten frac graisseux, pour qui le voyageur échoué surleur plage était une proie facile à saisir, taillable, corvéableet découpable à merci. Aussi est-ce avec unvéritable enthousiasme que j’acceptai l’offre d’un jeunemédecin militaire attaché à l’ambulance russe de Jassy,qui me proposa l’hospitalité dans une sorte de pavillondépendant du « cercle de l’aristocratie ». Ce pavillonse composait de deux toutes petites pièces assez gentimentmeublées, et outre cela, d’une espèce de cahutede feuillage dans laquelle couchait le brosseur du médecin,une sorte de baskir à la tête toute ronde, pelée,rasée, au nez camus et plat, des grands yeux très-étonnéset par-dessus sa figure un air dolent, pleurnicheur,la mine allongée d’un barbet que l’on vientd’étriller et qui geint, bon garçon et excellent serviteur,tout à son affaire d’ailleurs, brossant à tour de brasbottes, tuniques, pantalons et poussant des hurlementsà fendre l’âme parce qu’il avait cassé un verre en leremplissant au samovar fumant et en constante ébullitionqui se trouvait dans la cour. Le matin, quand jequittai fort allègrement l’hôtellerie poussiéreuse et nauséabondeoù je m’étais fourvoyé, le printemps sous sesaspects les plus riants se montrait dans les rues del’ancienne capitale moldave. Ce ne sont partout qu’arcsde triomphe de verdure, branches de lilas et de rosiers,rameaux de pins et de hêtres s’enlaçant au-dessus del’encadrement des portes et des fenêtres. Le pavé étaitlittéralement jonché d’herbes, de feuilles et de fleursdes champs, les toits de beaucoup de maisons aussiétaient enguirlandés, et le ciel d’un bleu inaltérable souriaità cette fête du renouveau. Nous étions au dimanchede la Pentecôte russe, et de temps immémorial oncélèbre cette fête en parfumant les maisons et les ruesde la flore qui est arrivée à son plus grand degré d’épanouissem*nt.La plus humble demeure veut sa partde cet infiorata. Klasko, le baskir de mon ami le médecin,avait rapporté de je ne sais où deux énormesbrassées de sainfoin, d’herbe et de verdure. Il en avaittapissé les deux petites pièces et avait triomphalementsuspendu au-dessus du lit de son maître plusieursarbustes entrelacés. Et il riait de joie et d’orgueil enmontrant cette rustique décoration, il en faisait admirerl’ordonnance en poussant des petit* cris et entapant dans ses mains comme un grand gamin demi-sauvagequ’il était.

Toute la ville chrétienne (cela ne veut pas dire toutela ville entière, car les juifs forment au moins la moitiéde la population de Jassy), était sur le chemin deséglises. Jassy n’est point après tout une ville désagréable.La partie haute, celle qui domine assez fièrementles maisons de campagne et les habitations superposéessur le coteau est régulièrement bâtie, les rues y sontlarges et le pavé n’inflige pas aux piétons cette torturequi est un supplice habituel dans les petites villes de laRoumanie. Aussi on cite avec orgueil les trottoirs dalléset les chaussées macadamisées de la capitale moldave.Tout cela disparaissait sous les foins coupés, lesherbes et les fleurs. Dans les églises, les cierges blancsbrûlaient au milieu des corbeilles de fleurs cravatéesde nœuds de satin.

La foule des fidèles n’avait nullement les alluresbigotes des dévots de la Russie. En priant, en psalmodiantles chants, tous avaient l’air heureux de vivre,on se sentait près du Midi, il y avait un rayon de soleilprintanier sur les visages des femmes, et leurs toilettesfraîches et élégantes respiraient le gracieux mois demai dans chaque pli de la robe et dans chaque nœudde ruban. Les soldats russes semblaient dépaysés ; maisils n’en priaient pas moins avec ferveur.

Quel contraste entre la ville faisant ainsi la Pentecôteet le mouvement incessant plein de bruit et devariété de la gare ! Ce bâtiment, situé en contre-bas dela ville et séparé de celle-ci par un large fossé de boue,ne désemplissait pas.

Le propriétaire du buffet faisait des affaires d’or ; cedigne dispensateur de victuailles ne devait pas au pointde vue de ses intérêts désapprouver la politique belliqueusede M. Ignatieff. Son établissem*nt ne chômaitpas, les garçons de salle avaient la plus grande peine àrépondre aux appels des clients, pour la plupart militaires,qui arrivaient avec un appétit doublé par leslongues étapes. Une nuée de négociants, véritables sauterellesdont les plus jeunes avaient à peine quinze ans,se faufilaient entre les jambes au milieu des tables, netarissant pas en offres les unes plus avantageuses queles autres, présentant tour à tour ou ensemble desselles de chevaux, des manteaux cirés, des bretelleshygiéniques, des plastrons à l’épreuve de toute espècede balles et une foule d’autres choses.

Tous ces industriels avaient mis leurs prix sur piedde guerre et ils établissaient entre l’acheteur civil etl’acheteur militaire une différence qui n’était pas àl’avantage du dernier. C’est ainsi que l’on m’offrit unmanteau de toile cirée pour 20 francs, tandis qu’onréclamait 20 roubles, c’est-à-dire plus du double, dumême objet proposé à un officier, le rouble valantalors 2 fr. 60 c. Plusieurs de ces industriels offraient àcôté de leurs marchandises des articles d’une autreespèce ; mais de ceux-là pouvaient seuls profiter lesofficiers dont le séjour à Jassy se prolongeait au moinspendant une nuit. Dédaigneux de toute entremise,plusieurs de ces « articles » venaient exposer leurmuseau fardé et leurs falabalas sur les banquettespeu rembourrées de la gare.

Les rails étaient toujours occupés ; deux ou troistrains militaires étaient constamment en gare, tousbondés de troupes qui s’entassaient dans les wagons àbestiaux tandis que, pour faire écouler plus rapidementles heures d’attente, une musique militaire ne cesse dese faire entendre sur le quai. Puis ce sont les voyageurscivils qui s’entassent comme ils peuvent dansl’unique train destiné à les emporter soit vers Bukarestsoit vers Suscawa, la frontière autrichienne. Cetrain part quand il peut et sans que les heures désignéespar l’indicateur aient quoi que ce soit à y voir ;puis, sans compter les retards mis sur le compte desmouvements de troupes, il y a les accidents des pontsrompus, les éboulements de terrain, les interruptionsde rails. Enfin il faut compter avec les boulets tardifsdes cuirassés turcs. Le grand-duc Nicolas lui-mêmen’a pas été à l’épreuve de ces projectiles, il y a échappécomme par miracle.

Le convoi qui l’amenait en Roumanie franchissait lepont de Barbosch près de Braïla, deux obus sont venuséclater à quelques mètres de la voie. Le prince n’a rieneu, mais on a cru à un guet-apens, et on s’est mis àchercher partout les espions qui auraient fait dessignaux à Hobart Pacha. On ne trouva qu’un journalisteitalien tout frais débarqué de Rome. Il avait appris lepassage du prince et il s’était rangé le long de la voie,son calepin d’une main et son crayon de l’autre, commeun astronome qui veut se rendre compte du passage deVénus. On le mit au violon pour quelques heures et iln’eut pas de peine à se disculper. En raison de ce petitintermède, la compagnie se sentit moins d’humeur quejamais à garantir aux voyageurs la sécurité et l’intégritédu trajet, puisque, quand je me présentai au guichetpour prendre à très-beaux deniers comptants (la ligneBukarest-Jassy est assurément une des plus chèresde l’Europe) mon billet pour la capitale de la Roumanie,on ne consentit à m’en délivrer un que pour une stationintermédiaire, à peu près à moitié chemin. Nous y arrivâmesavec un retard considérable au milieu de la nuit.La compagnie nous débarqua sur le quai d’une infimelocalité en nous signifiant que nous n’irions pas plusloin.

Pourquoi ? Parce que les trains ne marchent plus.Quand marcheront-ils de nouveau ? C’est là une questionoiseuse, sans doute, à laquelle les agents se seraientfait un scrupule de répondre, en vertu de l’adage bienconnu: sotte demande… etc. Bref, nous en fûmesréduits à tenir conseil entre nous voyageurs, de quellemanière nous ferions pour ne pas être obligés de resteren quelque sorte en gage au buffet de ***. Il y avaitbien quelques voituriers du pays qui nous offrirent,moyennant un nombre insensé de « ducats » (11 fr.75 c. la pièce) et de pauls (abréviatif de napoléons),de nous transporter au delà d’un pont, celui de Barbosch,dont on parlait tant depuis le commencementdes hostilités. Mais puisque ce pont, comme le racontaienten criant et en gesticulant les automédons, s’étaitécroulé et ne pourrait pas être rétabli avant huit jours,comment ces messieurs nous transporteraient-ils au-delàdu Zereth, grossi par les pluies de printemps ? Ne nousdéposeraient-ils pas tout bonnement sur la rive peufleurie du fleuve, comme le chemin de fer nous avaitdéposés sur le quai d’une gare perdue ? Ceci fit réfléchirmême les plus pressés d’entre nous, des fournisseursd’Odessa, appelés à Bukarest pour une grosse affairede gilets de flanelle et de viande de boucherie, quiavaient déjà sorti leur bourse en filigrane et se disposaientà passer sous les fourches caudines des birjars(cochers).

Il y eut de nouveaux conciliabules dans lesquelsMM. les cochers intervinrent énergiquement pour jurerleurs grands dieux que s’il le fallait ils feraient passerla rivière à la nage à leurs chevaux. Ces promessesquasi-mythologiques ne furent pas d’un grand effet.On préféra s’en remettre à la science topographiqued’un officier roumain qui, accompagné d’une dame àl’air intéressant et langoureux, cherchait à sortir d’embarrasen étudiant avec toute la science voulue unemagnifique carte d’état-major étendue devant lui.Ces recherches ne restèrent pas infructueuses. Aubout de quelques instants, l’officier nous communiquale plan de campagne résultant de son investigationqui se résumait en ceci: Prendre le train suivant partantà quatre heures du matin, et rétrograder d’unestation. Là, nous trouverions la diligence avec ses cinqchevaux pour nous conduire à Foksani — une ville,une grande ville, assurait patriotiquement l’officier.Il faudrait par exemple accepter pour une journéel’hospitalité de cette illustre capitale, car c’est le soirseulement que la diligence repartait. — De cette façon,après avoir passé la nuit en voiture, nous arriverionsau point du jour à Buseo et l’après-midi à Bukarest.Le voyage durerait soixante-douze heures au lieu devingt, mais nous arriverions. Le programme ne tardapas à être mis à exécution. Après deux heures d’attente,le train qui nous avait amenés nous ramenad’une station en arrière.

A la gare de… il fallut faire preuve d’une certainesouplesse de musculature pour prendre d’assaut ladiligence assaillie de tous les côtés et échapper de lasorte aux birjars locaux qui tondaient les passagers àpleine toison. Mais quand je me hissai sur l’antiqueet vénérable guimbarde et que j’y fus installé auxcôtés du capitaine dont l’intéressante compagne s’étaitréfugiée dans le coupé, quand le dorobantz (gendarmede la milice chargé d’accompagner les diligencespour que malheur ne leur arrive) se fut juché sur l’impérialecomme sur un siége, assis à la turque sur unmonceau de malles et de sacs de peau dont plusieursà lourdes ferrures compliquées, contenaient le courrier,quand le postillon eut fait claquer son fouet dansl’air et que les cinq petit* chevaux secs, nerveux etalertes se furent ébranlés, au premier mouvementd’humeur succéda un complet ravissem*nt. C’est qu’unpaysage d’une rare beauté, majestueusem*nt encadrépar les cimes vertes des Karpathes, se déroulait devantnos yeux baigné dans les splendeurs dorées d’uneincomparable matinée de printemps. Jamais trajet neparut aussi court que ce voyage matinal au milieu d’unsemblable paradis que l’on ne soupçonnait pas ; car,venant en Roumanie, je ne croyais pas trouver un coinde Suisse. Mon compagnon d’impériale, l’officier, paraissaittrès-flatté dans son patriotisme ; il était enchantéd’entendre parler avec enthousiasme de son pays. Ilrenchérissait encore: « Ah ! si vous connaissiezPiatra ! — Quelle est cette dame ? — Ce n’est pas unedame, c’est une ville, une petite ville où mon régimentest en garnison. C’est splendide ! Et commeon s’y amuse ! Mais, ajouta-t-il, Foksani non plusn’est pas à dédaigner, nous y avons eu un carnavaltrès-agréable pendant la « concentration ». Je vais mêmefaire visite à plusieurs dames — et, ajouta-t-il en clignantde l’œil, réveiller d’anciens souvenirs. » Commeje le regardais non sans quelque surprise, il comprit àdemi-mot. « Oh ! madame n’est pas ma femme — grâceà Dieu, je ne suis pas marié: c’est l’épouse de moncapitaine qui me l’a confiée pour ce voyage. » Touchantefraternité d’armes !

Le postillon s’arrêta devant une petite auberge ; noustrinquâmes, et la voiture repartit de nouveau pour nefaire halte que devant la maison de poste de Foksani.Ce n’était pas assurément une « grande ville », commeme l’avait assuré le lieutenant, mais c’était une citéassez coquette, avec des maisons blanches et quelquesvillas entourées de jardins soigneusem*nt entretenus,et dont la plus belle, — pendez-vous, Normands ! — appartenaità l’avocat de l’endroit. Du reste, le calme partout,un seul petit incident qui parle de la guerre. Desmiliciens conduisent à travers la ville un déserteurqu’on vient de capturer. Le pauvre diable et son escortesont vêtus de la même façon: un bonnet de peau ; surle corps un haillon informe de couleur indescriptible,un pantalon de toile mainte fois déchiré et pas dechaussures aux pieds. Les « soldats », revêtus de cecostume peu militaire, sont armés de vieux fusils àpierre, le déserteur porte une longue chaîne soudée àson bras et dont un soldat tient l’extrémité ; il ressembleainsi à un ours qu’on mène à la foire. Du reste, le prisonnierne se fait pas de bile, il mord à belles dentsdans une énorme miche de pain dont la moitié est« enserrée » entre sa vareuse et sa peau bronzée commecelle d’un nègre. Ce fut là tout l’épisode belliqueux demon séjour à Foksani. Cependant le soir, au momentde nous mettre en route, nous vîmes arriver à la poste,tout couvert de poussière, dans un cabriolet, un officierprussien qui donna à haute voix et très-impérieusem*ntdes ordres pour la continuation de son voyage. Cet officierétait M. de Liegnitz, attaché spécialement au princeCarol pendant la guerre. On disait qu’il apportait aujeune souverain maints conseils signés de de Moltke.Nous retrouverons peut-être le major qui, suivi de sonbrosseur à moustaches, un gaillard qui malmena rudementle personnel des postes, n’a pas voulu rester spectateurpassif des événements et a poussé avec le généralGourko au delà des Balkans pour y décrocher la croixde Saint-Georges !

Mais nous n’en sommes pas encore là. Il faut d’abordaccepter, pendant une nuit entière, les épreuves multiplesd’un voyage en diligence dans le pays roumain. Ladiligence est une voiture des plus primitives, elle pourraitavoir été exposée sous Noé, s’il y avait eu alors desexpositions universelles de carrosserie. C’est informe,c’est lourd, c’est grotesque, mais c’est surtout malcommode. Il ne faudrait pas non plus songer à classercet objet dans une des catégories prévues par l’art de lacarrosserie ; dans le temps, on aurait pu l’appeler calècheou berline, mais c’était sans doute sous le règnedes anciens hospodars. Quant au postillon, il n’a riendu gracieux et coquet costume de son confrère de Longjumeau ;son accoutrement ressemble beaucoup à celuidu déserteur que j’ai vu ce matin, il est tout aussibronzé de peau, et de plus complétement ivre. Deboutsur son siége, il laboure les côtes de ses cinq bêtes àcoups de fouet en y ajoutant une foule de jurons ou deplaintes dont l’effet sur l’attelage est certainement problématique,mais qui nous empêchent absolument dedormir à l’intérieur. Au surplus, mon nouvel ami l’officiera fait appel à ma galanterie pour dégager un peules pieds de « Madame » et lui permettre de s’étendreà son aise. Pour cela, il fallut mettre de côté les innombrablespaquets, cartons à chapeaux et autres accessoiresdont une jolie femme ne manque jamais de s’encombreren voyage et qui furent religieusem*nt reléguésde mon côté. Bientôt je fus pris dans l’encadrementformé par toutes ces belles choses comme dans unétau. Mes jambes serrées contre les parois de la voiturene pouvaient pas bouger puisqu’elles rencontraient partoutle bois d’une malle ou le carton d’une boîte. Deplus, l’officier, voulant jouir également des immunitésréclamées au nom de la galanterie, prenait ses aisesaux dépens des miennes, de sorte que, lorsque je mecroyais dépêtré des bagages de la dame, je tombais deplus belle sur les jambes raides et osseuses du guerrier.Ajoutez qu’un énorme marchand de bestiaux installé àmes côtés dans la diligence avait une tendance très-marquéepour dodeliner sur mes épaules, en ronflantcomme une contrebasse. L’agréable voyage ! Jamais nuitne me parut aussi longue ; aussi était-ce pour moi unevéritable jouissance de sauter bas à chaque relais et deme dégourdir les jambes. Enfin, quelques instants aprèsle lever de l’aurore, les chevaux, exténués de fatigue,nous firent faire une entrée très-piètre à Buseo. La gareétait au bout de la ville et les cahots exécutés par notreguimbarde sur le pavé fantastique de la ville, furent ledigne couronnement du supplice enduré. Oh ! la voluptéd’échanger la mauvaise diligence contre l’excellentwagon ! A huit heures, ce rêve fut une réalité et à dixheures du matin nous étions à Plojesti, le quartier généraldu grand-duc.

CHAPITRE VII

Un quartier général au calme. — Bukarest ou Plojesti ? — Al’hôtel de Moldavie. — Une aventure de voyage. — Histoired’un véritable espion et de deux autres espions prétendus. — Unaventurier. — Chez le grand-prévôt. — Une dépêche àdouble sens. — La villa du Grand-Duc. — Le colonel de Hasenkampf. — Lesattachés militaires. — M. le colonel Gaillard. — Uncafé-concert. — Conférence de journalistes. — Un exigeant. — Lecamp des Bulgares.

Ce qui a dû frapper surtout le voyageur arrivant àPlojesti au mois de juin 1877, c’est la physionomiecalme et placide de cette ville de province. Le mot dequartier général éveille toute une mise en scène dedrame militaire de l’ancien Cirque. Quartier général !ces deux mots sonnent la charge ! on croit entendrebattre les tambours, retentir le clairon et il semble quele pavé s’effondre sous le trot d’innombrables et defringantes ordonnances courant dans tous les sens, brideabattue, pour porter des ordres urgents dont dépendpeut-être le salut d’une armée, d’un État. Quartier général !ne voit-on pas caracoler à ce mot le commandanten chef, celui qui tient dans sa main la destinée de cent,deux cent, trois cent mille hommes, ne se figure-t-onpas un étincelant état-major juché sur une colline etsuivant à travers une excellente lorgnette les évolutionsde sa propre armée et de celle de l’ennemi, tandis quela poudre donne de la saveur à l’atmosphère et que lecanon gronde dans le lointain ?…

Le quartier général de Plojesti avait tout ce quiétait nécessaire pour détruire les illusions. Disonsd’abord ce qu’est Plojesti et comment le grand-ducNicolas fut appelé à s’y installer. Le quartier généralde l’armée qui, depuis le mois de novembre 1876,était destinée à opérer contre la Turquie se trouvaitparfaitement à l’aise (sauf la boue atroce qu’il y faisait)dans la spacieuse capitale de la Bessarabie, Kischeneff.Le général en chef, l’intendance, tous les bureaux, lesofficiers étaient répandus dans les auberges, les hôtelset les maisons particulières de la ville. Les troupes campaienten grande partie dans les environs. La guerreétait considérée par tous comme inévitable et on s’attendaità entrer en campagne dès que la température lepermettrait. Aussi l’ordre de marche n’avait surprispersonne, seulement on s’était demandé où l’on porteraitses pénates. Tout d’abord Bukarest paraissait l’endroitle plus rationnel pour installer le commandementet l’administration militaire. On était là près du Danubequ’il faudrait franchir et on avait sous la main toutesles ressources développées d’une véritable capitale. Leprince de Roumanie, devenu par la fameuse conventiondu 15 avril l’allié du tzar, avait été au devant des intentionsdu grand-duc en lui offrant la résidence princièrede Cotroceni, magnifique maison de plaisancedes environs de Bukarest où le prince et sa femme seréfugient pendant les grandes chaleurs de l’été. Toutd’abord le commandant en chef russe accepta avecbeaucoup d’empressem*nt cette offre et il se mit endevoir de s’y installer, non pas en invité, mais commedans sa propre maison. Le cabinet de Bukarest, qui voulaitéviter tout ce qui aurait pu donner à la présencedes Russes en Roumanie le caractère d’une vassalité,mit certaines conditions à la résidence du grand-duc àCotroceni. Il y eut, en particulier, un chapitre de sentinellesqui gâta tout. Les Roumains tenaient absolument,je crois, à monter la garde aux portes extérieures dupalais ; le grand-duc ne voulait avoir à sa poterne quedes sentinelles russes. Il rompit brusquement les négociationsentamées et fit louer pour son compte une très-jolievilla appartenant à un négociant de Plojesti. Làil serait complétement chez lui, pour son argent, etpourrait se faire garder par des cosaques à l’exclusionde toute autre troupe. Plojesti (prononcez Ployeschti)est à une cinquantaine de kilomètres de Bukarest. Laville est traversée, c’est là son importance stratégique,par la grande route de Cronstadt (frontière de Transylvanie)à Bukarest et par la chaussée qui coupe en longtoute la Moldo-Valachie. Avant l’établissem*nt du cheminde fer qui passe également à Plojesti, cette voie futla principale, sinon l’unique artère du transit.

Comme ville, Plojesti peut compter environ 5 ou6,000 habitants. L’espace compris entre la gare et lecentre a un aspect tout à fait rustique, le pâté centralde maisons, au contraire, qui se groupent autour de laplace du marché est des plus moderne. Les constructionssont assez élevées et d’une architecture correcte.Il y a aussi quelques bâtiments de luxe et je dois ajouterà la louange des habitants de Plojesti, que la plusbelle de ces maisons neuves est une école. Derrière laplace du marché il en est une seconde qui possèdecomme ornement le principal café de la ville et deuxhôtels, l’un d’apparence élégante, un faux air de villa,avec un jardinet soigneusem*nt entretenu, et l’autredénotant de suite l’hôtellerie primitive, où il ne fautpas regarder de si près au confort et surtout à la propreté !Le propriétaire, cela va sans dire pour quiconqueconnaît un peu l’intérieur de la Roumanie, était juif,et il avait recruté son personnel de service parmi sescoreligionnaires. Le garçon d’écurie seul était Roumain.

Après bien des embarras et une foule de discourspleins d’importance sur l’encombrement de son immeuble,le gargotier de « l’Hôtel de Moldavie » consentità me louer, moyennant 6 francs par jour, un petitréduit de deux mètres et demi de long sur cinquantecentimètres de large. Cette cellule prenait jour surune sorte de vérandah-balcon en bois grossier quifaisait le tour du premier étage. Le peu d’air qu’ilpouvait y avoir au dehors arrivait par conséquent àtravers la cloison de bois brûlée par le soleil et chargéedes miasmes qui se dégageaient d’un respectabletas de fumier amoncelé dans la cour. C’était donc unbrasier empesté que cette pièce, dont l’ameublement secomposait d’un lit de fer délabré, d’une table de toilettebancale dont le pot à eau était absent. Après des prodigesd’habileté et à force de réclamations diplomatiques,j’obtins aussi une petite table cousine germaine decelle de toilette et un vase contenant une eau assezsaumâtre. C’est pourtant dans ce logis, plus que modeste,qu’il était arrivé à un confrère une aventuredes plus piquantes. X…, qui nous conta lui-mêmel’historiette quand nous l’eûmes trouvé devant unetable de café de l’hôtel Victoria, venait d’arriver très-fatiguéet tout couvert de la poussière de la route.A l’imitation de nos confrères anglais, X… voyageaitmuni d’une de ces baignoires en gutta-percha qui sedéploient et se resserrent à volonté au moyen d’unpiston avec lequel on insuffle l’air. De cette façon ona les thermes chez soi. X… se fait apporter de l’eau,remplit à moitié sa baignoire et, avant de s’y plonger,il descend la jalousie mais sans fermer la fenêtre elle-même ;puis il se déshabille et entre dans « l’ondeliquide ». Il a à peine goûté les premières délices dubain, qu’il entend, sur le balcon, un caillement devoix de jeunes filles ; puis, à sa grande surprise, unemain délicate soulève la jalousie pour la laisser retomberimmédiatement en poussant un cri effaré que deuxou trois voix répètent à l’instant. Or, dans l’hôtel,demeuraient deux familles de banquiers de Bukarest,composées, en dehors des parents, d’une quinzaine dejeunes filles de dix à vingt-deux ans, les plus petitessous la surveillance d’une gouvernante française. L’appartementoccupé par les Plutus roumains et leur progénitureféminine était à l’extrémité de la vérandah,c’est sans doute une de ces demoiselles, curieusecomme Ève en personne, qui avait soulevé l’extrémitéde la jalousie. On sait comment elle fut punie ou récompenséede cette fatale curiosité. Du reste, il paraîtraitque l’examen involontaire dont X… avait été l’objetn’était nullement à son désavantage, car il vit à plusieursreprises les curieuses passer deux par deux surla vérandah et s’arrêter devant sa fenêtre en souriantd’un petit air futé. A son tour, X… sentit sa curiosités’éveiller, il se demandait laquelle ou lesquelles desquinze l’avaient vu ainsi dans ce costume dépouilléd’artifice. Et le hasard voulut que deux fois par jour,pendant notre séjour à Plojesti, X… se trouvât nez ànez avec la smala dans les restaurants-jardins où nousdéjeunions et dînions. C’était alors, à la table des deuxfamilles, des chuchotements, des regards moqueurs ;de son côté, en songeant à la situation, il se sentait tourmentéd’une telle envie de rire qu’il était forcé dechanger de place avec l’un d’entre nous pour ne paséclater au nez de ses voisins.

Voici maintenant une aventure moins plaisante quiarriva le surlendemain de mon arrivée à un négociantde Brême venu en Roumanie dans l’espoir d’y gagnergros avec des fournitures.

Cet opulent Hanséate avait fait, dans un café deBukarest, la connaissance d’un autre Allemand quis’était occupé de fournitures pendant la guerre de1870-71. Il offrit ses services au Brêmois et le mit enrapports avec un certain baron de K…, homme detrès-bel air, de grandes manières, se prétendant correspondantmilitaire d’une importante agence télégraphiquede Berlin, et faisant état de ses relations avec lesgrands personnages de la Cour et de l’armée en Russie.Ce gentleman proposa au Brêmois de le présenter àson ami, le général Nepokotschisky, chef d’état-majorde l’armée russe. Avec la protection d’un semblablepersonnage, on ne pouvait manquer d’obtenir les plusbelles fournitures. On but force champagne à la réussitedes beaux projets qui avaient germé dans la cervelledes deux Allemands et dont le baron de K…devait faciliter l’exécution. Rendez-vous fut pris pourle lendemain à la gare afin d’aller à Plojesti. Le trioy débarqua dans la matinée ; on s’en fut d’abord àl’hôtel où attendait un confortable déjeuner probablementcommandé par télégraphe, grâce aux soins duBrêmois. A deux heures de l’après-midi, un fiacre,rudement cahoté, s’arrêtait auprès d’une maisonnettedevant laquelle se promenaient, l’arme au bras, deuxfactionnaires. Le baron de K…, ganté de frais, vêtuavec recherche et le chef orné d’une casquette plate quilui donnait un faux air d’officier, sauta lestement enbas de la voiture en recommandant à ses deux compagnonsde l’attendre peu d’instants. « Je vais vousannoncer à Son Excellence, dit-il, et demander, pour laforme, la permission de vous présenter ; attendez-moi,je reviens de suite, on me connaît ; j’ai mes petites etgrandes entrées. »

Le Brêmois alluma un des excellents cigares quisont une des spécialités de son pays, il en tendit unautre à son compatriote, et tous deux, mollement renverséssur les coussins de la voiture, suivaient les spiralesbleues de la fumée. Un quart d’heure se passe, unedemi-heure, puis une heure. Les messieurs commencentà s’impatienter, la longueur de la conférence leur paraîtinusitée ; mais, enfin, le chef d’état-major peut bienêtre occupé, et se voir forcé de faire faire antichambreà son ami. Un quart d’heure, puis une demi-heure sepassent. Pour le coup, le Brêmois, qui aime avant toutses aises, déclare qu’il veut retourner à l’hôtel, il nesaurait remettre plus longtemps sa sieste. Ordre estdonné au cocher, qui rebrousse chemin. Toute l’après-midi,les deux Allemands attendent leur introducteur,mais en vain. Enfin, ils se décident à sortir pour avoirdes nouvelles. Sur le pas de l’hôtel ils trouvent unofficier de gendarmerie avec deux de ses hommes:« Lequel de vous, demande-t-il, est M. R…, négociantde Brême ? » Le personnage ainsi interpellé s’avanceet se fait reconnaître. « Alors, au nom dugrand-duc, je vous mets en état d’arrestation. » Onpeut s’imaginer la stupéfaction et la terreur qui sepeignirent sur les traits du malheureux Hanséate. Ilne put faire usage de la parole. L’autre Allemands’avança alors: « C’est une erreur, messieurs, c’est uneméprise sans doute, veuillez attendre un instant, jecours rejoindre mon ami, M. de K…, qui doit êtrechez le général Nepokotschisky, et je reviens à l’instantpour faire éclaircir ce malentendu. » Il voulut sortir,mais sur un signe de l’officier, les deux gendarmess’étaient mis en travers de la porte.

— Vous connaissez aussi M. de K…, fit-il.

— Parfaitement, puisque c’est avec lui que noussommes venus ici.

— En ce cas, je dois vous arrêter également.

Les deux Allemands se regardèrent comme deuxaugures, à cette différence près qu’ils n’avaient nulleenvie de rire. Ils voulurent protester. « Vous vous expliquerezdevant le grand-prévôt de l’armée. Je vais vousy conduire. »

Le Brêmois était littéralement atterré, et les consolationsque son compagnon d’infortune s’efforçait delui prodiguer restèrent sans résultat. Au contraire,pendant toute la route, il fut hanté par toute espèce deterreurs, il rêvait casemate et fusillade sans jugement.Enfin, on arriva tout au bout de la ville, dans lebâtiment où avait été installée la prévôté. C’était unemaison avec large perron et donnant sur une grandeplace plantée d’arbres. Une plaque de métal couvertede caractères russes indiquait la destination du local.

Le grand-prévôt, général Stein, campait au fond dela maison dans une pièce assez vaste, encombrée demalles et de valises de toutes dimensions, et dont lemeuble principal était le lit de camp sur lequel s’asseyaientles visiteurs du grand-prévôt. Celui-ci avaittout à fait le physique et le tempérament de son emploi.La figure était « mauvaise », pour nous servir d’uneexpression populaire, et le tempérament cassant, tracassier,désagréable au possible. Comme au début detoutes les campagnes, les cervelles étaient hantées pardes histoires d’espions. On se croyait surveillé et épiéde toutes parts, bien à tort, comme l’a prouvé l’événement,puisque les Russes ont pu franchir le Danubepresque sans être inquiétés. Mais enfin, au commencementde juin 1877, on voyait des espions un peupartout, et le grand-prévôt ne demandait qu’à en fairefusiller le plus possible. Je m’empresse d’ajouter queson envie était quelque peu contrariée par le grand-ducNicolas, peu partisan des exécutions sommaires.En résumé, malgré les airs de fier à bras du généralStein, on n’avait exécuté personne à Plojesti. Quand onlui amena les deux Allemands, le général était de l’humeurla plus maussade qu’il fût possible de voir, — ils’était aperçu, en faisant couler le thé de son samovar,que la qualité en était gâtée… L’officier des gendarmeslui dit quelques mots en langue russe ; le généralfouilla dans des papiers et en tira une carte de visiteportant le nom du Brêmois. Puis, pour faire durerchez les prisonniers le plaisir de la première incarcération,il mordilla sa moustache, huma quelques gorgéesde thé brûlant, et fit une scène horrible à unvivandier ou marketender, dont la patente n’était pastout à fait en règle.

Les Allemands purent juger ainsi de l’extrême irascibilitédu grand-prévôt, et ils ne pouvaient pas augurergrand’chose de bon de leur entrevue avec ce terriblehomme. Après avoir infligé une très-forte amendeaux vivandiers défaillants, qui s’en furent tout penauds,le général adressa très-brusquement la parole aux prisonniers.« Vous connaissez M. de K… », demanda-t-il.Le Brêmois ne bougeait pas ; son ami dit d’une voixassez assurée: « Oui, Excellence. Mais quel crime ya-t-il dans le fait d’avoir des relations avec un personnagequi connaît les généraux, qui est au mieux avecS. Exc. le général Nepokotschisky ? »

Le grand-prévôt se fâcha sérieusem*nt. « Silence,vous, là-bas ! Me prenez-vous pour un enfant que vousme contiez de telles sornettes ? Tout est découvert, on ales preuves que votre compagnon est un espion. On saitqu’il se faisait passer à tort pour un correspondant dejournal. — Mais, général, ce n’est pas possible. — Nousavons les preuves, vous dis-je. — Mais, général, protestaitl’Allemand, nous ne connaissons M. de K… qued’avant-hier ; même, s’il y a des charges contre lui,nous sommes innocents… — Certes, certes, innocents,grommelait le Brêmois. — Allons donc ! les amis desespions sont quelque peu espions eux-mêmes ; d’ailleurson a trouvé de vos cartes sur lui ! Et puis quivous a autorisé à venir au quartier général ? Où avez-vouseu votre permission ? » Le Hanséate était toujoursde moins en moins à son aise ; son compagnon réponditpour les deux qu’ils croyaient n’avoir pas besoind’autorisation, puisqu’ils étaient venus avec une connaissancedu chef d’état-major.

Le général Stein ne s’apaisait point. « Comment, s’écria-t-ilavec colère, vous êtes Allemand, monsieur, vousdevez, par conséquent, avoir servi et vous ne savez pasqu’il est défendu de pénétrer dans une ville où se trouve,en temps de guerre, l’état-major général ? Mais votreprésence ici suffit pour vous faire fusiller ! » — Sur unsigne du général, les deux Allemands furent conduitsdans la prison militaire provisoirement installée dansles combles d’une auberge. Les prisonniers s’empressèrentd’écrire au consul allemand à Bukarest, envoyèrentdes lettres à des connaissances qu’ils avaientdans cette ville et qui pouvaient répondre d’eux, maistout cela en vain. On les oublia pour ainsi dire pendanthuit jours, puis on leur offrit de les relâcher s’ilsvoulaient signer une demande en grâce qui couvriraitl’état-major russe contre toute réclamation diplomatique.Le Brêmois, qui gémissait sur l’absence de touteespèce de confort dans sa cellule, s’empressa de signerde deux mains ce qu’on lui demandait et rentra àBrême.

Son compagnon voulut faire le fier et l’indigné et serefusa d’abord à toute transaction. Mais enfin, voyantqu’il n’y avait pas moyen de sortir autrement des griffesde la prévôté, il se résigna et signa. Quant à K…, il nefut pas fusillé, comme le bruit en courut quelques joursplus tard à Bukarest, mais les charges relevées contrelui (il avait dessiné les plans des batteries construites àGiurgewo), parurent assez graves pour motiver son internementdans une forteresse de l’intérieur de laRussie. Il a dû y séjourner jusqu’à la fin de la guerre.

Avant de continuer notre promenade dans Plojesti,je veux raconter une autre historiette d’espions qui mefut communiquée plus tard à Bukarest.

La police avait remarqué que, parmi les dépêchesadressées à deux fournisseurs, il en était qui contenaientdes indications par demi-mots accompagnésde chiffres. On surveille les deux munitionnaires, et,comme les dépêches mystérieuses ne cessaient pasd’arriver, un beau soir on les arrête tous deux. Deplus on découvre chez eux des cartes à jouer sur lesquellesse trouvaient reproduits les chiffres et les mots desdépêches. Plus de doute: il s’agit d’une communicationsecrète ! Les dépêches partant d’Odessa donnent desrenseignements sur les mouvements de troupes en Russie ;ces renseignements sont transmis à Vienne et delà en Turquie. Les prévenus cependant fournissent uneexplication assez plausible de leur mystérieuse correspondance:les dépêches ont pour but unique de faireconnaître aux intéressés les variations de la bourse descéréales, et, pour faire des économies, de même quepour ne pas donner l’éveil aux autres spéculateurs, cesmessieurs avaient imaginé de se servir d’un langageparticulier.

Bien entendu on ne voulut pas ajouter foi à cetteversion, mais une enquête minutieuse faite sur leslieux mêmes démontra que les négociants avaient parfaitementraison. Ils furent relâchés au bout de huitjours. Je n’ai pas entendu dire qu’on ait trouvé et fusilléun véritable espion.

La villa habitée par le grand-duc Nicolas était situéeau centre de la ville. Le bâtiment un peu petit avaitun aspect fort gentil et propret. Deux tourelles toutesblanches dans lesquelles sont percées des fenêtres enogive lui donnent un faux air de château. Devant l’ailedu milieu, l’aile principale, règne une balustrade enstuc agrémentée de vases ornés de belles fleurs.La porte d’entrée est grillée ; devant la grille sepromène majestueux à défier Artaban en personneun heiduque de taille gigantesque, avec des moustachesde cinquante centimètres de long de chaque côté, uncostume doré sur toutes les coutures et bariolé sur tousles tons. Ce magnifique chien de garde à face humainelance de tous les côtés des regards excessivement féroces ;il semblerait qu’il veuille dévorer tous ceux qui approchentde trop près de la demeure de son auguste maître.Tandis qu’un bouledogue n’a que ses crocs, cegardien a, dans la ceinture de son opulente tunique,tout un arsenal entier composé de pistolets damasquinés,de poignards à longue lame et de coutelas dont l’unest plein de pierreries. A côté de lui des cosaques enpetite tenue, des Tcherkesses engoncés dans leurs longueshouppelandes et suant à grosses gouttes faisaientégalement sentinelle devant le quartier général dontl’attribution spéciale était marquée par un grand drapeaurusse — l’aigle à deux têtes se déployant sur fond jaune — hisséau haut d’un mât colossal.

Pour entrer dans ce sanctuaire, il fallait passer aumilieu de cette double haie de gardes de tous gradesdont les yeux vifs et ardents vous fouillaient jusqu’aufond de l’âme. Pourtant après un long et minutieuxexamen l’un des cosaques me prit des mains la cartede visite que je lui tendis ainsi qu’une lettre pour M. lecolonel de Hasenkampf. Il la remit à un domestique enlivrée, qui, au bout de peu d’instants, revint accompagnéd’un officier auquel il me désigna.

Cet officier avait une tête d’expression singulière.Toutes les finesses, toutes les ruses, tous les sous-entendussemblaient s’être donné photographiquementrendez-vous sur sa figure. Avec ses petit* yeux de chaten éveil, dont il comprimait l’éclat par des lunettes, avecson nez pointu s’avançant comme le museau correctementtaillé d’une fouine, avec ses lèvres minces et sabarbe soyeuse, le crâne légèrement bombé — complétementrasé, avec les deux oreilles se tenant droitesde chaque côté comme des sentinelles, M. le colonelHasenkampf avait un air tout à fait méphistophélique.

Un acteur hors ligne ayant à jouer au naturel unpersonnage fatal ne se fût pas fait une autre tête.

Il y avait de tout dans ces traits — sauf du militaire.M. de Hasenkampf pouvait passer, selon qu’il contractaitses lèvres, qu’il plissait son front et voilait oudécouvrait ses yeux, pour un diplomate, un professeurou un viveur un peu éteint. N’allez pas croire queM. de Hasenkampf était un invalide ; bien loin de là,à en juger par la figure, par la membrure nerveuse ducorps que faisait valoir avec avantage l’uniforme collantdans lequel il était sanglé, le colonel pouvait avoirà peine quarante ans.

Ses fonctions étaient des plus délicates, des plusimportantes et des plus multiples, il était à la fois lechef du bureau des renseignements, euphémisme quisignifie directeur de l’espionnage, il avait les rapportsofficiels avec les journalistes attachés au quartier généralet enfin il servait de secrétaire au grand-duc, étantégalement habile à manier la plume en français, enallemand et en russe. La première entrevue fut courte.Le colonel prit connaissance de mes lettres de recommandationet me pria de venir le voir le lendemaindans son logement particulier en ville.

J’allais me retirer quand la porte de l’une des piècesdonnant sur le vestibule de la villa s’ouvrit. Le grand-ducNicolas commandant en chef de l’armée d’opérationcontre les Turcs, parut. « Monseigneur », commel’appelait officiellement M. de Hasenkampf, est le secondfrère de l’empereur Alexandre. Il a quatre ans demoins que son souverain et, par le fait, il ne paraîtpas son âge. C’est de la tête aux pieds une vigoureusenature de soldat. L’attitude, la tenue, les mouvements,tout est « d’ordonnance ». La tête rasée selon les règlements,toute rude, sévère et même brutale qu’elle puisseparaître, ne manque pas d’élégance. Le cachet particulierlui est imprimé par la moustache fortement fournieet qui se termine des deux côtés par d’amples bouquetsde poils. Quant au costume, rien de plus simple, un« complet » de toile blanche et pour complément unecasquette plate et de hautes bottes à l’écuyère. Le colonelHasenkampf se rangea sur le passage du prince etsalua militairement. Le grand-duc parut l’interrogerdes yeux. « Quel est ce civil ? — Monseigneur, réponditle colonel, Monsieur est un correspondant qui nousest chaudement recommandé par des amis de Saint-Pétersbourg. »« Ces Messieurs seront tous les bienvenus »,dit le grand-duc, résolvant ainsi toutes les questionsqui paraissaient si graves et si difficultueuses à la chancelleriedu ministère des affaires étrangères et au ministèrede la guerre. Puis le grand-duc se retira et sortit*ur la terrasse pour voir défiler un régiment qui débouchaitpar la route de Moldavie, musique en tête,drapeaux déployés et en poussant des hourrahs vigoureux.

Pour la première fois je vis des troupes de lignerusses sans leur affreuse capote grise, en tunique verteet pantalon blanc. La présence du quartier généralavait attiré à Plojesti les attachés des nations étrangères,et parmi ceux-là l’attaché français, M. le colonelGaillard, jouait le principal rôle. M. Gaillard, un vieuxsoldat d’Afrique, d’Italie et de Crimée, avait su gagnerà Saint-Pétersbourg, où il était attaché à notre ambassade,la confiance la plus complète du grand-ducNicolas. Sur sa demande expresse, M. le colonel Gaillardpartit pour Kischeneff à l’époque où le frère de l’empereurprit le commandement de l’armée. Cette préférenceaccordée à un militaire français à l’exclusion de tousles autres attachés donna beaucoup d’ombrage à laPrusse, il y eut même des réclamations ; mais le grand-ductenait énormément au colonel, dont la science militaireunie à une humeur enjouée, une rondeur de bonaloi et une grande élégance de manières, lui plaisaienténormément. Le colonel dînait tous les jours à la tablede Monseigneur et on assure que son avis était d’ungrand poids dans la balance. De cette façon, M. le colonelGaillard était mieux qualifié que qui que ce fûtpour juger les qualités et les défauts du soldat russe ; ilse trouvait également aux premières loges pour suivreles événements et en rendre compte au ministère. Si M.le colonel a déployé, bien plus à propos cette fois, lezèle et l’activité pleine d’acharnement dont il fit preuvecomme directeur de la justice militaire auprès desconseils de guerre en 1871, assurément on a dû êtreinstruit mieux que partout ailleurs à l’hôtel du boulevardSaint-Germain sur les leçons utiles de la guerred’Orient. M. le colonel Gaillard, que nous aurons dureste occasion de retrouver souvent dans le cours deces récits, est un homme d’environ cinquante ans, debelle prestance, figure moitié militaire moitié diplomatique,portant l’empreinte de l’énergie contenue maispouvant être poussée au dernier degré. Lors de la visiteque je lui fis dans son appartement de la place duMarché, il me raconta une excursion qu’il venait defaire en compagnie du prince Charles aux batteries deKalafat, petite ville roumaine sur le Danube, d’où l’onéchangeait force coups de canon avec les retranchementsélevés autour de Widdin.

Le prince Charles s’était rendu à Kalafat avec toutun état-major auquel s’étaient joints les reporters debeaucoup de journaux. Le voyage avait été interrompupar un incident. A quelque distance de Bukarest, lepont du chemin de fer sur la rivière de l’Aluta avait étéemporté par les flots. Peu s’en fallut même que toutle train et ce qu’il contenait, prince, escorte, journalistesne culbutât dans le fleuve. On dut passer la nuittrès-mal à l’aise dans un village à moitié inondé et toutà fait envahi par les troupes. Le lendemain seulementdes voitures furent prêtes à emporter le prince et ses« invités ». A Kalafat il y eut un véritable essai debombardement. Le prince voulut diriger lui-même lepointage de plusieurs pièces et l’un des projectiles lancéssuivant ses indications mit le feu au milieu d’unpâté de maisons dans la ville. Aussitôt l’ennemi ripostaà toute volée. Carol fit courir à ses « invités » un dangertrès-sérieux, car des bombes éclataient l’une aprèsl’autre sur le gazonnement de la batterie, des éclatscommençaient même à joncher l’intérieur et à malmenerles servants. L’excuse du prince était qu’il couraitlui-même et le premier le danger.

Enfin, après deux heures d’échange actif de politessesinternationales, la représentation fut achevée, lacavalcade retourna dans la capitale. M. le colonelGaillard s’exprima en termes très-favorables, chaleureuxmême, sur le compte de la jeune armée roumaine, pronostiquanttrès-justement le rôle efficace et glorieuxmême qu’elle pouvait être appelée à jouer prochainement.« On ne peut jamais juger le soldat, dit le colonel,qu’au lendemain d’une bataille ; mais les cadressont bons, les officiers sont instruits, pleins de bonnevolonté, affamés de travail. » Je quittai le colonelGaillard pour aller rejoindre quelques camarades quej’avais retrouvés entre temps, et après dîner, pour acheverdignement la soirée, nous nous laissâmes allécherpar le programme d’un café-concert installé dans unjardin-restaurant. Les « artistes » débitaient leurs coupletsau fond du gradina, sur un petit théâtre coquettementet rustiquement orné. A la chaleur accablantedu jour avait succédé une nuit tiède et étoilée. Aussi lespectacle ne manquait pas d’amateurs, qui savouraientla musique en dévorant des biftecks et en ingurgitantforce boissons variées. Naturellement, les trois quartsdes spectateurs étaient des officiers, et tous, même lesplus âgés et les plus barbus, s’amusaient comme desenfants en écoutant le répertoire de l’Eldorado et del’Alcazar. Les cabotins et les cabotines, tout à fait suffisantscomme articles d’exportation, avaient un succèsénorme, — que dis-je ! Thérésa et Judic n’ont jamais eud’ovations aussi tapageuses.

Une petite Parisienne pouponne et rondelette, à l’airfort éveillé, dut répéter au moins quatre fois unevieille chansonnette du répertoire: la Clef. Il est vraiqu’elle était passée maître dans l’art de soulignerses effets, et que sa moue au refrain était d’uncroustillant à réveiller les futurs morts de la campagne.J’ai encore dans les oreilles ces marques d’enthousiasmeet d’allégresse, qui retentissaient à quelqueslieues seulement du théâtre de la guerre, poussées pardes auditeurs qui pourraient être appelés, d’un momentà l’autre, à risquer leur peau… C’est vers une heureseulement que les amateurs quittèrent le jardin en fredonnant:

Ma clef ! ma clef !

On m’a chipé ma clef !

Le lendemain, de bonne heure, je ne manquai pas deme rendre à la villa, où le colonel Hasenkampf avaitinstallé le bureau volant de la presse. L’institutrice dela famille à laquelle la villa appartenait, faisant officed’introducteur, me conduisit au fond d’un jardin, devantune tourelle.

Autour d’une table en bois et assis sur des escabeaux,je retrouvai une dizaine de mes confrères ; le colonelen petite tenue, tout vêtu de coutil blanc, présidait cecénacle et expliquait méthodiquement, comme il avaitdu reste l’habitude de le faire tous les matins, qu’enfait de nouvelles on ne savait rien, absolument rien.Libre à nous de broder des variations sur ce thème peunourrissant. Pourtant, si les nouvelles étaient aussirares que la marée le jour du suicide de Vatel, M. Hasenkampfdaigna nous dédommager en nous faisant partdes conditions définitives concernant l’admission desreporters au quartier général.

En premier lieu, il fallait justifier d’un répondantdiplomatique, c’est-à-dire ministre, ambassadeur ou attachémilitaire ; en second lieu, l’admission ayant été prononcée,il fallait déposer trois portraits carte-visite,dont l’un revêtu de la griffe du prévôt, le général Stein,devait servir de passeport, le second serait incorporédans l’album du commandant en chef, et le troisièmedéposé dans les archives du ministère de la guerre.

En outre, le reporter s’engageait purement et simplement,sur l’honneur, à ne révéler aucun mouvement detroupes, ce qui était bien naturel, puisque nous étionsjournalistes et non pas espions ; enfin, comme on avaitreconnu que la plaque de cuivre, marquée aux armesimpériales, et qui devait tout d’abord nous servir designe de ralliement, manquait totalement de prestige,un dessinateur français avait été chargé de confectionnerun brassard d’un modèle plus élégant, mais que lesintéressés devraient acquérir de leurs deniers. Ce brassardnous fut servi plus tard moyennant 35 francs, àBukarest, chez un marchand d’équipements militaires.Finalement, M. de Hasenkampf nous dit qu’onstatuerait dans la huitaine sur nos demandes d’admission.Cette dernière partie de sa communication neparut être nullement du goût d’un nouvel arrivant.C’était le correspondant d’un journal anglais, d’originegrecque ou levantine. Il pouvait avoir soixante ans àpeu près, et il devait être content de cet âge comme,du reste, de sa barbe grise, de ses cheveux de mêmecouleur, de son costume, qui le faisait ressembler àun capitaine de steamboat par un gros temps, satisfaitde la large rosette tricolore de l’ordre de Tacova, quis’épanouissait sur sa poitrine, aussi large que le sourirede béatitude sur ses lèvres. Bref, ce personnage étaitplein de complaisance pour lui-même, et on devaits’apercevoir aisément que lorsqu’il avait ouvert la bouche,les paroles qui en sortaient étaient des perlesprécieuses qu’il fallait soigneusem*nt recueillir, demême que ses prières étaient des ordres. M. M…exprima d’abord à M. le colonel son mécontentementde ce que l’on n’avait pas jugé à propos de statuer lepied levé sur l’admission d’un aussi important personnage.Et comme le colonel invoquait la règle:

« Mais est-ce qu’il peut y avoir une règle pour moi !Est-ce que je ne dois pas être admis d’emblée ? Est-cequ’il y a besoin de formalités pour un homme qui arendu des services à la cause slave, des services signalés ?Vous me parlez de recommandations, mais est-ceque celle-ci n’est pas la meilleure de toutes ! » Et d’ungeste fiévreux il montrait l’immense ruban de Tacova,qui ornait sa boutonnière.

— Vous croyez que cette décoration vous recommande ?fit le colonel en souriant finement.

— Mais certainement, et si cela ne vous suffit pas,continua l’impétueux réclamant, n’ai-je pas des lettresde M. Ristisch ? n’ai-je pas les meilleures attestations ?ne suis-je pas l’ami du général Fajedeff ? Est-ceque par hasard la recommandation de M. Fajedeff nevaudrait rien non plus ? mais voilà, on n’a des égardsque pour les adversaires de la Russie. Je rencontre icides gens qu’on devrait mettre à la porte, tandis quemoi, un défenseur de la cause slave, je suis forcé deme poser en quémandeur ! » Et il allait, allait toujourssans s’arrêter… C’est le colonel, dont la mine, depuisquelque temps, montrait une certaine inquiétude, quiarrêta ce débordement de paroles.

— Pardon, monsieur, dit-il à son interlocuteur…je crois que vous êtes assis sur mon uniforme.

L’Anglo-Grec se leva instinctivement. Et en effet, ils’était assis sans crier aucunement gare sur la tuniquede gala du colonel, et depuis un quart d’heure il setrémoussait à l’aise dessus, car pour donner à sonéloquence une plus grande force, il l’accompagnaitd’une gesticulation effrénée. La tunique était dans unpitoyable état, et en homme soigneux de ses effets, lecolonel ne songea pas à dissimuler sa mauvaise humeur.Je ne fus pas étonné, plus tard, d’apprendre quelorsque nous eûmes obtenu notre autorisation, l’Anglo-Grec,malgré sa faconde et ses services rendus à lacause slave, courait toujours après la sienne.

On avait établi à Plojesti un camp de réfugiés bulgares,composé de 6,000 hommes, tous commandéspar des officiers russes et destinés à former le noyau,ainsi le disait-on alors, de l’armée de la principauté deBulgarie. Ces apprentis guerriers campaient sur unecolline en dehors de la ville. Ils portaient un uniformede fantaisie de couleur sombre, et une petite croixrouge sur leur bonnet fourré. L’armement était depremier choix et il ne restait qu’à les exercer dans lemaniement des Vetterli qu’ils avaient entre les mains.De plus, pour les stimuler, on leur avait remis de très-jolisdrapeaux, brodés, disait-on, de la main des dameset bénits par les popes. L’emplacement du camp étaittrès-pittoresque, et à travers les monticules et lesarbres, messieurs les légionnaires pouvaient aisémentvoir ce fleuve aimé, le Danube, qu’ils avaient passé pourla plupart en proscrits fugitifs, et qu’ils allaient repasserles armes à la main et en conquérants. Ce momentne devait pas trop tarder à venir, car le camp était levéet les légionnaires partis en vertu d’ordres secrets pourune destination inconnue.

CHAPITRE VIII

La gare de Plojesti. — Les deux princes et l’ambulancière. — Arrivéeà Bukarest. — Premières impressions. — La camaraderienégative des Russes et des Roumains. — Les jeudisde Mme Rosetti. — Profils d’hommes politiques, de journalisteset d’invités.

Un épisode que je rangerai volontiers dans legenre charmant, signala notre départ de la gare de Plojesti.Les abords du petit édifice étaient occupésdes troupes à pied et à cheval ; des sergents de ville entunique noire et shakos, gantés avec des gants blancsde filoselle, se promenaient le long de la route, et unetrentaine de cosaques, dont les chevaux étaient attachésau piquet, se vautraient sur les dalles du débarcadère.Sur le quai même de la gare, un monsieur très-noir,très-nerveux, se démenait comme un beau diable afinde placer à droite et à gauche d’autres sergents de villeégalement gantés de filoselle, chargés de faire reculerquelques curieux trop empressés.

Ce personnage était commissaire ou plutôt, pourparler le langage officiel un peu pompeux, le préfet depolice de Plojesti. Sa présence, comme celle des gardesurbaines et des cosaques, était motivée par l’arrivéedu prince Charles de Roumanie qui était attendu par letrain de Bukarest. Le grand-duc Nicolas était venu àsa rencontre et les deux altesses partirent pour lequartier général russe dans la troïka attelée de troistrotteurs couleur d’ébène, appartenant au grand-duc.L’entretien, destiné à régler plusieurs détails relatifsà la convention d’avril (car, comme toute conventionqui se respecte, elle laissait prise aux contestations),ne dura qu’une heure ; aussi vîmes-nous revenirla troïka à point pour permettre au prince Charles deprendre le train suivant se dirigeant sur la capitale.

Mais si l’exactitude est la politesse des rois, ellen’est pas toujours, surtout en temps de guerre, où lesprétextes ne manquent pas, celle des Compagnies dechemins de fer. Ainsi, non-seulement le train attenduarriva d’une bonne demi-heure en retard, mais encore ilfallut attendre une autre demi-heure avant que l’état dela voie lui permît de démarrer et de continuer sa route.

Pendant tout ce temps, les deux altesses se promenèrentle long du quai, et j’eus tout le loisir pour regarderde fort près le souverain de la Roumanie. Carol Ier,élu prince en 1866 à l’âge de vingt-trois ans, en avaitpar conséquent trente-quatre en 1877. C’est un beaugarçon d’une taille bien prise et comme faite exprèspour l’uniforme de coupe française, qu’il porte avecchic. On ne reconnaît pas du tout en lui l’ancien lieutenantde cavalerie prussien, il n’a rien de raide etde guindé dans son allure ; au contraire, ses manièresdégagées, son laisser-aller de bon goût et surtout uneexcessive mobilité dans les mouvements, font ressemblerSon Altesse à un pétillant capitaine de chasseursde Vincennes. Le teint mat du visage qui contrastetrès-vivement avec la couleur très-foncée de la barbedonne à l’ensemble de la figure du prince un parfumd’étrangeté qu’ambitionnerait certainement un « hommeà femmes. »

Carol Ier causait non sans vivacité avec le grand-ducNicolas quand celui-ci, qui écoutait son interlocuteuravec une indifférence plus ou moins étudiée, le quittabrusquement pour aller au-devant d’un groupe composéd’officiers, de dames et de voyageurs qui causaientau bas de l’escalier d’un des wagons. Une dame déjà âgée,avec des cheveux blancs s’échappant par flots d’argentd’un bonnet de linge fin orné de dentelles et portantsur sa robe d’étoffe noire très-simple, un ruban bleuauquel pendaient une décoration et plusieurs médaillesétalées sur la poitrine, formait le centre du groupe.C’est à elle que le grand-duc, fendant les flots de lafoule, s’adressa après l’avoir embrassée cordialementsur les deux joues. Les assistants se découvrirent avecrespect et le prince, donnant le bras à la dame, la conduisitauprès du souverain de la Roumanie: « J’ail’honneur de vous présenter une héroïne de dévouement,dit-il, la providence de nos blessés, que j’aimecomme une mère depuis ma plus tendre enfance:madame la princesse Schafkoskoï. » Le prince Charless’inclina avec autant de cordialité que de respect devantla dame aux cheveux blancs, notre ancienne connaissancede Kiew, et la conversation continua sur un tonfamilier presque intime. Comme le soleil était très-ardent,le prince Ghika, aide-de-camp de S. A. deRoumanie, prit une ombrelle et la tint toute grandeouverte au-dessus des têtes des trois interlocuteurs jusqu’àce qu’il plût au train de se mettre en mouvement.Comme tout arrive, ce moment vint également, et deuxbonnes heures plus tard, nous entrions en gare àBukarest.

Les Roumains ont su faire de leur capitale une desvilles les plus agréables de l’Europe, une véritable oasisau milieu d’une civilisation relativement peu avancée.Mais la nature les a beaucoup aidés ; la capitale entièreest semée de buissons odorants, de parterres de fleurset de grands arbres prodigues d’ombre, qui remplacentplus ou moins efficacement les grands cours d’eau, car,sous ce rapport seulement, Bukarest est déshérité ;on n’y possède, en fait de rivière, que l’étroite Dombovitza,une sorte de ruisseau qui, l’hiver se conduitmal envers les riverains, mais qui, en été, pourraitaccepter, avec reconnaissance, le verre d’eau offert parl’auteur des Impressions de Voyage au Mançanarèset à l’Arno.

Tout Bukarest vit à la campagne sans sortir de chezsoi. Chaque maison a son jardin ou jardinet, les églisessont entourées d’un espace de verdure, et la plus petitegargote a son gradina où l’on peut consommer en pleinair et à l’ombre d’un sycomore ou d’un acacia. Ce luxede végétation est le trait distinctif de Bukarest ; c’estcelui qui me charme le plus, et on le retrouve dans toutel’étendue de cette ville peuplée de 240,000 habitants,mais qui occupe un espace où l’on pourrait loger trèscommodément le double. Singulier assemblage où onne se lasse pas de regarder de tous côtés, de se complaireet d’admirer ! Tantôt on suit une rue droite, àpeu près tirée au cordeau et traversant la ville tout entière,bordée de belles maisons avec des magasins européens ;quelques pas à droite on est en pleine campagne:des maisonnettes minuscules émergeant au milieu dejardins forment un aspect bucolique ; par ci par là, ontrouve dans un quartier des masures misérables, maistoujours relevées par quelques guirlandes fleuries quiempêchent de sentir trop vivement la misère de cesconstructions.

Encore quelques pas, et l’on est au bas d’une collinequ’il faut escalader pendant plus d’un quart d’heurepour arriver à un cloître tombant à moitié en ruines.Le palais de la Chambre des députés, dont l’aspectrappelle avec beaucoup de vivacité les burgs des bordsdu Rhin, se trouve sur l’un de ces monticules ; ce sontdes avenues où les arbres séculaires alternent avec lespoteaux du télégraphe, des rues d’une longueur démesuréetoutes bordées de restaurants, de cafés chantants ;enfin, pour ne rien oublier, notons, discrètement, cachéederrière des massifs, toute une Cythère formellementnoyée dans les jardins.

L’architecture de Bukarest est ondoyante et diverse.Aucune réglementation ni sujétion ; chaque siècle alaissé subsister son empreinte, et chaque constructeura agi à sa fantaisie. Jusqu’aux derniers temps, il manquaità cette bigarrure la véritable maison moderne, lacaserne à loyer de cinq ou six étages. La spéculation acomblé tout récemment cette lacune, mais d’une façonassez restreinte, en édifiant trois ou quatre hôtels decinq étages. Les particuliers, heureusem*nt, ne se sontpas encore décidés à se percher à plusieurs pieds au-dessusdu niveau de leurs pavés. Les maisons confortables,où se sont installés, avec tout le luxe d’ameublementparisien, les boyards, comptent un, tout au plusdeux étages. Les habitations ordinaires n’ont pas d’étage ;on habite au rez-de-chaussée, on y dort, on y mange eton y passe sa vie. Quant aux domestiques des famillesmoins aisées, ils couchent tout bonnement dehors, selonl’usage répandu dans les campagnes.

En vertu de la convention conclue au mois d’avril,ratifiée par les Chambres roumaines, et qui devait réglerles rapports entre les deux gouvernements, les troupesrusses pouvaient camper autour de la capitale, maiselles n’avaient pas le droit d’y pénétrer. La garde de laville était entre les mains des milices nationales et del’armée princière. Mais celle-ci était concentrée autourde Kalafat ; elle n’avait laissé dans la capitale qu’un détachementde chasseurs, infanterie légère vêtue à labersaglieri, dont la principale destination était de constituerla garde d’honneur du prince.

Mais si l’entrée de Bukarest était interdite aux corpsde troupe russe, les officiers pouvaient s’y rendre isolémentet y séjourner. Ils usaient largement de cette faculté,et le commerce de Bukarest s’en trouvait fortbien. Le militaire russe gradé pullulait partout. Dès lematin il promenait ses chevaux le long de la « chaussée »construite en 1829 par Kusseleff, et qui donne àBukarest un admirable lieu de promenade, un bois deBoulogne et un prater. A midi, nous le retrouvions attablédans les salles à manger des différents hôtels ;l’après-midi, prenant des glaces devant les cafés etconfiseries du pogo mogosaï ; la nuit, dans l’infinité dejardins où, moyennant une rétribution modeste, on vousoffre à la fois la musique, la comédie, la chansonnetteet l’occasion de faire connaissance avec toutes les Vénusde la capitale roumaine.

Je remarque de prime abord un fait qui du reste mefrappera pendant toute la campagne et qui expliquetrès-clairement les événements du lendemain. C’est l’antagonismeardent entre Russes et Valaques, qui faillitprolonger la guerre et qui, loin d’être éteint aujourd’hui,constitue un élément nouveau d’inquiétude pourle repos de l’Orient. Jamais dans tous ces endroits publicson ne vit un Roumain et un officier russe assis àla même table, jamais à la promenade je n’aperçus desofficiers des deux nationalités dans la même voiture. Cesmilitaires, frères d’armes, dont les souverains venaientde conclure une alliance et qui se préparaient probablementà la sceller sur le champ de bataille, n’échangeaientni un mot, ni même un salut. Chez les Russesil y avait du dédain brutal pour ces « petit* Roumains »qui s’amusaient à jouer aux soldats. Les bons alliésn’avaient, il faut leur rendre cette justice, que desrailleries hautaines pour leurs futurs compagnons delutte.

Quant aux Roumains ils haïssaient le Russe, malgréeux ils le regardaient comme un envahisseur en dépit detoutes les conventions et de tous les arrangements, en dépitdes incontestables avantages matériels qui résultaientdu passage d’une armée qui payait tout comptant enbelles pièces d’or reluisantes.

Avec la remarquable intuition politique dont ils sontdoués et que chacun leur reconnaît, les Valaquesflairaient dans le Russe le spoliateur qui plus tard sepaierait des services reçus au lieu d’en être reconnaissant.Les rapports officiels n’étaient guère meilleurs queceux d’officiers à officiers individuellement. On attendaitavec une certaine impatience l’arrivée de l’empereurpour créer un modus vivendi plus amical.

L’arrivée du tzar était annoncée pour le 8 juin. Laveille de ce jour je me trouvais dans le salon de M. C.M. Rosetti qui, outre les fonctions de président de laChambre des députés qu’il remplissait déjà, venaitd’accepter celles de maire de Bukarest. En cette qualitéc’est à lui qu’était échu le devoir de souhaiter la bienvenueau tzar et de lui présenter, selon l’usage des paysslaves, le pain et le sel.

Par conséquent le lendemain devait faire époque dansla vie du vieux patriote, d’autant plus que c’était unrépublicain qui allait recevoir le seul souverain absolude l’Europe. Ce n’est pas ici le moment de donner labiographie de M. Rosetti ; je dirai seulement que parmiles créations que lui doit la Roumanie se trouve le premierjournal quotidien du pays, le Romanul. Fondé en1856 après l’émancipation du pays par le Congrès deParis, ce journal vigoureusem*nt dirigé et écrit avec lebrio méridional que l’ardente nature du directeur a sucommuniquer à tous les collaborateurs, s’est créé rapidementune clientèle ; il est devenu non-seulement uninstrument de polémique et de propagande, mais commetous les bons journaux une bonne entreprise. En cettequalité le Romanul est dans ses meubles. Sa maison, sansêtre un palais, est assez vaste pour contenir, outre l’imprimerieet les laboratoires des rédacteurs, des appartementshabités par le propriétaire, directeur, et par lerédacteur en chef, — depuis longtemps M. Costinescu,député de Bukarest ; — un beau jardin planté d’arbresmagnifiques s’étend derrière la maison et permet auxrédacteurs de se recueillir et de songer en tout repos aupremier Bukarest du lendemain. C’est donc dans lamaison du Romanul que s’ouvrait tous les jeudis soirsle salon hospitalier de Mme Rosetti. Les nombreuxétrangers, mais surtout les écrivains que les événementsavaient attirés en Roumanie, étaient invités dedroit à ces réunions dont tous ont gardé, j’en suis sûr,le plus charmant souvenir. Les dames et les gracieusesjeunes filles, de la meilleure société de Bukarest et dontquelques-unes avaient autant par patriotisme que parcoquetterie adopté le mignon costume national en étoffelégère laissant transpercer les chairs et couvert depaillettes d’argent scintillantes comme des étoiles, formaientdans ce salon un cadre avantageux dans lequelnous rencontrions les personnages politiques du paysdont la connaissance nous était précieuse. Si le nombredes invités devenait trop grand, on laissait ces damescauser entre elles, en faisant de la charpie dans lesappartements particuliers de Mme Rosetti, tandis queles hommes réfugiés dans la grande salle de rédactionornée des portraits de Mazzini et de Garibaldi avec autographes,causaient guerre et politique tout en buvantde la bière et en fumant. Le français était la langueuniversellement adoptée par tous les invités quelle quefût leur nationalité.

On trouvait là réunis autour du bureau de chênedes collaborateurs du Romanul, dans l’embrasure desfenêtres ou accoudés sur la balustrade qui donne surle jardin, éclairé par la lune: le président du Conseil,M. Bratiano, belle tête romanesque de penseur et depoëte, parlant toujours avec une éloquence naturelleet trouvant des images chaudes et frappantes pourrendre toutes ses idées. Son collègue le ministre de lajustice, M. Eugène Statesco, écoutait les déductionshardies de quelque orateur de salon qui se croyait ungrand politique, en penchant sa tête blonde empreinted’une douce mélancolie ; le colonel Pilat, gendre deM. Rosetti, tout heureux de carrer son buste crotoniendans l’uniforme qu’il venait de revêtir, après l’avoirquitté au lendemain des désastres de l’armée de Bourbaki(il gagna le grade de lieutenant-colonel et la croixde la Légion d’honneur), raconte en riant du bon grosrire des honnêtes gens, quelque anecdote datant del’école d’application de Metz dont il fut un des plusbrillants élèves.

Cet autre officier, à la figure énergique, vive et très-mobile,est le préfet de police de Bukarest, M. RaduMihaï, un conspirateur de la veille qui n’en connaîtque mieux son métier et l’exerce avec toute l’ardeurd’un néophyte. Il ne fait qu’une courte apparition dansle salon, le temps de communiquer à M. Rosetti lesdernières dispositions prises en vue de la journée dulendemain. Aussitôt après il disparaît.

La charge du préfet n’est pas une sinécure: desbruits funestes ont été répandus, on sait que la villeest pleine de réfugiés polonais et hongrois qui ne portentpas précisément le tzar dans leur cœur. M. RaduMihaï a cependant répondu des hôtes de la Roumanie.Puis voici des juges au tribunal, des députés, des sénateurs,appartenant au parti libéral. Tous des jeunesgens très-distingués, de tenue élégante, connaissantleur Paris sur le bout du doigt.

Les étrangers sont confondus au milieu des hôtesindigènes de M. Rosetti: voici des correspondants anglais,ils ont dépouillé le vêtement de coutil et la casquetteplate pour se mettre en habit noir et cravateblanche. Ils causent peu mais écoutent beaucoup et tâchentde profiter autant que possible.

De temps en temps ils s’échappent et reviennent aubout de dix minutes. Le télégraphe, ouvert toute lanuit, est en face du Romanul, il ne faut donc guèreplus de temps pour mettre au guichet la dernière inductiontirée d’une phrase qu’aura laissé tomber un hommepolitique. Avec la disette de nouvelles qui régnait alors,la plus petite bribe d’information n’était pas à dédaignerpar des correspondants désireux de gagner lesappointements royaux qu’ils touchaient. Ces reportersoffraient du reste des types bien variés. Voici M. Forbesdu Daily-News, déjà célèbre dans les fastes du reportagepar différents tours de force exécutés lors de laguerre franco-allemande. La campagne qu’il se proposede suivre va consacrer sa réputation et la rendre universelle.

Il y a sur sa figure unie, osseuse et légèrement hâléepar le soleil des Indes (M. Forbes a suivi le princede Galles pendant son voyage) le je ne sais quoi goguenardqui sur le type anglais brode l’écossais. Chose singulière,le roi des reporters est le seul parmi sesconfrères qui ne sache pas le français. Aussi cause-t-ilde préférence avec ses compatriotes, avec cet élégantjeune homme dont le nom, la figure, qui semble empruntéeà une toile de Van Dyk, les façons gentilhommesques,rappellent les raffinements de la cour de Charles Ier.C’est M. Villiers, dessinateur du Graphic, et on se représentevolontiers de la sorte le sémillant duc de Buckingham,tandis que plus loin un bon gros vivant nousmontre Falstaff un peu aminci et spirituellement bienau-dessus de son modèle dans la personne de M. Boyle,correspondant du Standard. Cet autre en habit bleubarbeau à boutons d’or, constellé de décorations, quiparle sans cesse et gesticule des bras comme un télégrapheen regardant chacun avec des regards dédaigneuxde Jupiter olympien, n’est ni un arracheur dedents, ni un marchand de vulnéraire ; mais bien le tonitruantcorrespondant d’un journal anglais qui sevante, dans les affiches, d’avoir « the largest circulationof the croeed ». On l’a exclu du quartier général àcause de ses opinions turques bien connues ; — ne pouvantrendre compte de visu des opérations, il s’en vengeraen télégraphiant au jour le jour à sa gazette descombats purement fantastiques, des batailles imaginaires,des opérations conduites par lui seul et toutesau désavantage des Russes dont il massacre impitoyablementdes centaines et des milliers. Cet autre enfin,qui émet des aphorismes d’un ton sentencieux et lancedes prédictions comme s’il était un devin infaillible, estun ex-général de l’Union. La France est représentée pardes écrivains de toute nuance. Mais tandis que les Anglaissont tout entiers aux Russes et aux Turcs, nos compatriotesse préoccupent bien davantage des prouessesexécutées à demeure par les housards du Seize Mai, bienplus intéressantes que toutes les probabilités relatives aupassage du Danube. Aussi, dès que la discussion s’engageaitsur ce thème, rendu inépuisable par la multiplicitédes actes arbitraires des exécuteurs des basses œuvresde la raison sociale Fourtou et Cie, elle prenait sans quel’on s’en doutât une tournure ardente, et comme nouscommencions déjà à ressentir l’influence de notre genrede vie sur le système nerveux, les limites des convenancesparlementaires étaient assez promptement atteintes.

M. Rosetti, le maître de la maison, intervenait alorsavec quelques paroles habilement conciliantes et lespolémiques s’arrêtaient où elles doivent s’arrêter, dansun salon, entre gens comme il faut. Il est vrai qu’on s’endédommageait parfaitement ailleurs, où on n’était pasastreint à autant de retenue. Loin d’être affaiblies parla distance, les infamies qui se commettaient alors enFrance faisaient bouillonner le sang de tout Françaispatriote et libéral. Ce n’est plus de l’indignation seulementqu’on ressentait, c’était de l’humiliation aux yeuxdes étrangers qui nous entouraient, l’humiliation de donnerun asile forcé à toutes les fantaisies réactionnaires,d’autant mieux que dans le pays où nous étions la guerremême n’avait pas forcé le gouvernement à voiler lastatue de la Liberté. Il y avait aussi pour tout dire larage d’être contraint de parler des Turcs et des Russesquand on aurait voulu enfoncer sa plume, comme unstylet, dans les chairs de la réaction, quand on eûtdonné dix mille combattants des deux armées pourtenir seulement au fond de son encrier un sous-préfetdu Seize Mai. Comme nous portions envie à ces brillantspolémistes des journaux républicains qui avaient aumoins la consolation de houspiller chaque matin etchaque soir les tyranneaux d’alors, et quand parfois, lesoir au campement, dans quelque hutte bulgare ousous la tente ruisselante de pluie on nous demandaitd’un air fin et entendu: « Vous regrettez Paris, n’est-cepas ? » Nous aurions pu répondre « oui » en toute conscience.Mais ce n’était pas, pour dire vrai, le home, lesboulevards ruisselants de lumières, les restaurants, lesthéâtres que nous regrettions, c’était la salle de rédactionoù nous aurions pu jouer notre modeste partiedans le concert de légitime colère et de malédictionsmille fois méritées qui s’élevait de toute part contrel’entreprise sacrilége. O polémistes de la Républiquefrançaise, des Débats, de la Presse, du Siècle, de laFrance ! vous ne vous douterez jamais quel baume vosarticles, et justement les plus violents, les plus impitoyables,ont étendu sur les plaies de notre fureur !C’était un soulagement que de retrouver dans les colonnesde ces journaux, si bien exprimé et avec tant devirulence, ce que nous avions sur le cœur.

Mais fermons cette parenthèse qui nous éloigneraittrop du salon Rosetti. Quand les hommes étaient fatiguésd’avoir fait de la polémique et d’avoir fumé, onallait dans l’appartement du maire de Bukarest rejoindreles dames. La conversation prenait alors une autre tournure ;on parlait théâtres, artistes — et peut-être philosophait-onaussi sur l’amour. La discussion d’une semblablethèse ne cause aucun effroi aux Roumaines. Puisune des jeunes personnes quittait sa charpie, se mettaitau piano et recueillait de légitimes applaudissem*nts.Vers minuit, on se retirait après avoir salué la maîtressede la maison, la femme désormais historique queMichelet a immortalisée dans ses « Légendes du Nord ».Quand Mme Rosetti quitta Bukarest pour se rendre surles champs de bataille afin d’y diriger les ambulancescréées par elle, son salon se ferma forcément. Mais aucommencement de juin, on en était aux préludes de laguerre, le sang russe avait coulé très-peu et l’on pouvaitespérer encore d’épargner le sang roumain.

CHAPITRE IX

Un voyage mystérieux. — Suicide d’un officier. — Le directeurdes chemins de fer et le grand-duc. — A la recherche d’unrégicide. — Les dénonciateurs malgré eux. — Un ex-conspirateuragent de police. — Le 8 juin 1877 à Bukarest. — Questiond’étiquette. — Une illumination manquée. — La petite piècemilitaire avant la grande.

Tout avait été profond mystère dans ce voyage dutzar Alexandre à l’armée. Le jour du départ avait étésoigneusem*nt caché à la population de Saint-Pétersbourg.On pouvait lire par ordre dans les journauxque l’empereur assisterait le 5 juin à une fête donnéeau bénéfice des blessés, et le 3 au soir il était partinon pas de Saint-Pétersbourg, mais de Tsarkoë-Selo.

Deux trains impériaux avaient été préparés ; l’un,composé exclusivement de wagons d’apparat ornés del’écusson impérial à toutes les portières, se dirigea versl’Autriche par Varsovie et continua sa route par Lemborget Osernomtz vers la Moldavie. Ce train annoncéà grand fracas et signalé par les journaux de Vienneau fur et à mesure qu’il passait par les gares principalesde la ligne du chemin de fer de Galicie, contenaitseulement quelques personnages de la Cour et lepersonnel de haute domesticité !

Le véritable train impérial formé d’une façon moinsapparente, traversa la Russie et pénétra en Roumaniepar le Pruth. Mais on ferma si bien toutes les gares,on combina si bien le temps d’arrêt aux stations principales,on retint si longtemps les autres convois, quele passage de Sa Majesté et de sa suite ne laissa aucuneespèce de trace. On n’avait pas encore appris d’unemanière certaine le départ du tzar qu’un télégrammeofficiel annonçait son arrivée dans la capitale de laMoldavie. Deux incidents signalèrent le très court arrêtdu souverain de toutes les Russies dans cette ville ouplutôt dans la gare qu’il ne quitta point. Le convoiimpérial arriva dans la nuit à Jassy. On avait décorél’embarcadère à la hâte avec des branches de lierre,des fleurs, des banderoles et des drapeaux. Le colonelPawlosk, commandant la place, les officiers, les médecinsde l’hôpital s’étaient mis sous les armes, on avaitcommandé un bataillon d’infanterie avec la musique.Des agents de police en grand nombre contiennent lepublic, qui cherche, mais en vain, à enfreindre la consigne,et à se répandre sur le quai.

A l’heure annoncée le train entre en gare, la musiquejoue l’hymne national, le drapeau s’incline et lesmilitaires poussent des hourrahs étourdissants. La portièred’un wagon s’ouvre et l’empereur paraît, fatigué,visiblement impatienté, de fort mauvaise humeur. Ilse dirige suivi du général Ignatieff, qui ne le quittepas plus que son ombre, vers la ligne de bataille forméepar les troupes.

En ce moment un officier de haute taille, d’unefigure remarquablement belle et revêtu du pittoresquecostume des Circassiens se détache du groupe forméderrière le colonel Pawlosk. Avant qu’on ait pu leretenir il se jette aux genoux de l’empereur.

« Faites-moi grâce, sire », s’écrie-t-il. L’empereur s’arrêtevisiblement déconcerté et très fâché: « Qu’as-tufait ? » demande Alexandre d’un ton sec.

« J’ai été sans autorisation en Serbie l’année dernière,et on m’envoie en Russie pour cela. »

L’empereur fit signe au colonel Pawlosk: « Vousmettrez cet homme aux arrêts jusqu’à nouvel ordre »,ordonna-t-il ; et sans se soucier davantage des supplicationsde l’officier il se dirigea vers la salle d’attente.Conformément aux ordres de l’empereur, le capitainede gendarmerie s’approcha de l’officier pour lui demanderson épée. Le malheureux, en proie au plus profonddésespoir, ne pouvant supporter la disgrâce queson souverain venait de lui infliger, tira le yataganqu’il portait à la ceinture et se le passa à travers lecorps. Il mourut sur-le-champ. Le cadavre fut emportéet on essuya le tapis imprégné de son sang pouréviter toute émotion désagréable à l’empereur.

A peine le tzar, qui avait pris à peine le tempsd’écouter les compliments des officiers et des autoritésde Jassy, était-il parti, que des colonnes de feu et defumée s’élevèrent dans le quartier habité par les juifs.On a attribué à différents motifs cet incendie quiéclaira de ses lueurs rougeâtres les wagons du trainimpérial. Les journaux du pays assurèrent que l’accidentétait dû à l’explosion de quelques pièces d’artifices,tandis qu’au contraire les gazettes hostilesracontèrent que pour terminer cette journée, des jeunesgens s’étaient amusés à allumer les habitationsdes israélites. Il y eut pas mal de bicoques de brûlées,c’est le plus certain.

L’empereur continuait sa route avec les plus grandesprécautions ; la direction du railway avait été aviséequ’elle répondait de la sécurité de l’autocrate. On racontaitmême une scène pathétique dont l’authenticité n’apu être établie. Le directeur général des chemins defer roumains, un Français, M. Guilloux, aurait étémandé à Plojesti, auprès du grand-duc, et celui-ci auraitexigé qu’il montât sur la plate-forme de la locomotiveentre le chauffeur et le mécanicien. M. Guilloux ayantrefusé, le grand-duc aurait menacé de le faire emprisonner,fusiller même. Le fait est que partout où leconvoi impérial allait passer, les trains ordinaires étaientarrêtés indéfiniment.

Pendant trente-six heures nous ne reçûmes aucuncourrier à Bukarest. Des détachements de soldats étaientéparpillés le long de la voie et la gardaient. Un trainmilitaire rempli de troupes d’élite, précédait d’un quartd’heure le convoi impérial. Et cependant ni l’empereur nison entourage n’étaient rassurés. Leurs craintes ont puparaître puériles alors, mais on a changé d’avis depuisles derniers attentats politiques commis à Saint-Pétersbourg.Nous n’étions pas forcés de savoir alors que leslimiers de la troisième section étaient sur les traces d’unnihiliste signalé comme très-dangereux et que la policesecrète filait depuis une ville de l’intérieur de la Russieoù l’on avait perdu ses traces. Les agents fouillaient laRoumanie, et après une foule de recherches ils eurentvent de la présence de leur homme à Bukarest, maissans pouvoir découvrir son domicile.

Le grand-duc Nicolas conta l’affaire au prince Charleset il insista sur le mauvais effet et sur les conséquencesmalheureuses pour le pays d’une tentative contre l’empereurau cours de son voyage. Le prince très-ému fitappeler aussitôt le préfet de police de Bukarest.

— Il faut que vous trouviez cet individu à tout prix,lui dit-il, notre hospitalité l’exige et l’intérêt de l’Étataussi.

Le préfet réfléchit quelques instants. — Puis-je avoirle signalement exact de celui qu’on recherche ?

— Les agents russes vous le donneront.

— Eh bien, dans vingt-quatre heures j’aurai envoyél’individu en question à Plojesti sous bonne escorte.

— Ah ! vous savez où il est.

— Pas du tout, Altesse.

— Mais comment ferez-vous ?

Le préfet prit l’air embarrassé d’un homme qui nevoudrait pas parler.

— Oh ! dit le prince, je sais que la police a besoinde mystère… je ne vous demande rien que de livrerau grand-duc la personne qui depuis trois semainesmet sur les dents tous les agents secrets. Les moyensne font rien à l’affaire. Il est des moments, je le sais, oùles gants vous gênent horriblement. Il faut les ôter,quoi qu’en puisse dire l’étiquette.

Le préfet de police rentra chez lui ; en route il avait ruminéun plan d’action consistant en ceci. Il avait à son serviceun ex-carbonaro repenti mêlé lui-même à une foule deconspirations, il connaissait parfaitement le personneldont pouvaient disposer les chefs capables de préluderaux assassinats politiques dont la Russie a été le théâtreà l’issue de la campagne. La plupart des suspects étaientrestés ses amis plus ou moins intimes. Aussitôt qu’ilfut rentré à la préfecture, il fit prévenir M. X…, etlui donna pleins pouvoirs. L’agent envoya chez lesprincipaux réfugiés polonais et hongrois des agents quiprièrent ces personnes de passer sans le moindre délaidans le bâtiment situé au milieu de la pogo mogosaï etde ne pas manquer de frapper à la porte de son cabinetparticulier. Ces messieurs, sans être trop inquiets, vuleurs relations extérieures avec M. X…, furent très-exacts.

Lorsqu’ils se trouvèrent réunis au nombre d’unedouzaine environ, l’agent, après avoir mystérieusem*ntclos les portes de son laboratoire, leur tint à peuprès le discours suivant:

« Messieurs, nous sommes amis comme nous l’étionsautrefois, n’est-il pas vrai ? (Surprise agréable etsigne d’assentiment chez les conspirateurs.) Eh bien !c’est un service d’ami que je réclame de vous. — (Attentiongénérale et soutenue.) « L’empereur deRussie est notre allié ; depuis hier il est notre hôte,notre devoir est de veiller à ce qu’il ne lui arriveaucun accident, j’insiste sur le mot. Ne vous étonnezpas et ne vous scandalisez point, messieurs et chersamis. Dans nos réunions, il est vrai, nous affichionsd’autres théories et d’autres sentiments à l’égard desautocrates, — je vous le concède ; mais, malheureusem*nt,le monde n’est pas tel que nous l’avons rêvé ;la République universelle est encore dans les nuages,et, en fait, il faut compter avec ces autocrates quenous détestons tous par principe et que nous maudissonsen théorie. Or, les faits, les voici: la Roumanien’a peut-être pas grand’chose à espérer de labienveillance du tzar, mais elle a tout à craindre desa colère. Plus de 200,000 hommes de troupes russessont en ce moment chez nous, cent mille autres peuventvenir d’un moment à l’autre. Réfléchissez unpeu aux conséquences d’un attentat avorté ou ayantréussi. On en rendrait responsable le pays toutentier, tout serait saccagé, pillé, assassiné, sous prétextede vengeance et de représailles. En préservantle tzar, ce n’est pas un monarque que nous protégeons,c’est le pays que nous sauvons. Eh bien !messieurs et très-chers amis, il faut m’aider. »(Marques d’étonnement et symptômes d’inquiétude surtous les visages.) « Il y a, continua l’agent, ferme etrésolu, un Polonais, M. L. B., que la police russerecherche ; il a fait serment de tuer le tzar, il estarrivé à Bukarest, mais il se cache si bien que lesagents de la troisième section n’ont pu le découvrir ;messieurs et chers amis, il faut me le livrer. »

Une rumeur s’éleva dans la petite assemblée. Les regardsd’intelligence rapides comme des éclairs, mais toutaussi brûlants, se croisèrent. Puis, ce fut un concert:« Mais nous ne le connaissons pas ! — Jamais nous n’enavons entendu parler ! — C’est une mystification de lapolice russe ! — Nous ne savons pas qui c’est ! » etc.

M. X… laissa libre cours à toutes les protestations.Mais, après une courte pause, il reprit d’un ton badinsous lequel perçait néanmoins une volonté sérieuse:

« Voyons, fit-il, ce serait bon à raconter à un nigaudde limier de police qui serait arrivé ici par la simplefilière administrative ! à un individu innocent qui neconnaît les sociétés secrètes que par ouï-dire et lesconspirations par ses mouchards. Mais moi, messieurs,un vieux de la vieille, un conspirateur commevous, un renard dont vous avez vous-même appréciéla finesse, moi, connaissant toutes les rubriquesque nous pratiquions ensemble, toutes lescomédies où j’avais mon rôle, — croyez-vous que jeme payerai de semblable monnaie ? A d’autres ! Voicicomment les choses se sont passées. B… est arrivéici muni de lettres de recommandation pour l’und’entre vous ; peut-être pour plusieurs, peut-êtrepour tous. Il s’est recommandé de la solidarité quirelie entre elles les sociétés secrètes de Pologne, deHongrie et de Russie. Naturellement, et conformémentaux lois de cette solidarité, vous l’avez accueilli,hébergé et maintenant vous le cachez. Pasde dénégations, je ne les accepte pas, pas de protestations,je sais ce qu’elles valent. B… est ici,vous savez où il se trouve, il me le faut, je le répète,il me le faut ! »

Les réfugiés se regardèrent courroucés. L’un d’entreeux, haussant les épaules, se leva: « On nous prendpour des mouchards, s’écria-t-il avec dégoût, allons-nous-en ! »

« Si vous le pouvez ! dit l’agent en changeant de ton,les portes sont fermées, les gardes ont ordre de vousretenir, en un mot, vous êtes mes prisonniers, mesotages, si vous aimez mieux, et pas un de vous nerentrera chez lui que je ne connaisse l’endroit où jepuis dénicher B…

» Voyons, reprit-il d’un ton plus doux, raisonnez avecmoi, il s’agit d’empêcher un grand malheur, dont toutun peuple aurait à souffrir. Je ne raille plus, je vousconjure sérieusem*nt, mes amis, de vous dévouer, etde m’aider. Chacun de vous a trouvé ici une secondepatrie, un refuge contre la persécution, la liberté laplus complète ; plusieurs d’entre vous y ont mêmetrouvé du pain qu’ils n’avaient pas, quand ils sont arrivésdénués de tout et chassés comme des bêtes fauves.Eh bien, ceci demande de la reconnaissance ! Nesoyez pas ingrats pour qui vous a fait tant de bien ! — Écoutez:Voilà comment nous allons nous y prendre.Je vais sortir et je vous laisse sur la table l’annuairedes adresses de Bukarest, vous marquerez d’un traitau crayon le nom de la rue où demeure B…, d’unecroix le chiffre représentant le numéro de la maison,vous y ajouterez un, deux ou trois traits selon l’étageoù perche notre oiseau. Comme cela personne d’entrevous ne sera responsable de la trahison, et vous vousentendrez bien, de votre côté, pour vous garder mutuellementle secret. D’ailleurs, vous n’avez pas le choix,si vous refusez on vous considérera comme des compliceset on vous traitera comme tels ; je recommandesurtout à ceux d’entre vous qui sont pères de famillede réfléchir. »

L’ex-conspirateur se retira en n’oubliant pas defermer à double tour la porte de son cabinet. Illaissa un quart d’heure de réflexion, puis il revint.

« Eh bien ! » demanda-t-il. Ne recevant point de réponse,il courut à l’Annuaire laissé sur la table. La strada yétait marquée d’un trait, le feuillet 38 portait unecroix et à côté il y avait deux tirets. La figure del’agent s’illumina. Il fit tinter une sonnette, un soldatentra ; le magistrat écrivit rapidement quelques lignesqu’il lui remit en lui disant quelques paroles à l’oreille.« Maintenant, reprit M. X…, en se tournant vers les assistants,vous me ferez l’honneur de dîner tous avecmoi, n’est-ce pas ? Nous avons encore à causer, mais leverre en main. » Les invités durent comprendre que leuramphitryon désirait les garder encore pendant quelquetemps parce qu’il avait besoin d’eux. Le dîner futassez gai malgré la circonstance ; au dessert, l’agent àqui M. X… avait parlé à l’oreille et à qui il avait remisle papier revint et lui parla à voix basse. Le préfet fitun signe d’intelligence, puis se levant: « Pardon, messieurs,si je ne prends pas le café avec vous, on vientde m’aviser que B… est en bas. Il faut que je partepour l’accompagner à Plojesti, l’express du soir est àneuf heures quinze, je n’ai pas une minute à perdre !Ah ! j’oubliais, vous me répondez de l’ordre pendantl’entrée triomphale du tzar. S’il y avait le moindredésagrément, on s’en prendrait à vous. »

Le jour convenu, le 8 juin, tout se passa correctementet magnifiquement. Dans la nuit, la municipalité, aidéepar les habitants, avait métamorphosé en une oasis deverdure et de fleurs richement pavoisée et enrubannée lesrues par lesquelles l’empereur devait passer. Ce décormerveilleux commençait à la gare, qui elle-même étaitfastueusem*nt ornée et dont le grand salon d’attenteétait converti en véritable vestibule de palais. Dans lagrande strada Targovisti, le centre du décor était formépar un magnifique arc de triomphe orné de trophéesd’armes antiques et construit au moyen de fusils, debaïonnettes et de sabres superposés, entrelacés et mêlésaux fleurs. C’était une attention des élèves de l’écolemilitaire dont le bâtiment est peu éloigné de la gare.Deux des apprentis guerriers montaient la garde devantles arcs-boutants et ils faisaient preuve des dispositionsles plus belliqueuses en écartant du bout de leurs sabresles passants qui frôlaient de trop près le chef-d’œuvre.

Des mâts vénitiens se dressaient des deux côtés surtout le parcours ; les petites maisons, si fraîches et siriantes, étaient toutes encadrées de verdure et de fleurs ;quant à la pogo mogosaï, il y avait eu émulation ; laquestion patriotique, le désir d’accueillir dignement etde flatter l’hôte de la Roumanie dont on pouvait toutcraindre et tout attendre, était doublé de la questiond’amour-propre, du désir de se surpasser mutuellement,et cet ordre d’idées est pour beaucoup dans les résolutionsdes gens qui, comme les Valaques, ne détestentpas les apparences pompeuses. Sur toutes ces maisonspavoisées jusqu’au faîte, sur ces monuments d’un jourélevés par l’esprit politique, sur la foule immense, gaie,enjouée et parée de ses plus beaux vêtements, qui circulaitjoyeusem*nt dans l’espace compris entre le palaiset la gare, courant au-devant de l’hôte souverain, unsoleil rayonnant versait ses flots d’or. Il y avait du dimanchedans l’air, et l’observateur put remarquer combienla capitale roumaine était avantageusem*nt crééepour les grandes fêtes publiques. Elle ressemblait sousce rapport, cette ville peu connue et si curieuse pourtant,aux cités solennelles de l’Italie, mais avec l’avantaged’un plus grand laisser-aller et de plus de cordialité dansl’expansion. A dix heures, l’empereur arriva. Le maire,M. Rosetti, lui présenta le pain et le sel dans le salond’attente de la gare. Je ne sais si le vieux patriote républicainétait plus ému qu’il ne voulait l’être ; l’autocratele regardait avec une attention soutenue, car aumoment où le maire de Bukarest s’approchait de lui,le général Ignatieff, qui suivait son maître comme Méphistophélèscouvait Faust, lui dit à l’oreille: « Sire,c’est Rosetti. » L’intonation mise dans la prononciationdu nom signalait évidemment le magistrat à la curiositédu monarque comme quelqu’un dont on a déjà beaucoupparlé à l’avance. Le petit compliment du maireavait été tourné en français. Le tzar redressa la dernièreparole. M. Rosetti avait dit que les Russes venaient combattrepour la délivrance des peuples de l’Orient. Despeuples chrétiens, reprit le monarque, qui définit ainsiplus exactement le but de la croisade. Le prince Carolétait venu au-devant du tzar ; les voitures de la Cour, àsix et à quatre chevaux, conduites à la Daumont pardes jockeys en livrée magnifique, attendaient dans la courdu débarcadère. Elles étaient entourées par les gendarmesà cheval du prince, véritable cavalerie d’élite dontla taille, la tenue martiale et le costume étincelant rappelaientles cent-gardes.

Au moment de monter en voiture, il y eut une questiond’étiquette très-grave à résoudre. Les deux princespouvaient-ils se montrer de pair dans le même carrosse ?Carol coupa court à toutes les hésitations enmontant dans la deuxième voiture vis-à-vis d’une dame.L’étiquette sait se plier à la galanterie, par conséquentla princesse Élisabeth monta dans la première voitureavec le tzar et deux grands-ducs. Le prince Carol eutégalement la société de deux membres de la familleimpériale russe.

Le cortége était devancé d’une trentaine de mètrespar le préfet de police, debout dans un cabriolet, lesregards attachés sur l’empereur, qu’il ne perdait pas devue. La relégation au second plan, que le prince Carols’était imposée, fut regardée comme un signe de vassalité,et cela déplut. Pourtant, on eut assez de politiquepour ne rien changer au programme ; on accabla l’empereurde cris, de fleurs et de bouquets. L’ancien ministrede la justice, qui remplit de nouveau ses fonctionsavec toute la distinction voulue, M. Statesco, possèdesur le pogo mogosaï une des plus élégantes, des pluscoquettes maisons qui s’y trouvent, dont le premierétage est complétement entouré par un balcon, du hautduquel une douzaine de dames en ravissantes toilettesfirent pleuvoir sur la voiture impériale un véritabledéluge de roses, de branches de lilas et de jacinthes.L’empereur, assez gourmé, triste même pendant letrajet, leva la tête et, à la vue des hôtes de M. Statesco,sa figure s’illumina ; il sourit longuement et découvritainsi ses trente-deux dents, de grosse proportion etd’une blancheur frappante. Le seul incident qui signalacette course triomphale à travers la ville fut un accidentde voiture qui arriva à M. Bratiano, premierministre roumain, et à son puissant collègue le chancelierGortschakoff. Ces messieurs étaient dans un simplecabriolet, ouvrant ainsi la marche à trois ou quatrecents voitures de place contenant de simples bourgeois,des curieux, des touristes désireux de grossir le cortégeofficiel. Les chevaux attelés au cabriolet des Excellencesprirent le mors aux dents. Il y eut fracture d’unessieu, mais personne ne se fit de mal. Si les deux illustreshommes d’État avaient été superstitieux, ilsauraient certainement vu dans cette circonstance unmauvais présage. M. Bratiano aurait pu au moins yapercevoir un avertissem*nt de l’accident beaucoupplus sérieux qui lui est arrivé près d’une année plustard devant le palais de Cotroceni. En sortant de larésidence d’été du prince régnant, le premier ministrefut jeté hors de son fiacre, conduit par un birjar ivre,et il resta plus de trois semaines entre la vie et la mort.

Pour en revenir à la visite du tzar à Bukarest, elledura quelques heures seulement. On déjeuna hâtivementau palais, tandis que divers corps de musiquesonnaient joyeusem*nt sur la place ; puis à deux heuresl’empereur et sa suite repartirent pour Plojesti. Lesbons habitants de Bukarest, qui avaient déjà fait despréparatifs d’illuminations pour la soirée et qui croyaientcontempler à leur aise le tzar à la représentation degala annoncée pour le soir, furent surpris de cettefugue, et ils la supportèrent avec la philosophie decirconstance qu’ils savent apporter en toute chose. Dansl’intervalle qui va s’écouler entre l’arrivée de l’empereuret le passage du Danube on vécut à Bukarestdans une fièvre continuelle, attendant de jour en jourl’annonce que les hostilités avaient été sérieusem*nt ouvertes.Je me sers à dessein de ce terme sérieusem*nt,car si les véritables opérations se faisaient attendre, lesmenus détails ne manquaient pas. La petite pièce militairese jouait avant la grande. Les bombardements par leschaloupes avaient cessé depuis le double échec de laflottille de l’amiral Hobart-Pacha ; mais messieurs les Turcsenvoyaient assez volontiers des bachi-bouzouks, desarnautes et autres auxiliaires afin de s’emparer du bétailqui paissait sans songer à mal sur la rive roumaine.Presque tous les jours, on nous signalait de semblablesexploits, et les bulletins officiels destinés à apaiser lasoif de nouvelles du public ressemblaient fort à un recensem*ntde bestiaux. De temps à autre, on apprenaitqu’une barque ayant à bord des réguliers turcs s’étaitapprochée du rivage et avait reçu quelques coups decanon. Ou bien on faisait très-grand bruit de quelquesbombes échangées entre Widdin et Kalafat. Tels étaientles grands faits de guerre qui remplirent le mois de juin.

CHAPITRE X

Les préparatifs de Slatina. — Bukarest pendant le passage duDanube. — Le bombardement de Giurgewo. — Exagérations. — ARustschuk. — Position militaire des Turcs. — Coupd’œil sur la ville turque. — L’incendie. — Réponse desTurcs. — Panique à Giurgewo. — Une population dans lesvignes. — Départ du tzar pour le Danube.

Avec toute la discrétion voulue, on préparait le passagedu Danube, l’entrepôt central des travaux était àSlatina. On y fabriquait sans une heure d’interruptiontout l’attirail destiné à porter sur la rive turque leslégions du César de Moscou. Aussi, à dix lieues à laronde, Slatina ressemblait à un immense chantier, onsoudait l’une à l’autre les parties soigneusem*nt numérotéesdes petites chaloupes démontées et amenées deCronstadt, on construisait des radeaux énormes quidevaient supporter le poids de toute une batterie d’artillerie,on radoubait les embarcations de toute espèceet l’on entassait le matériel nécessaire pour la constructiondes ponts volants.

Le 30e corps d’armée, désigné selon toutes les apparencesà former l’avant-garde sur l’autre rive duDanube, campait autour du chantier ; on avait embauchédans les alentours tous les ouvriers capables dedonner un coup de main ; enfin les marins, reconnaissablesà leurs chapeaux de toile cirée et leurs vestesmarquées d’ancres d’or, étaient venus accompagner lematériel. De la sorte, Slatina était devenu à la fois unvaste atelier et une sorte de foire militaire et civile.Le général de Krudener et son état-major, parmi lequelse trouvait le prince de Leuchtenberg, mort si jeunependant le cours de la campagne, menaient joyeuse vie.Les soldats aidaient les ouvriers et suaient sang et eau,sous la conduite des ingénieurs de la marine et dugénie. Les restaurants étaient sortis de dessousterre comme par enchantement, et les cantari (tsiganesmusiciens) râclaient le violon et la contrebasse enaccompagnant le cliquetis des bouteilles et les soubresautsbruyants d’un champagne problématique. Le20 juin, toutes les mesures avaient été prises pour transférertout ce matériel à Alexandrie. De cette ville, quiétait reliée à Slatina par une excellente route (unechaussée, comme on les désigne dans ce pays), on pouvaitgagner les bords du Danube en une demi-journéede marche.

Le dimanche 25 juin, il y avait foule à la promenadede la chaussée, à Bukarest. Les calèches particulièreset les droskis de louage faisaient queue absolumentcomme les véhicules de nos élégantes autour du lac aubois de Boulogne. Le restaurant de Serestro, pittoresquementenfoui dans un massif de verdure, avecles tables groupées, un bel étang aux eaux bleues,dans lequel on peut pêcher soi-même le poisson destinéau déjeuner ou au dîner, était encombré d’officiersrusses en partie fine avec les nymphes, rapidementdevenues leurs compagnes habituelles. Au rond-pointqui termine la promenade et d’où se déploie le longruban de la grande route de Plojesti, des paysans encostume valaque exécutaient sous les yeux des promeneurs,qui faisaient arrêter leurs voitures, des dansesbizarres mêlées à des exercices de bâton du plus singuliereffet. Dans la ville, toute la badauderie était endimanchéeet tenait ses assises sur les trottoirs de laMogosaï, trouvant beaucoup de plaisir à échanger sesvues et ses commentaires au sujet des participants aucorso. Devant le café du Boulevard, la bourse des fournisseursétait encore plus animée, plus bruyante quejamais, et déjà les signes d’un commencement de propretése manifestaient sur les visages et dans les costumesdes traitants, dont beaucoup avaient débarqué dansune tenue peu faite pour inspirer la confiance. Mais, àprésent déjà, la redingote de bonne étoffe remplaçait lecaftan graisseux, et sur le ventre arrondi les grossesbreloques dodelinaient agréablement. En revenant dedéjeuner à Serestro avec quelques connaissances, je meheurtai, devant le palais du prince, à un jeune magistratdont j’avais fait connaissance au « Cercle de la Jeunesse ».Son air agité me frappa. « Qu’y a-t-il donc ? »demandai-je. « Comment, mais vous ne savez doncpas ? Depuis ce matin les Turcs bombardent Giurgewo,ils lancent sur la ville des bombes à pétrole, la moitiédes maisons sont réduites en cendres, on parle d’unvrai massacre ! » Ces exclamations me laissèrent un peuincrédule, car bien des fois déjà on avait anéanti (enimagination) bien des villes et des villages, et éventrédes monceaux de femmes et d’enfants sans défense. Lasoi-disant destruction du port de Kalafat, où toutes lesmaisons, au dire de témoins prétendus véridiques,avaient été réduites en miettes, où sept cents cadavres,d’après d’autres témoins non moins véridiques, avaientété enlevés de dessous les décombres, pouvait servird’exemple frappant de ces exagérations.

Je venais de me convaincre huit jours auparavantsur les lieux mêmes que pas un chat n’avait eu la pattecassée à Kalafat, attendu que toute la population civiles’était réfugiée dans l’intérieur, et quant aux maisonsdétruites, elles s’étageaient coquettement sur le Danubeen face des minarets de Widdin. Quatre ou cinq toutau plus montraient des traces d’obus peu apparentes.Les autres étaient complétement intactes. L’imaginations’allume facilement au bruit des premiers coups de canonet fort heureusem*nt on finit par s’apercevoir aprèsvérification qu’il y a eu plus de bruit que de mal etplus de fumée que de feu. Pourtant, à Giurgewo — touten faisant la part des exagérations — les choses n’avaientpas eu une tournure aussi inoffensive. Rustschuk,la plus grande ville de la Bulgarie et la forteresse laplus considérable de ce futur État, se trouve sur unehauteur qui s’étage en panorama en face de Giurgewo,la ville roumaine, bâtie dans un creux de plain-piedavec le Danube. Les Turcs s’étaient très fortement retranchésà Rustschuk. Ils avaient armé de gros canonsles différents ouvrages situés en avant de l’enceinte dela ville et qui ont acquis une certaine célébrité pendantla guerre de Crimée. D’autres retranchements égalementarmés avaient été élevés depuis le commencement dela campagne autant pour défendre la ville que pourprotéger un camp de troupes dont on apercevait surla hauteur les tentes blanches rayant à la braie l’opulenteverdure des bois et des vignes. Malgré l’état deguerre, malgré la situation exposée de la ville, la populationtrès bariolée qui occupe les quatre quartiers dela ville (bulgare, turc, européen, juif) ne s’était pas éloignée,elle continuait tranquillement à vaquer à ses occupationssans rien appréhender de fâcheux. La positionanormale se manifestait seulement par l’interruptionde la navigation sur le Danube. On ne pouvait plustraverser le grand fleuve en kaïk pour faire bombancele dimanche dans les guinguettes roumaines, et le petit*loop avec sa mignonne cheminée à vapeur grossecomme l’embouchure d’un trombone ne débarquait etne rembarquait plus deux fois par semaine les sacsétroitement ficelés et dûment cachetés de la poste àdestination de Constantinople. Les luxueux bateaux dela compagnie du Danube ne lâchaient plus leurs jets defumée accompagnés de sifflements aigus quand ilsparaissaient en vue des blancs minarets qui distinguentle quartier turc. Mais en somme, jusqu’à présent, lasécurité des quatre-vingt et quelques mille habitantsavait été complète. Le passage du Danube paraissaitexcessivement problématique, il était remis d’une semaineà l’autre et les batteries russes dont on annonçaitla construction le long du Danube ne faisaientguère parler d’elles.

Ces menteuses illusions ne devaient pas durer longtemps.Le même dimanche, 25 juin, les ouvrages édifiésdans le plus grand secret et avec un art réellementmerveilleux par le génie russe étaient terminés. Lesprincipales batteries se trouvaient à Slobozia, un peusur la droite de Giurgewo, dans la direction de la routede Sienitza. Autrefois, quand les Turcs avaient droitde tenir garnison sur certains points stratégiques dela principauté valaque, ils avaient construit une têtede pont en cet endroit pour protéger Rustschuk en casd’attaque. Il eût été très facile aux Turcs de s’emparer,dès le début de la guerre, de leur ancienne position etde s’y fortifier solidement avant que les Russes eussentatteint les bords du Danube ; mais les musulmans laissèrentpasser le moment favorable, comme à Kalafat.Les Russes n’eurent qu’à se servir de l’ancienne tête depont en retournant les travaux et en dirigeant l’embouchuredes canons du côté du fleuve tandis que les Turcsauraient pu très facilement tourner leurs pièces contrela route de Bukarest et mitrailler ainsi tout ce qui seserait aventuré au delà de certaines limites.

En négligeant d’agir ainsi, l’autorité militaire turqueavait commis une faute des plus graves, et comme cesont toujours les administrés qui paient pour les bévuesdes administrateurs, la population de Rustschukallait payer très cher l’incurie et l’imprévoyance duséraskiérat.

Le dimanche 25 juin, le général commandant àGiurgewo rendit visite aux batteries, constata qu’ellesétaient achevées et n’eut rien de plus pressé que de lesessayer. A une heure de l’après-midi des cosaques parcourentà cheval les rues de Giurgewo, des ordres sonttransmis aux divers commandants des batteries, et unquart d’heure plus tard, le premier obus tombait surun toit de Rustschuk. Bientôt les coups se succèdentà de plus courts intervalles, puis de nouvelles batteriesentrent en jeu, au lieu de quinze pièces qui grondaientau début, vingt-cinq, trente, puis quarante qui se fontentendre. D’abord les boulets s’égarent, beaucoup tombentdans le Danube, d’autres vont se perdre dans lesvignes. Mais les canonniers connaissent leur métier,d’ailleurs ils ont eu tout le loisir d’examiner la cibleofferte à leurs coups. Bientôt le tir est rectifié, presquetout coup porte. On s’en aperçoit par des colonnes defumée zébrées de flammes rouges qui montent vers leciel après l’explosion de chaque obus. L’incendie estpartout dans la florissante cité bulgare, un incendie querien ne peut éteindre, car les batteries s’acharnent précisémentsur les foyers qu’elles viennent d’allumer pourempêcher tout secours. En face du panorama de Rustschuk,à une quinzaine de kilomètres environ en arrièrede Giurgewo, s’élève une colline, celle de Fratesti, d’oùl’œil embrasse les deux rives du Danube et dominel’amas des maisons de Giurgewo, dans le ravin, et lesconstructions de Rustschuk au même niveau de hauteuroù l’on se trouve.

Rien ne saurait nous échapper de ce belvédère, surtoutpar une claire après-dînée d’été toute ensoleillée.On distingue chaque mosquée, chaque église, chaquekonak et jusqu’aux petites baraques décrépites desSpanioles. Ces maisons entourées de jolis jardins surlesquelles flottent des lambeaux d’étoffe de toutes couleurs,ce sont les consulats des diverses nations. Plusbas, presque baigné par le Danube, le bâtiment de lagare du chemin de fer Rustschuk-Varna profile laboiserie de ses auvents ; un convoi passe devant leshangars ; un peu au-dessus de l’embarcadère, dans lesvignes, ornée d’une coquette terrasse, le plus beau detous les belvédères possibles, je retrouve l’auberge établiecomme un refuge par la Compagnie de la navigationpour les voyageurs attardés ou que les caprices dufleuve Danubius forcent à suspendre leur voyage. C’estun endroit gai et bien planté, tenu par un véritableenfant de Vienne, d’humeur joyeuse, possédant un« premier garçon » dont la biographie est un canevasde roman.

J’avais connu l’an dernier M. Schani, de Rustschuk.C’était un renégat allemand, sorte de bohème international,qui s’était échappé du régiment où il servait,avait roulé, pendant vingt ans, dans les bas-fondsde l’Orient, tour à tour policier, soldat, croupier dejeux, pour échouer, comme cicérone (ou drogman),dans un hôtel où tout est aimable, les principes commel’accueil, et où l’on ferme volontiers les yeux sur lesfaiblesses des passagers. — Derrière l’hôtel, ce sont desvignes, des petit* bois, des champs, un décor magnifiquequi réjouit les yeux et rayonne dans l’âme. — Deshauteurs de Fratesti, on ne perd rien de tout cela,et on ne manque pas non plus un seul exploit de l’artillerierusse. Des petit* nuages de fumée, — on diraitde la poussière soulevée par un tilbury, — indiquent lelieu de départ du projectile. Un nuage quatre ou cinqfois plus grand indique, au contraire, le terme de lacourse, soit que le projectile se soit enfoncé dans quelquesamas de pierres ou de bois, soit qu’il ait fait explosion.Voici que les obus tombent drus et serréscomme les pommes d’un gros pommier de Normandiesecoué par les mains nerveuses d’une demi-douzaine degars. Rien, semble-t-il, ne doit être épargné. Le train,dont un panache de fumée indiquait tout à l’heure lepassage, paraît avoir été coupé en deux par les projectilesau moment où il allait entrer en gare. Les auventsde bois prennent feu en quatre places différentes, lesconsulats commencent à être troués comme des écumoires,les drapeaux protecteurs — soi-disant — sontautant de cibles, et si messieurs les consuls voulaientm’en croire, ils retireraient ces étoffes, car les officiersd’artillerie connaissent mal le code du droit des gens, — etmême ceux qui le connaissent peuvent céder à ladémangeaison, comme un chasseur en temps prohibéqui se sentirait un revolver dans la poche au momentoù un lièvre débouche du fourré.

Le tour de la petite auberge vient aussi. Tu peuxplier bagage, bon Viennois de Vienne, si on t’en laisse letemps, et toi aussi, digne drogman, tu peux chercherd’autres voyageurs à carotter et à convaincre dans tonjargon bariolé de la supériorité des mœurs turques.Votre saison est finie pour cette année et, je crains bien,pour toujours, car, depuis cinq minutes, voici lesixième obus qui éclate dans vos dieux lares. L’oragede fer et de feu crève surtout sur la ville turque et,réellement, les bombes ont beau jeu dans ces labyrinthesde petites rues étroitement serrées, encombréesde constructions de bois qui flambent comme des allumettes.Comment va s’évader la population qui grouillelà-dedans, avec ses harems grillés et clos, avec lestribus de boutiquiers logeant pêle-mêle dans les soupentes,avec les cafés où, assis sur des nattes, les jambescroisées (position peu pratique quand il s’agit de détalerlestement), les notables de la ville s’abandonnent auxdouceurs du kief, ou suivent en rêvant les spiralesbleues qui s’échappent du chibouk. Tout cela semblefrappé de la foudre ; une proie facile, une proiefaite exprès sur commande pour l’incendie comme unebotte de paille. L’incendie, après s’être acharné surle quartier turc, gagne aussi le Ghetto des Spanioles,ou Juifs portugais. Ici, les maisons sont encore plusenchevêtrées que dans le quartier musulman ; aussi lapart du feu est plus grande. Voici une heure que cebombardement dure et, chose singulière, pas un projectilene frappe l’enceinte fortifiée autour de la ville,aucun obus ne mord sur les pierres de taille des forts,ou sur les terrassem*nts des blockhaus, il semblequ’on veuille, du côté des Russes, ménager à desseinla garnison et les défenses pour faire sentir à la villeet aux habitants paisibles le poids de la colère moscovite.Autre singularité ! Pendant deux heures, lesbatteries turques se taisent ; elles semblent, en quelquesorte, reconnaître la politesse de l’ennemi pour lesouvrages militaires et avoir fort peu de souci de protégerles pékins variés et leurs bicoques qui se trouventderrière l’enceinte. Une ville qui brûle laisse lessoldats assez froids ! On a dit plus tard que les Russes,en lançant une grêle de bombes sur la ville, voulaientdétourner l’attention de leurs préparatifs en vuedu passage du Danube ; mais cette excuse, alléguéepost-festum, tout en justifiant le bombardement deRustschuk, au point de vue militaire, ne légitimepas le fait d’avoir choisi pour objectif non pas lesremparts, mais les maisons et les habitants inoffensifs.Est-ce que ce sont ces derniers, par hasard, quiauraient été capables de se porter au besoin ausecours de la garnison de celle ville ? Au reste, labonhomie du commandant de Rustschuk ayantcessé sur le coup de trois heures, pour faire place àdes inspirations plus mâles, l’agression russe allaitperdre un peu de son caractère odieux. Les bombesallaient tomber dans les rues de Giurgewo, en réponseà celles qui éclataient dans les carrefours de Rustschuk.

Le retard provenait de ce que le pacha avait d’abordtélégraphié à Constantinople pour avoir des ordres. Laréponse fut: « Tirez. »

Les premiers projectiles turcs provoquèrent dans laville roumaine un véritable changement de décor.Elles éclatèrent sur la grande place, — bâtie en formede cirque avec de beaux bâtiments à l’entour et ayantau centre une tour campanile assez grossièrementconstruite, mais excellente comme point de mire. Surla place se trouvent deux hôtels, un café et une confiserie.Des tables étaient alignées devant chacun deces établissem*nts, et les habitants prenaient tranquillementdes rafraîchissem*nts et des confitures deroses ou de merises (dulciates), en lisant les journauxet en causant politique. A l’intérieur on jouait aubillard. Le son du canon donnait un relief particulierà ce passe-temps. Que l’on juge de l’effet de l’artilleriefaisant tout à coup rage parmi ces pacifiquesconsommateurs ! Le premier coup en étendit trois parterre, dont l’un ne se releva plus, puis les éclats couvrirentd’éraflures les murs des cafés et de la confiserie.Aussitôt tout se ferma comme par enchantement ;les propriétaires des établissem*nts se réfugièrentdans les caves et les hôtes se sauvèrent de tous lescôtés sans se préoccuper de solder leur écot ; on nepensait pas à le leur réclamer en un pareil moment !Le sauve-qui-peut gagna promptement le reste de lapopulation dès que d’autres obus eurent éclaté dansles nombreuses rues qui conduisent de la place centraleau Danube. Sur les bords du fleuve, il y a unarc magnifique, le lieu de promenade de la bourgeoisieaisée de Giurgewo, — la ville est assez riche,grâce au commerce des grains et au cabotage. Adroite, il existait — peut-être l’a-t-on réédifié depuis — ungrand moulin appartenant à un minotier grec. Devantle parc, une flottille d’embarcations qui avaient étésurprises par la déclaration de guerre et la menacedes Turcs de couler bas tous les navires marchandsqui, passé un certain délai, s’aventureraient encoresur le fleuve, était à l’ancre. La plupart des obusturcs, mal dirigés, sombrèrent dans la mâture desembarcations ou dans les environs du moulin ; maisla terreur avait été semée dans la ville. Elle fut d’autantplus forte qu’en voyant messieurs les Turcs supporteravec patience et sans répondre pendant deuxheures les meurtrières décharges de Slobozia, on s’étaitbercé de la singulière illusion que les musulmansn’avaient ni griffes ni ongles. Le général russe, de soncôté, ne contribua pas, et il fit bien, à rassurer lapopulation ; au contraire, il enjoignit à ceux qui restaientencore de vider l’enceinte de la ville sans aucunretard.

On ne se le fit pas dire deux fois. Les voitures detoute espèce, — et il n’en manque pas, Dieu merci !dans toute ville roumaine, quelque petite qu’elle soit — furentprises d’assaut par les fuyards. Les gens riches,les négociants avaient déjà quitté Giurgewo lors de lapremière panique, au début de la guerre, quand oncroyait à l’imminence d’un débarquement turc. Maisil restait la foule de petit* artisans, de cultivateursbulgares, pour la plupart, des bateliers et cette massede petites gens vivant de rien et ne faisant rien qu’ontrouve partout en Orient. Toute cette foule, unie àdix mille personnes, se réfugia dans les bois et lesvignes qui courent le long de la route Fratesti-Bukarest.Des bivouacs se formèrent pour la nuit, desmarchands ambulants circulaient avec des vivres etdes brocs de vin. Rassurés sur la portée des obus quine pouvaient les atteindre dans le lieu où ils s’étaientréfugiés, les fuyards contemplaient, aux premièresloges, le duel à coups de Krupp qui se déroulait sousleurs yeux. La nuit seule y mit un terme et les pluscourageux parmi les émigrés se risquèrent à rentreren ville pour y vérifier les dégâts presque nulsau delà de la grande place, mais la plupart préférèrentpasser la nuit à la belle étoile. Tandis que les ruinesdu quartier turc de Rustschuk fumaient, on voyaits’élever en face, sur la pente de Fratesti, les lueursdes bivouacs des victimes civiles de la guerre chasséesde leurs maisons ou de leurs bicoques. Il y avaiteu quelques victimes aussi bien parmi la populationque parmi les servants des pièces d’artillerie. Un généralrusse avait été gravement blessé. On l’avaittransporté immédiatement à Bukarest, et l’empereur,qui déjeunait chez le prince Charles, avait demandé àle voir. Dans la soirée, le bruit se répandit que ce généralétait mort.

Voilà ce qui s’était passé à Giurgewo, le jour mêmeoù à Bukarest le tzar faisait ses préparatifs de départpour le Danube. A trois heures de l’après-midi, untrain spécial chauffait en gare, mais nul ne savait encorepour quelle destination. Le prince Gortschakoffétait au débarcadère. L’empereur avait avec lui sa maisonmilitaire et, à ses côtés, le général Ignatieff, qui le couvaitdes yeux. Le chancelier, en hostilité ouverte avec legénéral, était fort peiné de n’avoir pas été admis àsuivre le quartier général. Il reconnaissait, dans son éloignement,un mauvais tour joué par son antagoniste.

La cloche du départ venait de sonner. Le chanceliers’approcha du tzar. — « J’attends d’importantes dépêchesdu cabinet anglais, fit-il, où pourrai-je les envoyerà Votre Majesté ? »

Le regard du comte Ignatieff se fixa avec une expressionpresque magnétique sur l’autocrate. « Jene puis vous indiquer d’adresse en ce moment, fitAlexandre ; je vous la ferai parvenir dès qu’il y aurapossibilité !… »

Le général triomphait ; il avait réussi non-seulementà éloigner, mais à isoler son rival. Le prince-chancelierse mordit les lèvres de dépit ; son fidèle et intelligentaide de camp, le baron Jomini, pâlit de colère. Peu deminutes après, le tzar roulait à toute vapeur pour cettedestination si mystérieuse et le prince Gortschakoffrentrait au consulat de Russie. Évidemment le passagedu Danube allait avoir lieu: il s’agissait de dire adieupour quelque temps aux douceurs de la vie bukarestienne.

CHAPITRE XI

De Bukarest à Sistowa. — En route pour Giurgewo. — La villemystérieuse. — Une nuit dans un wigwam de cantonnier. — Lemaître de poste et son collègue le télégraphiste. — Un suicidede soldat. — Une ville mise à sac. — Giurgewo pendantla guerre.

Le lundi 26 juin le bombardement de Giurgewo continuaittoujours[5]. Le premier train du matin nepartit pas ce jour-là et force fut aux impatients d’attendrele convoi qui s’éloignait de Bukarest à cinqheures et qui était censé, arriver après sept heures àdestination. Je me sers du mot censé car après avoirfait une vingtaine de fois le trajet de Bukarest au Danubeje ne me souviens pas d’être arrivé une seule foissans une heure, deux heures ou quatre heures de retard.Jusqu’à Fratesti la route se passa sans incident — àmoins que je veuille noter le petit trait suivant. — Avantde monter en wagon, où je trouvai deux provinciauxroumains, le mari et la femme, j’avais touchéà la Banque de Roumanie une certaine somme en ordestinée à subvenir aux frais de l’expédition dont jene connaissais pas la durée. Une fois installé dans lecoupé je recomptais les pièces de monnaie avant deles insérer dans la bourse de soie, — l’ancienne et vénérablebourse de nos pères que les marquis de laComédie-Française jettent entre les pattes de Frontinou dans le tablier de Marton et qui, tout rococo qu’elleparaisse à la ville, est indispensable dans un pays oùles billets de banque sont complétement inconnus. Ladame roumaine suivait d’un regard fort mécontent monpetit manége, elle dit d’un air fâché quelques motsdans sa langue à son compagnon de voyage. Celui-cirépondit d’un ton très-aigrelet également, et je finis parcomprendre que mes vis-à-vis étaient blessés. Le faitde compter mon pécule était pour eux un acte de défiance.Je fis de mon mieux pour faire comprendre aucouple que je les prenais l’un et l’autre pour les plushonnêtes gens de la terre et que je me livrais à unesimple opération de calcul bien naturelle.

[5] Peu de jours avant le 26 juin, le passage véritable du Danubeentre Simnitza et Sistowa, le corps commandé par le généralZimmermann avait effectué sans rencontrer de grandsobstacles la traversée du Danube à la hauteur de Galatz et campaitdans la Dobrudja.

Il paraît que mon peu de roumain mêlé de beaucoupd’italien et d’un peu de français, n’arrangea nullementles choses, puisque madame se montra de plus enplus froissée et communiqua son mécontentement àmonsieur. Ma foi, je fus tellement agacé et exaspérémême de cette fausse appréciation de ma courtoisie,que je me fâchai tout rouge et, compris ou non, je dis,ou plutôt je criai ma façon de voir sur de telles momeries,en bon français. Devant ce déluge de parolesproférées dans une langue qui lui était étrangère, ladame susceptible changea de ton, pâlit comme un lingeet précipita les signes de croix comme si elle avait euaffaire à Satan en personne. Le mari, d’abord décontenancé,imita les pratiques dévotieuses de sa moitié. Jeriais à gorge déployée de cette complication inattendue,mais qui devait trouver vite un dénouement, puisque àla station suivante le couple descendit.

A Fratesti la nuit commençait à venir. Nous apercevionsdu wagon les hauteurs de Rustschuk. De tempsà autre une lueur les illuminait. Parmi les voyageurs ily eut de violentes discussions, les uns prétendaient queces jets de lumières provenaient des canons de la forteresseturque, d’autres plus prosaïques assuraient quec’étaient tout bonnement des éclairs de chaleur. Commeon n’entendait aucune détonation, ce dernier avis meparut le plus rationnel, et il contenait en effet la vérité:on avait cessé de tirer dans l’après-midi ; nous l’apprîmesde la bouche des aides de camp du prince Carol. Cesouverain avait voulu se rendre compte de visu des dégâtscausés par les obus turcs, il rentrait chez lui aprèsavoir passé la journée sur les bords du Danube. Nostrains s’étaient croisés à Fratesti. Pourtant il n’était pasprudent de s’aventurer dans le périmètre des kruppsavant d’être entièrement rassuré sur les intentionsdes artilleurs musulmans. Ils avaient tiré dans la journéesur la gare, et le toit de ce bâtiment était fortementtroué en deux endroits. Sous prétexte de prudence onnous condamna à une pause de plus de deux heures àFratesti, le temps qu’il aurait fallu à peu près pourgagner à pied et sans trop se presser la ville bombardée.Le seul qui eut à se louer de cette halte fut un ingénieuxcantinier qui débita à d’excellents prix quelquescroûtes de pain avec d’atroces tranches de saucisson, carla faim nous gagnait en même temps que l’impatience.Enfin à huit heures et demie, quand on put supposerque les Turcs digéraient leur pilaf sans songer à mal, letrain se remit en marche, mais lentement, avec précaution,comme un fiacre qui suit un corbillard. On évita desiffler en pénétrant dans la gare — pour ne pas alarmerles belliqueux voisins.

Ici l’état de guerre se montrait à nous dans toutesa rigueur ; on se sentait aux avant-postes. Tousles voyageurs arrivés par le train durent passer dansle cabinet du chef de gare où campait pour le momentun officier de gendarmerie à l’apparence farouche ;chargé d’examiner les papiers de tous les nouveauxdébarqués il remplissait ses fonctions avec toute la sévéritémartiale désirable. Son examen ne s’arrêtait passeulement aux passe-ports et autres documents, — ils’étendait aux visages et à la physionomie des gens.Nous pûmes juger ici pour la première fois de l’effet queproduisaient notre photographie et l’écharpe de 37 francsconfectionnée à nos frais. Tandis que les autres passagersavaient beaucoup de peine à franchir le cap desinterrogations et des examens, les journalistes reçurentcarte blanche pour circuler en ville si le cœur leur endisait. — Seulement nous fûmes invités à rendre visitele lendemain au commandant de la place.

La gare avec son buffet et ses salles d’attente étaitpleine d’animation. Des officiers s’étaient arrangés deleur mieux sur les banquettes pour y dormir, d’autresdiscutaient et fumaient en souffrant beaucoup de lachaleur et des mouches qui nous assaillaient par centaines.Je reconnus dans l’un de ces officiers mon compagnonde voyage de Moscou à Jassy, le capitaine K…ff.Ses vœux avaient été comblés, il était attaché à l’état-majordu prince Schafkoskoï ; mais hélas ! ses cinquanteans sonnés et une blessure qu’il s’était attirée dans descirconstances dramatiques, l’empêchaient d’apprécierson bonheur. Je ne jurerais point qu’il ne regrettât sonappartement de la rue Taitbout et les causeries chezTortoni.

Une fois hors de la gare, — qui était fermée par unegrille, — il fallait s’avancer à tâtons. L’obscurité quirégnait ici était positivement égyptienne ; par ordre del’autorité aucun bec de gaz n’avait été allumé et défenseavait été faite aux habitants — il en restait encorequelques-uns, — d’allumer du feu ou de la chandelle àl’intérieur des maisons. Giurgewo prenait un aspectfunèbre et fantasmagorique ; l’hôtel de Paris et l’hôtelBellevue qu’on nous avait indiqués comme les meilleursde la ville étaient non pas précisément fermésmais abandonnés — et pour cause: la mitraille y avaitoccasionné des ravages notables la veille, et en particulierla jolie vérandah qui donnait à l’hôtel Bellevuel’aspect d’un aristocratique casino d’une ville de bainsétait réduite en miettes. Je laissai plusieurs de mesconfrères chercher dans les décombres un logement problématiqueet m’en retournai à la gare pour découvrirun gîte moins rembourré mais moins exposé. Hélas !toutes les banquettes étaient déjà occupées d’une façontrès ronflante. C’est à peine s’il restait une chaise dansle buffet. Un officier de dragons avec qui je m’étaislié rapidement comme on se lie à la guerre me proposade partager son cantonnement. Où se trouve-t-il ?A un quart d’heure d’ici, dans la deuxième cahute decantonnier. Nous longeâmes donc la voie du cheminde fer. Mon nouvel ami avait un peu fêté le champagneet son ivresse faillit nous jouer un mauvais tour.Une sentinelle nous arrêta avec le qui vive de rigueur.Je me jetai de côté laissant à l’officier le soin derépondre. Celui-ci ne trouva rien de mieux à fairesous l’inspiration de la liqueur que de tirer de sa ceintureson revolver et de l’armer. Fort heureusem*nt jeretins son bras au moment où un jeune cadet munid’une lanterne s’approchait pour reconnaître l’individuque la sentinelle avait interpellé ! Le jeune hommeparlait bien français, et grâce à l’exhibition de ma carte-photographiecurieusem*nt examinée à la lueur vacillantede la lanterne la situation très-tendue pendantune minute s’éclaircit d’autant plus que le cadet fermacharitablement les yeux sur la démarche titubante demon compagnon. Pour éviter toute nouvelle aventure onnous fit la conduite lumière en avant jusqu’au wigwamdu cantonnier. Le surveillant, sa femme et deuxrejetons étaient étalés à la belle étoile au niveaudes rails sur des coussins turcs. Ils dormaient commedes justes et il fallut secouer rudement l’homme pourle décider à ouvrir la porte de sa cellule.

Je fus, je dois le dire, assez étonné de trouver dansce réduit une cuisine avec tous ses ustensiles, un cellieret une chambre avec un lit assez propre. C’était lelogis provisoire de l’officier. Il donna ordre d’étendreun matelas par terre et je dormis jusqu’à ce que leroulement d’un convoi militaire qui passa en sifflantdevant la cabane m’eût réveillé en sursaut. Notre hôtequi avait pris position le fanion à la main sur le passagedu train revint vers la petite maison en gesticulant,appelant au secours et donnant les signes de laterreur. Comme la dame dans le coupé il se signaitavec une rapidité et une agilité incomparables. Nousnous levâmes à demi vêtus, l’officier de dragons et moi,et nous aperçûmes sur la voie entre deux rails l’objetbien légitime de l’épouvante du cantonnier: le cadavrehorriblement mutilé d’un soldat russe. Le corpsétait entr’ouvert et de larges flaques de sang ruisselaientsur les habits de coutil blanc. La casquette avaitété lancée à quelques mètres en arrière de cet informepaquet de chairs saignantes. Telle était l’œuvre inconscientedu convoi qui venait de passer à toutevapeur. On alla au campement chercher une civièresur laquelle on mit les débris du malheureux et onles recouvrit de sa capote en attendant l’arrivée d’unofficier et d’un chirurgien qu’on avait été quérir à Giurgewo.

On crut d’abord à un accident, mais le camaradedu soldat qui avait passé avec lui la nuit devant lacahute du cantonnier raconta que Ivan Wladimirowischétait horriblement tourmenté par le mal dupays, qu’il pensait sans cesse à son village et à sa vieillegrand’mère et que dans la nuit même il lui avaitarraché le fusil au moment où celui-ci allait le fairepartir avec son pied, le canon appuyé contre la poitrine.Il s’agissait donc d’un de ces suicides commela mélancolie qui à la guerre s’empare du soldat quandil n’est pas tenu en haleine par la fièvre de l’actionen a toujours engendré au début de toutes les campagnes.

Cette révélation renchérit encore sur l’effet attristantde la vue du cadavre et je me dirigeai rapidement versla ville. Celle-ci s’était tant soit peu réveillée de satorpeur. Les boutiques s’ouvraient lentement une àune, on apercevait quelques artisans dans les ruesrasant les murs comme s’ils avaient à craindre leséclats d’obus absents — et enfin, signatura temporis, àla porte d’une des auberges qui la veille avaient étéhermétiquement fermées et dont la porte ne s’était pasouverte malgré les vigoureux appels à coups de piedet à coups de poing, deux grisettes de Bukarest coquettementattifées attendaient — la pitance. Sur la placeles confiseries et le café avaient posé timidement quelquestables, mais on faisait payer les consommations desuite — eu égard aux fâcheuses expériences qui avaientété faites précédemment. Enfin des frères Anne enuniforme étaient montés sur la tour au centre de laplace voir si rien ne venait.

Tout d’un coup, une détonation retentit. Le généralvient de donner l’ordre d’ouvrir le feu. Aussitôt, sauvequi peut général. En moins de cinq minutes, la ville estnette, tout le monde est dans les vignes.

Parmi les habitants chassés ainsi du logis et campanten plein air, une famille surtout méritait d’attirer l’attention.Elle se composait de huit personnes, deuxmessieurs, deux dames, une jeune fille de dix-huit anset quatre enfants entre douze et cinq ans. Les papasse ressemblaient à s’y tromper, d’autant plus qu’ils portaienttous deux la longue barbe blonde mêlée de poilsgris, et que les vêtements étaient les mêmes. Ils mangeaientsi tranquillement, entourés de leur famille, unevolaille froide assaisonnée d’une salade de concombres,qu’on les aurait crus en partie de plaisir. Ces respectableset très-philosophes pères de famille étaient toutbonnement le « directeur » du télégraphe et le « directeur »de la poste de Giurgewo. Le spectacle qui sepassait sous leurs yeux n’avait rien de bien nouveau,puisqu’ils occupaient déjà les mêmes fonctions, vingt-quatreans auparavant, lors de la guerre de Crimée.Alors aussi les boulets turcs les avaient chassés de leurshabitations. Alors aussi le tir était déjà exclusivementréglé comme le programme d’une fête champêtre.Silence absolu, complet sur toute la ligne jusqu’à midi,puis canonnade persistante jusqu’au soir. Chacun s’enfuyaiteffrayé à tire d’ailes, et on rentrait au bercailrassuré pour la nuit. Les choses se passaient absolumentde même maintenant, et les deux personnages aux longuesbarbes trouvaient philosophiquement que le coursde l’histoire avait des retours périodiques bien étranges.Le seul changement au programme de 1854, c’étaitl’arrivée de nombreux correspondants anglais qui faisaientleur métier sous les obus, comme des grognardsdu plus vieil acabit. L’un de ces messieurs se présentaitau bureau du télégraphe, en même temps quedeux obus de très-gros calibre avaient jugé opportund’y faire acte de présence ; le plafond de la chambreoù fonctionne l’appareil avait été complétement crevassé,et les boulets commençaient à réduire en miettesles mobiliers. Mais le reporter anglo-saxon, sans se laisserdécourager le moins du monde, insistait continuellementpour obtenir l’expédition de son télégramme. Letélégraphiste, qui certes possédait une belle dose desang-froid, étant resté à son poste jusqu’à complèteimpossibilité matérielle, était tout abasourdi de ceflegme miraculeux. « Ma foi », me racontait-il, « j’auraisbien voulu expédier le télégramme tout de même.Mais boum ! un nouvel obus casse net l’appareil. Jemontrai le dégât à votre confrère, et celui-ci fit lamine d’un renard attrapé. Nous nous en allâmes, ilétait temps, je vous l’assure. A peine étions-nous dansla rue, que le plancher s’est effondré. Encore quelquesminutes de retard, et nous étions ensevelis toutvifs ». Nous passâmes toute une après-dînée mollementcouchés sur l’herbe et racontant des histoires. Lecercle des auditeurs s’était élargi et nous avions parminous un jeune diplomate hollandais, dont la tournuredistinguée, l’uniforme coquet, la casquette galonnée etla canne surmontée en guise de pommeau d’une pierreprécieuse, avaient déjà attiré mon attention à la gare.L’élégant Néerlandais assaisonnait sa conversation politico-stratégiqued’un petit doigt de cour à l’adresse dela fille du directeur des postes, qui en valait certes bienla peine. Et pendant cette causerie sur l’herbe, le dueld’artillerie allait son train. Vers cinq heures, immensedétonation, des lueurs rouges courent vers le ciel, là-bas,sur les bords du Danube. Plusieurs projectiles ottomansont fait mouche plusieurs fois de suite. Le feu est à ungrand moulin, propriété d’un Grec. L’incendie ne fait quecroître et embellir jusqu’au soir, mais à peine la nuitest-elle tombée, que la canonnade s’éteint comme parenchantement. Les Russes ont hâte d’aller voir si le« borsch » est à point, tandis que les Turcs soignentleur pilaf. La trêve paraît assurée, et en effet elle duretoute la nuit.

Peu à peu, Giurgewo s’est habituée au régime dubombardement diurne, on a pu établir, à quelquesminutes près, les heures de la canonnade, et on a pudélimiter les quartiers où les bombes tombaient et segarer autant que possible de leurs atteintes. Alors, lamajeure partie des habitants peu aisés est revenue, lesboutiques se sont rouvertes, d’abord entrebâillées, puistout à fait. Les hôtels, sauf celui de Bellevue, si impitoyablementsaccagé dès le premier jour, ont recommencéleur saison, et ils n’avaient pas à se plaindredes recettes, car Giurgewo devint une étape pour lesfournisseurs, les convoyeurs et les marchands detoute espèce, qui allaient de Bukarest aux positionsrusses sur le Danube et au delà du fleuve. Bientôt ilrégna dans cette ville, qui semblait vouée au fer et aufeu, une gaieté soldatesque et brutale. On ne chômaitpas de musiciens tsiganes ni de femmes de compositionultra-facile. Cela allait même très-loin. A l’entréede la ville, une manière d’hôtel, dont la vaste courencombrée de voitures et de chevaux de toute espèce,et de toute construction, avait pris franchement desallures de mauvais lieu. L’encombrement était tel qu’ilfallait coucher deux à deux dans les chambres, et souventc’étaient les voyageurs qui s’étaient découplés. Lesabbat régnait toute la nuit, et c’était une chimère devouloir dormir. Avant l’aube (on était au fort del’été), à trois heures du matin, les chevaux étaient attelésaux véhicules, les cochers juraient, sacraient etéchangeaient des coups de fouet. Les marchands, lesfournisseurs et autres hôtes s’arrachaient aux punaisesdes lits, réglaient le compte entre les mains du dignemaître, un Grec barbu et majestueux qui, deboutsur l’appui de la balustrade de bois vermoulu quifaisait le tour de son établissem*nt, regardait partirson monde, comme le capitaine d’une embarcationsurveille l’appareillement de son navire.

Pendant toute la campagne, Giurgewo garda cetaspect bizarre et pittoresque d’une bourgade de plaisirsau milieu de la bourrasque guerrière.

CHAPITRE XII

Alexandrie. — Équipage de correspondant. — Rencontre avecl’empereur. — Te Deum en plein air. — Le passage du Danube. — Simnitza. — Faminesur la rive droite. — Abondancesur la rive gauche. — Le cantinier Moujik. — Le colonelWellesley. — Hussard et Bey. — Sistowa vue par la fenêtre.

Le 29 juin, à dix heures du matin, je tombai à Alexandrieoù, m’avait-on assuré, l’empereur de Russieavait établi son quartier général. Alexandrie est unebourgade d’un millier de feux à peu près et situéeà mi-chemin presque égal entre Giurgewo et Turnu-Maguerelé,les deux ports principaux du bas Danuberoumain. La situation de cette localité, dont les vieillesmaisons sont entourées d’un cercle d’opulente verdure,semble créée exprès pour y établir le centre des opérationsdont le fleuve devait être l’objet. Des troupes nombreuses,nous le savions du reste, avaient été dirigéesde ce côté depuis quelques jours, mais nous ne trouvâmesplus que des traces de leur campement: desmonceaux de bois calciné, quelques piquets de tenteet des débris de l’ordinaire du régiment. Mais destroupes, nulle part ! La ville était tranquille et placide ;les artisans travaillaient, selon l’usage, sur le pas desportes ; des boutiquiers se croisaient les bras. Le tzaravait traversé Alexandrie sans y faire de station. Il s’agissaitde retrouver la bonne piste. Si nous atteignionsle jour même le campement impérial, nous serionspeut-être à même d’assister au passage du Danube ! Letemps de chercher une voiture, et nous repartons.Mais où trouver un véhicule, puisque tout doit avoirété réquisitionné pour la suite du prince ?

L’embarras serait bien grand sans le secours inespéréd’un confrère américain qui, grâce à ses moyens,voyage en grand seigneur dans sa propre voiture ouplutôt son chariot, qui mérite une petite description.Qu’on se représente comme forme un de ces haquetscouverts dont les maraîchers se servent pour le transportdes fruits et légumes à la halle. Mais la ressemblances’arrête à la forme, fort heureusem*nt. La capoteovale est en excellent cuir à l’épreuve des pluies. Lacaisse est suspendue de façon à défier les cahots les pluscabriolants. L’intérieur de la voiture se fractionne entrois parties. La banquette pour le cocher et le domestique,le siége du maître et d’un invité calculé de façonque les deux voyageurs peuvent faire la route couchéssur des tapis et des coussins ; le troisième compartimentest réservé aux menus paquets et provisions de bouche.Les gros bagages, ainsi que les piquets de la tente quetout correspondant aisé traîne avec lui, sont solidementattachés à l’arrière du fourgon ; enfin, sous le plancher,couvert de bonnes moquettes, se dissimule une cave-garde-mangercontenant des vins, des liqueurs et desconserves. Cet abîme béant est la ressource des joursmaigres, quand on est condamné à passer par des villagesaffamés et épuisés. J’ai connu un correspondantanglais qui avait accumulé dans la précieuse soute desboîtes de foie gras, des pots de confitures et des bouteillesde champagne en assez grande quantité poursuffire à la consommation d’une famille bourgeoise pendantsix semaines. Ce véhicule, élégamment construit etmollement capitonné du haut en bas, mesure environtrois mètres de long sur deux de large. Il est traînépar quatre chevaux maigres, secs, nerveux et qui, stimuléspar le fouet, filent comme s’ils possédaient desailes. Un cheval de selle, tout harnaché, est en outreattaché par une corde à l’arrière du fourgon. Cette monturerisque d’être enlevée par quelque tzigane assezagile pour couper rapidement la corde. Aussi le maîtrede l’équipage regarde souvent d’un air inquiet par lapetite glace percée dans le dos de la capote.

Ah ! le bon sommeil que l’on goûte sur le moelleuxlit improvisé dans l’intérieur du fourgon après les souffrancesde la nuit précédente, nuit des plus blanchespassée dans cet horrible instrument de torture quis’appelle pompeusem*nt la diligence, sans doute pouravoir le droit d’exiger un ducat par patient ! Tout àcoup la voiture s’arrête. Sommes-nous arrivés dans cedésiré village heureux et encore inconnu où nous devonstrouver du nouveau ! le nouveau que nous cherchons,le nouveau que réclame de nous le public, qui commenceà accuser la guerre d’Orient du plus grand descrimes, — au point de vue du journalisme, — du crimed’ennui et de monotonie. La piste était-elle bonne ?avons-nous trouvé l’empereur et sa suite ? Pas encore ;les chevaux se sont arrêtés pour souffler un peu et pourboire. La voiture a stoppé au bord d’une citerne dontle grand bras de bois forme un immense arc-boutantauquel pend une corde de 10 à 12 mètres de long. Onattache à cette corde un seau de bois, qu’à la force dupoignet on fait descendre jusqu’au fond du puits. Leseau une fois plein, remonte par le même procédé primitif.L’eau est jaune, saumâtre, souvent boueuse, maiscela n’empêche pas les conducteurs, une fois que lesbêtes sont repues, de se jeter à leur tour sur le liquideet d’en lamper largement. Comment s’en trouvent-ils ?On prétend qu’ils ont bon estomac ; il le faut bien.

Quand tout le monde se fut rafraîchi, nous repartîmes.Je jetai un coup-d’œil sur le paysage ; c’était uneplaine d’une platitude fatigante. On ne perdait rien endormant. Une nouvelle commotion imprimée au fourgonpar l’arrêt subit des quatre chevaux lancés à fondde train me réveilla bientôt. Cette fois, nous étions prèsd’un village. A une centaine de mètres, des maisonsreluisaient au soleil: un bourdonnement vague etjoyeux nous remplit les oreilles, assez bruyant pourpermettre de croire que le village renfermait en cemoment les habitants d’une ville entière. Pour mieuxreposer, nous avions fermé les portières de cuir quipendaient, retenues par une embrasse de chaque côtédu siége du cocher. Celui-ci nous parut faire sa partiedans un colloque très-vif. Après avoir écarté les draperiesde cuir, nous nous aperçûmes que la voiture étaitentourée par des tcherkesses de la garde particulièredu tzar (le convoi). L’un de ces soldats, à l’air très-farouche,et malgré la chaleur accablante enfoui jusqu’auxtalons dans sa longue redingote de drap d’unelourde étoffe, avait pris les chevaux par la bride, tandisqu’un autre, la tête couverte d’un immense bonnet àpoil, se disposait à cravacher de son fouet à manchetrès-court et à nœuds très-épais le cocher qui poussaitdes cris perçants et agitait ses bras comme des ailesde moulin. Nous étions à l’entrée du campement de lagarde particulière. Alexandre II et sa suite n’étaientcertes pas loin. L’ardeur avec laquelle les tcherkessesvoulaient défendre à notre cocher de pénétrer plus avantconfirmait cette supposition.

Mon confrère qui parlait un peu le russe se mêla audébat et, en guise de talisman, il exhiba la fameuse carte-photographie.Mais le charme n’opéra pas, car le tcherkessene cessait de brandir son fouet d’un air de plusen plus menaçant. Un correspondant anglais n’est pashomme à échouer près du port. Z. insistait et Dieu saitquelle tournure peu récréative aurait pris l’incident si unofficier parlant le français n’était intervenu. Il nousapprit la grande nouvelle — qui nous remplit de dépit: lematin même dès l’aube une division russe avait traverséle Danube, non pas à Turnu-Maguerelé, mais à unedizaine de kilomètres de là, à Simnitza. Tout avait admirablementmarché. Sistow, une des principales villesdu littoral danubien était entre les mains des Russes.L’ennemi s’était enfui après une résistance insignifiante.L’empereur, en apprenant ces heureuses nouvelles, avaitdonné l’ordre de célébrer un Te Deum à l’endroit mêmeoù il se trouvait au moment où le bienheureux courrierdu grand-duc Nicolas venait de l’atteindre.

Avec une promptitude bien agréable au Dieu desbatailles, on avait dressé un autel improvisé — uneplanche couverte d’un surplis posée, je crois, sur deuxtonneaux, et un pope à longue barbe soyeuse, la chevelureaussi blonde et aussi opulente que celle de sesconfrères de Saint-Isaac, officiait très-dignement aucentre d’un bataillon carré composé d’officiers de lagarde impériale, tous en très-grande tenue. Un régimentétait massé sur deux lignes se faisant face etderrière la haie des fourgons et des voitures de la courquelques paysans avec leurs enfants, pieds nus, accourusdu village le plus voisin, regardaient avec curiosité.L’empereur n’avait plus rien de cette mauvaise humeurqui obscurcissait son front chargé de soucis, quand jele vis à Saint-Pétersbourg ; il n’avait rien non plus deforcé et de contraint comme à Bukarest quand il défilaittriomphalement mais défiant à travers les rues dela capitale roumaine… Ici il rayonnait, il était rajeunide vingt ans ! Je le vis priant avec ferveur, puis lamesse finie, se tourner vers un des grands-ducs quiétait là et l’embrasser affectueusem*nt. Puis il se mit àparcourir les rangs, l’air se remplit des notes de lamusique militaire soufflant avec rage le chant nationalrusse mêlé à des hourrahs dignes d’une armée de stentors.Le Tzar, en proie à une agitation joyeuse, serraittoutes les mains tendues vers lui et parlait à tous. Ilaperçut aussi le groupe formé par des journalistes etloin de se formaliser de leur présence, il leur demandapour quels journaux ils écrivaient. — N’est-ce pas, fit-il,que c’est beau ! Quelle brave armée, il faut le dire àtoute l’Europe.

Rendons aux Russes cette justice que la journée étaithéroïque et très-honorable pour eux. Elle fut honteusepour les Turcs et enleva au vieux Serdar Abdul Kerimtout le prestige dont ce général ventru qu’on avait prispour un grand capitaine, avait su bénéficier pendant lacampagne de Serbie. Grâce à son manque de vigilanceet à l’incroyable apathie qui déroutait même les Russes,Abdul-Kerim laissa le passage du Danube s’effectuersans qu’il en coûtât plus de six cents hommes auxRusses, tandis qu’eux-mêmes s’attendaient à sacrifierdix, quinze et peut-être même vingt mille hommespour gagner l’autre rive. En somme, peut-être Abdulraisonnait-il en philanthrope croyant que les moscowspasseraient « la grande eau » quand même parce quec’était écrit ; en vertu du Kismet, voulait-il verser lemoins de sang possible. Le fait est qu’il était bien tranquilleà Schumla, occupé à digérer un bon repas, lagourmandise était un des péchés mignons du serdar,pendant que l’avant-garde du général Dragomirow pénétraiten Bulgarie.

C’est en face de Simnitza que ce passage venait des’effectuer. Cette petite ville roumaine dont personnene soupçonnait l’existence il y a deux ans et qui venaitd’acquérir une célébrité historique est à proximité duDanube. Un canal de la largeur d’une petite rivièrebaigne le bas des maisons, mais pour arriver au fleuve,il faut traverser des terrains vagues, sablonneux, dequatre à cinq kilomètres. Pendant les grandes inondationsce terrain est à peu près totalement submergé etSimnitza peut se vanter d’être réellement aux bords dugrand fleuve.

La ville elle-même n’a aucun caractère particulier,elle occupe une assez grande étendue par suite del’espace qui sépare chacune de ses maisons assez proprementbâties, dont quelques-unes sont des constructionsde luxe ; il y a encore un semblant de châteauentouré d’un parc véritable, planté d’ormes magnifiquesappartenant à la famille du richissime banquiergréco-viennois, M. le baron de Sina. La vue estmagnifique, on aperçoit mollement couchée sur le versantd’une verdoyante colline la première étape de laconquête, Sistowa la ville prise, toute chaude encorede la lutte. Les blanches maisons aux toits rougiscommencent à grimper pour ainsi dire au sortir dufleuve, elles montent ensuite en surplombant les unesau-dessus des autres à travers des fentes des escarpementstantôt clouées aux flancs des rochers faisantsaillie sur de véritables précipices ou groupées pardizaine çà et là comme des grosses taches de pierrecouvertes de mousse, tout cela entouré de jardins, demassifs d’arbres et de verdure. Nous aurons le tempsd’examiner tout cela en détail, puisque l’état-majornous promet une autorisation spéciale pour le lendemain,et cette perspective nous réjouit d’autant plusque ce n’est pas la curiosité seule qui sera satisfaite.On nous a ouvert l’horizon sur des jouissances invraisemblablespour l’estomac. Il paraît, des officiers russesrevenus de l’autre côté le racontent du moins, qu’uneou deux auberges turques sont parfaitement garnies,tandis qu’à Simnitza on manque totalement de tout.Dans le café du Cercle dont le balcon serait un admirablebelvédère, si l’on voulait suivre les péripéties d’unelutte dans ces parages, on s’arrache les dernièrescanettes d’une bière de provenance archi-douteuse etdes confitures d’arrière-réserve, couvertes d’une épaissecouche de poussière, sont délayées dans une eau saumâtre.De victuailles, pas la moindre trace. Il existebien en face de ce café une gargote à l’usage des rouliersdu pays, mais comme il faut passer par la cuisinepour gagner la salle commune, l’écœurant spectacle quis’offre à nous: les rogatons de viande, les têtes demoutons, les détritus de toute espèce nageant au milieud’une sauce crasseuse et la vue du cuisinier, une sorted’ogre à demi vêtu, à la crinière touffue, plongeantses pattes sales jusqu’aux aisselles dans la marmite,impose silence à la faim la plus canine. Et pourtant ily a des Russes qui consomment de cette cuisine enforte quantité, car l’ogre-cuisinier ne cesse pas detailler les portions. On me signale une ressourcesuprême… un cantinier qui vient de déballer avectoute espèce de denrées et de liquides. O joie ! la nouvellen’est pas fausse ! Voici l’homme ! carrure et facede vrai moujik, assis sur une tonne vide et entouré deballots. Mais hélas, trois fois hélas ! il a la consigne dene vendre qu’aux officiers, consigne sévère et qu’il n’anullement envie de transgresser d’autant plus que lesofficiers paient bien.

Après bien des supplications — la faim rend lâche — lemoujik donna la solution suivante que nous traduisitun confrère russe. — « Il m’est interdit de vousvendre, dit ce drôle, mais je ne puis pas vous empêcherde voler une bouteille et un jambon, tandis que j’auraile dos tourné, seulement si vous êtes d’honnêtes garçons,vous me mettrez la somme équivalente là (ildésigna une banquette de bois), je croirai que lesroubles me sont tombés du ciel et ne me plaindraipas. » C’est ainsi que nous fîmes. Je pêchai avec ladextérité d’un véritable pickpocket une fiole de portoqui sommeillait au fond d’une caisse éventrée, moncompagnon russe subtilisa tout aussi délicatement unetranche très-respectable de charcuterie. La sommejugée équivalente fut déposée sur la tablette de bois. Lemoujik qui pendant l’opération semblait très-occupé dela surveillance de son samovar se retourna et comptantd’un seul coup d’œil les pièces de monnaie: « Heu,heu, fit-il, le ciel aurait bien pu y ajouter un pourboire. »

C’est de la sorte que nous soupâmes dans la mémorablesoirée du passage du Danube. Pour le coucherce fut autre chose. J’avais retenu à l’hôtel (?) du Cercle,une sorte de soupente située au premier et uniqueétage. Certes il y avait lieu d’être aussi fier de la conquêtede ce campement que de la prise de Sistowa. Ilavait fallu enlever le gîte de haute lutte contre unenuée de prétendants des plus différentes espèces. Maisenfin la clef était dans notre poche et nous nous acheminionsvers le logis avec la satisfaction d’un hommeayant grand besoin de repos, assuré de le trouver sousune forme plus ou moins confortable. En traversantl’immense cour de l’hôtellerie, je marchais dans l’obscuritésur une foule de dormeurs étendus sur la pailleentre les voitures, chariots et fiacres. Les chevaux attachésquatre par quatre au timon du véhicule qu’ilsdevaient traîner broutaient en silence. Une symphoniede ronflements se dégageait de la double rangée depetites chambres qui couraient le long d’une galerie debois. Tout le monde était fatigué, une seule pièce avaitde la lumière. Comme la porte était entrebâillée, jereconnus, penché sur une table et écrivant, le correspondantd’un journal anglais. Assis sur le lit, en brasde chemise, vêtu d’un pantalon d’uniforme anglais,collant, à bande rouge, sur la tête la petite rondelle dedrap que les officiers de Sa gracieuse Majesté britanniquecampent si crânement sur leur oreille, le compagnonde mon confrère M. F. réalisait au maximum letype distingué, gracieux, un peu efféminé de l’aristocrateanglais. Les traits fins et dégagés, les contours ducou dessinés comme chez une femme, les yeux langoureux,la bouche ombragée d’une petite moustachesoyeuse et blonde comme la fine chevelure, gardantcomme malgré elle un pli dédaigneux, les mains et lespieds tout à fait de race: tel était l’attaché militaireanglais, le propre petit-neveu du grand Wellington,M. le colonel Wellesley.

M. le colonel délégué par l’état-major anglais, poursuivre les opérations, avait mal débuté à la cour militairedu Grand-Duc. Les officiers de l’entourage de SonAltesse ne dissimulaient pas le moins du monde leuraversion pour les Anglais, qu’ils considéraient commeles alliés moraux et financiers de la Turquie. Le grand-duc,lui-même, ne se gênait pas pour cacher ses sentiments,et la froideur de son attitude en présence ducolonel Wellesley tranchait très-vivement avec l’accueilaimable que trouvaient auprès de lui les délégués desautres puissances et en particulier M. le colonel Gaillard.Un jour il y eut même une algarade un peu vive. Onaccusa formellement le colonel Wellesley de fournir desrenseignements aux Turcs. Le général en chef luirefusa l’autorisation de se rendre au Danube. Il y eutune interpellation au parlement anglais à propos de cetaffront. Mais cette fois l’indignation fut modérée. L’empereurAlexandre instruit de l’incident arrangea leschoses et cela lui fut d’autant plus facile que le colonelWellesley supportait avec la plus grande patience lesinintelligentes provocations dont il était l’objet ; à lalongue, je m’empresse de l’ajouter, l’amabilité personnelledu jeune officier finit par lasser la méchante humeurdes Russes. Ceux-là qui l’avaient attaqué le pluspassionnément devinrent ses amis. Mais pour le momentle colonel était quelque peu en contrebande à Simnitzaet en acceptant l’hospitalité de son compatriote lejournaliste, il se cachait presque.

Je souhaitai le bonsoir à ces messieurs et me dirigeaivers mon grenier. Sur l’escalier je tirai la précieuse clefde mon réduit de ma poche… peine inutile, la porteavait été défoncée, et sur le lit qui m’était réservés’étalait, triomphalement couché, un magnifique officierde hussards. Dans un coin, par terre, dormait dans leplus simple appareil, reconnaissable seulement à son fezqu’il avait gardé, un bey fait prisonnier le matin et quidevait, ainsi que je l’appris plus tard, repartir le lendemainpour Bukarest avec son collègue russe. Ce dernieravait réquisitionné et occupé militairement mon refuge.

Cependant, en homme sachant vivre, le hussard nevoulut pas tout à fait me mettre à la porte. Il medésigna d’un geste éloquent un lit de sangle dressédans un coin… Trois dormeurs dans un cabinet oùun seul habitant serait à peine à son aise ! Et par unechaude nuit de juin !

De très-mauvaise humeur je sortis de la chambretâtonnant à l’aventure, décidé au reste à attendre le leverde l’aurore à la belle étoile, quand je me heurtaicontre une marche, puis contre une seconde, puis unetroisième. Au-dessus de la petite élévation je découvreune porte qui, dans mes premières investigations, m’avaitcomplétement échappé. Il suffit d’une poussée, — etme voici dans une salle octogone, de grande dimension,éclairée par six fenêtres, — dont les vitres à demicassées donnent toutes sur le rayonnant panorama deSistow. Et pour comble de joie personne dans cet Éden !En un bond je regagne la petite pièce où ronflent surnouveaux frais le Russe et son prisonnier, d’une mainnerveuse j’empoigne le lit de sangle et je le traîne avecun bruit de ferraille, capable de réveiller toute la maison,jusqu’à l’entrée de la pièce. Me voici installé largement,royalement en face de cette colline verdoyanteet je m’endors avec le bourdonnement du finale du 3meacte du Prophète dans les oreilles. Seulement au lieudes figurants de M. Halanzier déguisés en anabaptistes,ce sont des soldats russes qui entonnent le célèbrechœur

A Munster, à Munster,

Munster aujourd’hui c’est Sistowa !

Le lendemain je m’éveille aux premiers rayons dusoleil. O prodige ! ma solitude s’est peuplée. Deux voyageursdorment roulés dans des couvertures. La pièceest encombrée de ballots, de caisses, de sacs de touteespèce. Il règne dans l’air un parfum pénétrant d’étheret de collodium. Un troisième quidam vêtu du costumepopulaire russe déballe plusieurs caisses, le samovarchante dans une embrasure. Cet emménagement a eulieu pendant que je dormais. Comme dans les féeriesje puis m’écrier: Où suis-je ? Tout bonnement chez unphotographe, dont les innombrables caisses contiennentles appareils de différente grandeur. C’est lepraticien lui-même, un particulier à museau de fouineorné de larges moustaches et agrémenté de lunettes quia la bonté de m’édifier sur ce point ainsi que sur sonarrivée au beau milieu de la nuit, sur les recherches vainesd’abord, puis la découverte de ma retraite par ledomestique et l’installation en vertu du droit du dernieroccupant. « Vous dormiez si bien, ajouta-t-il, que si cen’avait été la nuit, je vous aurais photographié séancetenante. » Je laissai là le photographe ambulant et sonassocié et je rejoignis la petite caravane qui s’organisaitpour aller à Sistowa.

CHAPITRE XIII

A Sistowa et abordage sur la rive turque. — Monographie de labataille. — Une ville à sac. — Croix blanche, protégez-nous. — L’agentdu Danube. — Une voiture et un attelage, remplacéspar des diamants. — L’amabilité du tsar. — Retourpar le pont. — Scène musico-militaire. — Campement desjournalistes.

Il était à peu près trois heures de relevée quand lapetite troupe, composée des rédacteurs du Standard,du Daily-News, d’un ancien officier russe attaché à unjournal de Moscou, de votre serviteur et d’un guide,prit pied sur la rive turque. Le pont construit par legénie russe, aidé des matelots de Cronstadt, n’étaitterminé que dans sa première section ; pour traverserle second bras du Danube, il avait fallu recourir à uneforte barque, manœuvrée par une douzaine de rameursmilitaires, mise à notre disposition par le généralSchmidt, qui commandait la construction des ponts.Un simple lieutenant voulut d’abord nous forcer assezbrutalement à rebrousser chemin, mais nous en appelâmesdu saint au bon Dieu, comme dit le proverberusse, et nous nous en trouvâmes bien.

Vingt-quatre heures auparavant, les soldats du généralDragomirow avaient suivi la même route. Ils voguaientsur d’immenses sleeps, sorte de radeaux composésde grandes barques liées les unes aux autres etcouvertes de planches. D’autres embarcations plus petites,mais en très-grand nombre, nageaient autour de cessleeps, dont plusieurs portaient une demi-batterie toutattelée, avec les caissons chargés de munitions. Grâce àun secret très-bien gardé, mais grâce surtout à l’indolencepresque inconcevable des Turcs, — on a parlé detrahison, — le matériel de débarquement avait pu êtreacheminé de Turnu-Maguerelé jusqu’à Semnitza en uneseule nuit, sous la protection d’un bombardement quiaurait dû bien plus attirer l’attention de l’ennemi quela détourner. Le matin du 29, quand l’aube commençaità blanchir la chaîne de petites collines quiencaissent le Danube, l’avant-garde russe touchaitpresque la terre turque. Pourtant un détachement de1,500 hommes environ, avec une dizaine de pièces decanon, campait sur la hauteur, au-dessus de Sistowa ;cette force n’avait pas pour mission de garder les positionsavantageuses, elle se trouvait de passage purementet simplement.

Quelques sentinelles avaient été égrenées sur le versantde la colline et se tenaient coites dans les broussailles.La plupart dormaient comme savent dormir les sentinellesturques, tout debout, appuyées sur leur fusil.

L’un de ces hommes se réveilla en sentant sur sa gorgele couteau-baïonnette d’un Russe. Il eut le temps depousser un cri d’alarme et de faire partir son fusil avantd’expirer. L’alerte fut donnée. Le gros de la colonne,qui campait sur la hauteur, prit les armes, des canonsfurent mis en batterie dans une redoute, construite defaçon à dominer le cours du Danube. Quelques minutesplus tard, un obus lancé du haut de cet ouvrage crevaiten plein un caisson de munitions. Hommes, chevaux,canons, tout ce que portait le radeau se trouva déchiquetéen mille morceaux. Des flammes rouges, léchantatrocement les débris calcinés du radeau, luttaient contreles premières teintes pourprées du soleil levant.Pareil accident se reproduisit encore une ou deux fois ;quelques petites embarcations pleines de soldats furentégalement coulées bas, mais les hommes se sauvèrentà la nage. Les pièces turques étaient trop peu nombreuseset leur tir pas assez certain, pour gêner sérieusem*ntla descente. Il y eut quelques pertes, on y étaitpréparé. Nous grimpâmes, non sans peine, en cueillantdes fleurs sauvages aux broussailles et en nous retournantde temps à autre pour admirer ce panorama, parla même route que durent escalader pas à pas les troupesdu général Dragomirow, ces grenadiers à qui le chefavait demandé avant l’embarquement: « Avez-vous bienmangé, enfants ? » et les enfants ayant répondu queoui: « Eh bien, vous digérerez (il dit un autre motbien plus militaire) en Turquie ! »

Il fallut du temps et des efforts pour escalader cerocher. Les Turcs s’étaient portés dans le contre-bas et,commodément abrités derrière les ronces et les buissons,ils dirigeaient sur les assaillants un feu roulantdes plus nourris. Heureusem*nt pour les Russes, laposition des tirailleurs turcs, tout en les abritant eux-mêmes,nuisait considérablement à la justesse de leurtir, les officiers étaient résolus, les troupes obéissaientet les commencements favorables du débarquementavaient donné bon courage à tous. On avançait doncpas à pas, mais on avançait. Le mouvement de va etvient des radeaux n’avait pas discontinué, des renfortsarrivaient, de cette manière la redoute, qui renfermaitles huit canons, put être prise après un engagementsanglant, mais assez bref. Des arbres abattus çà et là,un buisson complétement calciné, deux ou trois cadavresoubliés, marquaient à nos yeux les étapes de lalutte. Une baraque de bois adossée à la redoute, bâtieen demi-lune, avait été complétement éventrée ; dans lefortin les ouvrages avaient encore un peu souffert,mais ils existaient encore ; deux grosses pièces decanon, précipitées violemment de leurs affûts, gisaientpar terre. Une masse de munitions qu’un de nos compagnonsreconnut pour s’adapter à d’excellents Sniders,était répandue sur le terrain de la lutte.

Depuis la redoute située au sommet de cette collined’où l’œil plonge assez avant dans la vallée valaquejusqu’à l’entrée de Sistowa la route est bordée de petitesmaisons de campagne turques la plupart de constructiontrès-modeste mais toutes entourées de jardins convenablemententretenus dans lesquels dominent leslongues plantes grimpantes, les lierres, les lianes, lesvignes sauvages, les plants de melon et de citrouillequi forment devant les portes d’entrée composées debarreaux mal joints une véritable barricade de verdure.Rien de plus frais et de plus riant que l’aspect extérieurde ces masures enfouies dans le sein de la terre d’Orient,rien de plus triste et de plus désolant que le spectacleintérieur de ces habitations. Toutes sans exceptionont été pillées de fond en comble, toutes sont désertes.On comprend de suite pourquoi les habitants s’étaientenfuis: dans la première de ces maisons en cherchantquelque épave curieuse au milieu des débris de toutgenre qui jonchent le sol recouvert par-dessus toutd’une couche très-épaisse de flocons de laine et depaquets de crin, un des nôtres touche du pied le cadavred’une femme, d’une vieille Turque âgée de soixante-quinzeans au moins, à la figure lugubre, étrange,véritable Hécate ottomane. Sans doute la malheureuseavait voulu défendre ses nippes et ses hardes ; on l’afait taire pour toujours avec un grand coup de sabrequi lui a balafré la figure en entamant quelque peule crâne. Partout l’aspect qui s’offre à nos yeux est lemême. Les palissades en bois figurant les murs declôture ont été arrachées en plusieurs endroits, les auventsou jasliks qui servent de chambre à coucher auxhommes, ces poétiques dortoirs qui vous permettent derêver aux belles étoiles quand le ciel des nuits est vraimentbleu d’azur constellé d’argent, sont remplis dedébris disparates. Les bahuts oblongs couverts de peinturesbaroques dont les Turcs se servent pour renfermerleurs objets précieux sont enfoncés à grands coups depoings et lacérés à coups de sabre, les nattes qui remplacentles lits sont sens dessus dessous avec les lambeauxd’étoffes, de vêtements et de tapis coupés avec ladague, enfin le signe incontestable auquel on reconnaîtque des perquisitions hâtives et avides ont été pratiquéespar des artistes experts dans cette matière, cesont les coussins et les matelas de divans éventrés quise retrouvent partout. Les praticiens en question savaientfort bien que ces accessoires, remplaçant en Turquiele classique bas tire-lire de nos campagnes, servaientde cachette au pécule et à l’argenterie. Je ne sais sisous ce rapport le butin avait été satisfaisant ; en revancheles cosaques ont manqué une fort belle occasionde se perfectionner dans l’étude des langues orientales.Les faubourgs de Sistowa devaient être peuplés delettrés s’il fallait en croire les innombrables feuillets delivres turcs, arabes ou chaldéens qui jonchaient le parquet.Ce butin scientifique avait été dédaigné, les pillardss’étaient bornés à entailler les couvertures de peau dechagrin pour s’assurer si des ducatons n’avaient pasété insérés dans les parois, et à fouiller d’une main fiévreuseles feuilles pour vérifier s’ils ne recélaient pasdes billets de banque. Des Corans parfaitement, mêmerichement reliés traînaient négligemment par terre.Nous en emportâmes quelques-uns comme part de butinplus ou moins légitime. Un peu plus loin les amateurspouvaient compléter leur collection de petit* souvenirsde Sistowa en achetant — pas trop cher auxmarchands, d’aimables cosaques du Don — des tapis,des ustensiles, des fusils damasquinés, des tchiboukset tout ce qui manquait en général dans les maisonsque nous venions de parcourir.

Les Turcs sont des curieux, et beaucoup de ces babioleseussent fait le bonheur d’un antiquaire. La mosquée àl’entrée du quartier turc de Sistowa offrait un spectaclefait pour mettre la mort dans l’âme de tout vrai croyant.Les dalles ordinairement luisantes de propreté sur lesquellesles fidèles s’agenouillent les pieds nus, avaientsubi les dernières dégradations, la trace des souilluresétait trop récente et probante. Les bizarres petiteslampes de couleur, assez semblables aux verres qui figurentavec abondance dans les fêtes de la banlieue parisienne,avaient été brisées, les murs venaient d’êtrecouverts de croix de toute dimension et de dessinsgrossiers ; enfin la chaire, du haut de laquelle l’ulemaadressait aux disciples de Mahomet des paroles enflamméescontre les Moscows était occupée au moment oùnous y entrâmes par deux dragons russes attelés aprèsun fort flacon d’eau-de-vie qui se dressait sur le rebordde ce comptoir sacré.

Le spectacle était absolument identique dans les deuxautres mosquées de la ville turque. Celle-ci était complétementdéserte, les échoppes rangées sur une seuleligne (toute la partie musulmane de Sistowa se composed’une rue très-longue) étaient fermées ou converties encampement et en écurie. De marchandises il ne restait pasde traces, pas plus que d’êtres humains. Quand lestroupes turques furent débusquées de la redoute quicouronne la colline, elles se replièrent — en désordre — surla ville et cherchèrent à y organiser une défensesuprême. Elles comptaient sur le concours des habitantsmusulmans que la loi oblige de prendre les armes enpareil cas. Mais la population turque avait pris le partidu sauve-qui-peut, suivant l’exemple donné par le gouverneur.Ce digne personnage, réveillé par le bruit del’artillerie, se souvint avec à-propos qu’un giaour, lechef de station de la Compagnie de la navigation duDanube, M. Stancu, possédait les meilleurs chevauxà la ronde.

Le Caïmakan envoya par conséquent le commandantdes zaptiés (gendarmes) chez M. Stancu le prier très-polimentde lui prêter son attelage et la petite calèche devoyage dont l’agent se servait dans ses tournées. Pouraider la bonne volonté de M. Stancu, le commandant deszaptiés se fit accompagner au port par quatre gendarmes,solides gaillards armés jusqu’aux dents. M. Stancu vitbien que toute protestation serait inutile, il s’exécutale cœur gros, car il tenait beaucoup à ses jolis chevauxet à la calèche fabriquée chez un des meilleurs faiseursde Vienne. Mais s’il souffrait comme propriétaire, il étaitheureux comme patriote bulgare de savoir que le paysallait être délivré du satrape détesté de l’endroit. Il sedoutait parfaitement de la destination vraie de sonéquipage. Au moment de partir, le commandant deszaptiés s’aperçut que les chevaux n’étant pas complétementdressés, il fallait un cocher expert pour les conduire.Le domestique de l’agent du Danube fut mis enréquisition, il dut monter sur le siége et faire son office — lerévolver sous le nez. C’est ainsi que le Caïmakande Sistowa quitta son poste, fuyant vers Tirnova et suivide la totalité des habitants musulmans. Un vieux Cadi(juge) en caftan solennel, coiffé d’un turban majestueuxet aimant à passer ses doigts effilés dans les longs plisde sa barbe soyeuse, était resté après la bataille commeseul spécimen des 15,000 musulmans de Sistowa ; lebonhomme demeurait tranquillement dans sa maisonnetteet comme il n’avait fait de mal à personne on nel’inquiéta point.

La grande place où se trouve le Konak du gouverneur,bâtisse sans caractère, entourée d’un jardin, séparela ville turque de la ville bulgare. De l’autre côté decette place c’est la vie après la mort. Les boutiquessont ouvertes ; je remarque parmi celles-ci deux pharmaciestrès-confortablement installées et dont l’unepossède même de grands globes de verre de couleur àl’instar des officines parisiennes. Ce n’est pas seulementdans les romans de l’école réaliste que les pharmaciesde province sont des nids à cancans politiques. Les fortestêtes de Sistowa se réunissent aussi chez le Homais ducru pour s’y entretenir des événements de la veille etdiscuter les dernières décisions du gouvernement russe.Les fortes têtes étaient coiffées du fez, un couvre-chefadopté même par les chrétiens à cause de sa légèreté etde sa commodité. Seulement pour se distinguer des disciplesdu Prophète, les Bulgares avaient recouvert leurfez d’un petit capuchon blanc sur lequel ils avaientappliqué une croix, la même croix qui avait été tracéeà la craie sur les boutiques bulgares afin de les préserverdes griffes crochues et avides du cosaque.

Parmi les notables venus dans le petit magasin dupharmacien, on me désigna M. B….ff qui venait d’êtredésigné pour remplir les fonctions de gouverneur dece sandjak. M. B….ff avait fait, l’année précédente, unvoyage de propagande à travers l’Europe pour intéresserles cabinets, mais surtout les journaux, à la causebulgare et aux souffrances de ce peuple réellementvictime alors de la rage sanguinaire des Bachi-bouzouks.M. B….ff avait fait preuve de la plus grandeénergie et d’une ténacité à défier tous les obstacles ettoutes les fins de non-recevoir qu’on lui opposait. Il semultipliait dans les bureaux de rédaction, dans les endroitsoù il courait la chance de rencontrer les personnagesinfluents pour glisser sans en avoir l’air et aubon moment quelques nouvelles historiettes sur la barbarieturque et les atrocités des Circassiens, qui faisaientensuite le tour de la presse. Aujourd’hui l’agentocculte est dans les honneurs, et il médite d’organiserrapidement à la slave les districts confiés à sonadministration. Un autre commensal de l’apothicaireest ce même agent du Danube dont le Kaïmakan turcavait emprunté avec si peu de cérémonie chevaux,voiture et cocher. Pourtant l’agent, un petit hommeaux traits intelligents, décidés, et aux allures pleinesde bonhomie, rayonnait de joie. Le matin même de cejour, mémorable pour Sistowa, le tzar de toutes lesRussies, accompagné de deux grands-ducs, du généralIgnatieff et de sa cour militaire avait franchi le fleuvedans un grand canot-amiral richement tapissé et déployantfièrement au gouvernail un immense drapeaude soie. Sa Majesté avait abordé juste en face de lamaison appartenant à la Compagnie de navigation, lecanot touchant barre au ponton qui dans les tempscalmes sert d’embarcadère aux touristes des steamboats.Tous les officiers formaient la haie en grand costumesacré, offrant au César blanc, au César libérateur, lepain et le sel de la bienvenue. Derrière le port, unedéputation des chrétiens de Sistowa attendait dans uneattitude contrite. M. Stancu était à leur tête et il avait àcôté de lui sa fille aînée, une très-agréable brunette dedix-huit ans qui remit avec une révérence digne dumeilleur pensionnat un magnifique bouquet au souverain.Escorté par les officiers et les Bulgares, AlexandreII avait monté la côte très-abrupte et horriblementpavée qui relie le port de Sistowa à la ville. M. Stancu,qui possédait une jolie maison dans le haut de laville, supplia le tzar de s’y reposer quelques instants.Alexandre accepta cette offre et le bienheureux agentracontait à qui voulait l’entendre les détails de la visiteimpériale. Elle eut, du reste, pour cet excellent hommedont l’obligeante hospitalité ne s’arrêtait pas aux empereurs,puisque les journalistes en détresse de logementtrouvèrent chez lui un gîte agréable pour eux et uneécurie pour leurs chevaux, des résultats solides.

Deux jours plus tard, un aide de camp de Sa Majestéarrivait à Sistowa chargé de remettre à M. Stancu unriche cadeau pour sa fille aînée, une parure de brillantsdont la valeur dépassait celle de la calèche et desdeux chevaux. Outre l’écrin, l’officier laissa commetrace de son passage dans l’agence du Danube unemédaille en or de grande dimension frappée à l’effigiedu tzar. C’était un souvenir personnel pour M. Stancu.

La ville chrétienne offrait le plus frappant contrasteavec le quartier turc si cruellement ravagé. Les échoppes,les boutiques étaient ouvertes ; et parmi ces dernières,il y en avait de grandes, car Sistowa ne compte pasmoins de 40,000 habitants. Des marketenders russesavaient installé des débits dans des maisons abandonnées ;les cafés (il en existe quatre ou cinq dans la grande rue)regorgeaient de consommateurs civils et militaires, etdans le bas de la ville nous trouvâmes un dîner très-confortable,plantureusem*nt arrosé de vin de Rustschuk,à l’hôtel de l’agence du Danube, sur lequel flottaitavec fierté un immense drapeau autrichien déployantses plis au vent. Par exemple, nous ne trouvâmes plusd’eau de seltz ; les officiers russes venus avant nousavaient tout absorbé, soit loyalement en siphon, soitsous les espèces de champagne non authentique. Commeil y avait deux bonnes heures de route à faire, — si onne voulait pas se presser, — pour regagner notre campementà Simnitza, et que nous tenions à rentrer avantla nuit, nous ne tardâmes pas à nous mettre en route.Nous jetâmes encore un coup-d’œil sur cette ville sicarrément bâtie à pic ; nous comptâmes les grandesbarques à grains immobilisées dans le port par la déclarationde blocus, et enfin nous allâmes aux nouvelles.Elles concordaient toutes ; on ne voyait plus de Turcsnulle part. Les suppositions les plus autorisées refoulaientles détachements qui avaient défendu Sistowajusqu’à quarante lieues, à Tirnova, convertie en placed’armes. En tout cas, on ne redoutait aucun retouroffensif, et on considérait la conquête comme bien définitivementacquise. Cette opinion était partagée par lesofficiers de marine et du génie qui venaient d’acheverla construction des deux ponts. A première vue, l’ouvrageparaissait remarquable ; on considérait comme uneffort surhumain d’avoir relié ainsi deux rives du Danubeen dix-huit heures ; seulement, si l’admiration deconfiance est une belle chose, la critique, et surtout lacritique comparative, jette toujours des ombres sur lesmeilleurs tableaux. Pris en lui-même, ce pont improvisédevait frapper l’imagination, mais il était bieninsuffisant, bien débile, bien vacillant, si on le comparaitaux travaux de cette espèce par lesquels s’illustrèrentles ingénieurs américains pendant la guerre de sécessionet les Prussiens dans leur dernière campagne. Lesinconvénients nombreux, les défauts de la constructionde ce pont ne devaient pas tarder à éclater, plustard, quand les convois commencèrent à passer composésde 2 à 300 voitures, dont les premières étaient arrivéesnon sans peine dans le haut de Sistowa, tandis que lesdernières roulaient encore tranquillement le long de laroute qui conduit de Simnitza au Danube. Ceci, dira-t-on,est chose naturelle ; on ne peut pas, d’un premierjet, fabriquer un pont sur lequel passent des équipagesdeux ou trois de front. Soit ; mais au moins un pont doit-ilêtre construit assez solidement pour ne pas exigertoutes les deux heures en moyenne une réparation autablier qui arrête pour une heure, sinon davantage, tousles transports. Cela arriva très-souvent et fit écrire dansun moment de dépit par un correspondant anglais à sonjournal que l’armée russe n’avait pas un ingénieur capablede boucher le trou d’un pont. L’appréciation étaitsévère, mais injuste. Les ingénieurs y répondirent, dureste, en établissant encore deux autres ponts parallèlesbeaucoup plus larges et beaucoup plus solides quifurent les grandes voies de l’invasion.

Les journalistes en résidence provisoire à Simnitzaoccupaient une agréable petite maison de campagnemeublée à l’européenne et pourvue d’un certain confort.MM. les Anglo-Américains avaient installé dans lacour leurs chariots, les chevaux étaient pittoresquementgroupés sous la surveillance des valets, véritablesmalandrins très-fieffés, bulgares ou croates qui cherchaientà grappiller autant que possible sur la nourrituredes bêtes et sur celle des hommes. Ces officieuxétaient de pires aventuriers, et il fallait évidemment accepterles petites capitulations de conscience que l’état deguerre vous impose pour que leurs maîtres provisoiresrépondissent moralement de ces serviteurs de hasard àl’état-major. Parfois l’accord entre la partie ordonnanteet la partie obéissante était violemment troublé ; c’estainsi qu’une nuit un correspondant américain, M. K.,qui avait déjà passé bien des petit* méfaits et des carottesconsidérables à son Bulgare, le surprit en flagrantdélit de vol. L’aimable filou domestique se voyantdécouvert avait tiré un couteau et se disposait à enjouer. Fort heureusem*nt K. a des muscles solides: sejeter sur le Bulgare, lui enlever le couteau et le gratifierd’une correction manuelle comme un boxeur éméritede race anglo-saxonne est seul capable de l’appliquer,fut l’affaire de quelques minutes. Un coup de pieddans le bas des reins mit le sceau final à cette bonneleçon dont le domestique put faire son profit ailleurs,car au lieu de le livrer à la police locale ou à la policerusse, K. l’envoya se faire pendre où il voudrait. Lejoyeux Boyle, du Standard, s’en remettait à son fidèleintendant du soin de rosser d’importance le palefrenierou le cocher, et ma foi, cet intendant s’en acquittait toutaussi ponctuellement et avec autant de conscience quede ses autres devoirs.

Le correspondant de la Gazette de Moscou, M. T.,un ancien officier de la garde, avait engagé un desnombreux skopcis (mutilés) qui fonctionnent commecochers, à Bukarest. Impossible de trouver un êtreplus bavard, plus déplaisant, plus vantard que cet Abeilardvolontaire. Quand son maître était pressé il mettaitses chevaux au petit pas, et s’il rencontrait un paysanou des soldats en marche, c’étaient des conversationssans fin, malgré toutes les supplications de T., qui nese fâchait jamais, ayant pour son skopci l’indulgencesystématique que les Russes professent pour cessectaires.

Depuis trois jours, T. ne savait ce qu’étaient devenus,ni l’automédon, ni la voiture, ni les chevaux.Il les demandait à tous les échos d’alentour ; ce futseulement après trois fois vingt-quatre heures quele brave skopci montra sa figure blême et jaune, sesyeux glauques et son air très-rogue. Il avait flâné àl’aventure — il ne put jamais dire où, jacassant à tousles coins de la route et sans se soucier le moins dumonde de son maître qui l’attendait. Au surplus ilavait perdu un cheval, et répondit par une bordée d’injuresaux observations presque amicales de T.

Un vieux confrère italien à barbe de fleuve très-blancheet vêtu en toute saison d’un mac-farlane qui cachaitpittoresquement des loques fort pittoresques,avait engagé comme page un jeune cultivateur, nommé« Damian », petit drôle très-sournois, à mine de cafard,vêtu d’une défroque de garde national, pêchée Dieusait où. Avec ses allures de nigaud il faisait très-fortementendéver son patron. Celui-ci passait la moitié dutemps à le chercher dans les villages en l’appelant surun ton dolent: Da-mian, Da-mian ; mais Da-mian nerépondait guère, occupé qu’il était à pourchasser lesbeautés rustiques. Le bon Canini prenait ce penchantpour « le sexe » avec la philosophie d’un érudit.« Que voulez-vous, s’écriait-il, Tacite raconte déjà queles anciens Daces étaient très-voluptueux. » Ce Damiandu reste avait en Bulgarie, du côté de Rakovitza,sur la route de Plewna, une manière de ferme habitéepar une innombrable famille, la sienne, présidée parun digne patriarche à blanche toison et où les petitesfilles aux jambes nues, et une demi-douzaine de porcsgrouillaient avec une familiarité des plus touchantes.

Da-mian voulait absolument conduire l’équipage deson maître (une charrette de rencontre bourrée depaille) dans son Éden rustique, il y parvint enfinbeaucoup plus tard, il est vrai, juste un jour où j’étaisen excursion avec M. Canini. Je vous assure qu’on nousfit fête et qu’en dépit de tous les motifs que j’avais depester contre ses lubies et ses caprices, je proclamaiDamian un brave garçon — ce jour-là, en le voyant siheureux et si orgueilleux de produire sa famille. Maisle roi des originaux parmi ces écuyers tranchants etcavalcadours était celui de M. Ph. B…, un journalisteparisien, qui s’était composé un équipage des plus singuliersavec un grand char à bancs attelé de deux mulesmignonnes, nerveuses, courant la poste, et de deuxexcellents chevaux. Le tout très-proprement astiqué etgentiment harnaché. On entendait de loin sur les routesles grelots des mules et on pouvait rêver de grandedame brune d’Andalousie, voyageant selon les vieillestraditions de sa province. Or, le conducteur chargé degouverner les quatre bêtes était un Français ancien militaire,quelque peu colonel de la Commune, employéaux haras du prince Bibesco et que B. pêcha je ne saistrop comment à l’instant où la réquisition des chevauxvenait de disperser l’écurie du prince parmi les Rossioriet les Calarash.

Le citoyen Oscar était donc à pied, ce qui était bien durpour un homme de cheval, et les dieux savent s’il sevantait assez de connaître à fond tout ce qui concernaitla « partie » hippique. Il pouvait, à l’entendre,apprécier un poulain dans le ventre de sa jument, etquoique doué d’une compétence très-restreinte enmatière d’orthographe, il parlait à tout venant de sonfutur ouvrage qui allait causer une révolution dansle monde du sport.

B… à qui on avait donné l’adresse s’en vint trouverce phénix des écuyers dans un faubourg de Bukarestpour traiter de l’embauchage. Il trouva assis, sur leseuil d’une petite maison de bois avec verdure, lescoudes appuyés sur le dossier de sa chaise placée sensdevant derrière, une manière de Don Quichotte, longcomme une perche, maigre comme un hareng, auxtraits anguleux, très-bilieux de teint, des petit* yeuxde chat, et pour compléter sa ressemblance avec le chevalierde la Manche, les moustaches à pointe sous lenez et la virgule au menton.

Après beaucoup de cérémonies le marché se conclut.Oscar jura ses grands dieux que jamais il n’aurait consentià servir comme domestique, ce qu’il en faisaitc’était par amitié pour B… (qu’il n’avait jamais vu). Lelendemain à l’heure du départ il se présente habillé enjockey de courses — grosses bottes à revers, culottes depeau de daim serrant ses membres étriqués et uneveste de couleur voyante richement brodée ; pourtantil avait remplacé la casquette bicolore par unecoiffure blanche d’officier. Deux revolvers étaient pendusà la ceinture.

B… recula à cet aspect. L’ami-domestique prit cemouvement pour de l’admiration. « Hein, fit-il, croyez-vousque nous allons faire de l’épate sur les Russes. »B… réussit non sans peine à décider son écuyer à quitterau moins la veste de soie et à la remplacer par unetunique de toile blanche à boutons de métal. QuandB… montra à Oscar la place sur le siége du char à bancsen lui disant de conduire il essuya un refus complet.« Me prenez-vous pour un cocher, sacré n…! » ditl’aimable Don Quichotte ne manquant pas une occasionde jurer à tour de langue.

Il se hissa sur le timonier et conduisit l’équipageen daumont, n’abandonnant jamais l’allure qu’il avaitchoisie, le triple galop, au risque de briser la voitureet de casser les membres de son patron. Quand il fallaits’arrêter pour faire boire les chevaux aux citernesc’était une véritable scène de comédie. Oscar descendaitde son cheval et se promenait les bras croisés.« Eh bien ! disait B…, tirez donc le seau. »

«  — Vous me prenez pour un palefrenier ! répondait-il.Faites boire vos rosses vous-même ! » Il finissaitcependant par céder mais en jurant plus haut quejamais qu’il agissait ainsi pure grandeur d’âme.Dans les endroits où l’on faisait halte soit pour mangersoit pour dormir, Oscar, qui remplissait aussi les fonctionsd’intendant-courrier de B…, trouvait toujoursmoyen de provoquer un scandale pour quelques gologans(pièces de dix centimes), ameutant le village etforçant presque toujours les autorités à intervenir. Ilfallait alors lui arracher le revolver des mains et mêmel’asperger d’eau fraîche pour le calmer.

Un jour B… eut la fantaisie de vouloir marcher unpeu le long de la route pour se dégourdir les jambes.Ceci déplut à son « domestique », qui lança l’attelageau triple galop de sorte que le maître dut marcher cinqou six heures à pied avant de joindre son tyran. Aussi,en présence de toutes ces expériences, les vieux praticiensdu métier évitaient de se faire du mauvais sanget laissaient leurs domestiques agir à leur guise. Dansles cas pressants et où il fallait jouir de son libre arbitreils abandonnaient en arrière dans un endroit sûrcocher, palefrenier, valet et voitures, choisissaient unbon cheval et s’en allaient à l’aventure où il leur fallaitse rendre.

Nous passâmes deux jours à Simnitza, dans l’attented’événements ultérieurs qui ne se produisaient pas. Enrevanche, toute la journée et jusque bien avant dans lanuit, le défilé des troupes de toute arme, des convois,des batteries d’artillerie, ne cessait pas. Plus de cinquantemille hommes passèrent ainsi devant la villaIpsilauti, avant de franchir le pont. Les musiques desrégiments faisaient halte devant le quartier impérial etjouaient des airs variés, accompagnant le défilé despelotons. Ces représentations musicales étaient du plusgrand effet. Je me souviendrai longtemps, par exemple,de l’exécution harmonieusem*nt parfaite et tout à faitappropriée aux circonstances de l’air des Soldats deFaust, joué par l’orchestre monté d’un régiment dedragons. On aurait juré que Gounod n’a écrit cet airque pour accompagner ainsi le torrent de la conquêtese déversant sur un pays.

Chaque régiment qui passait soulevait un nuage depoussière très-intense. Comme il faisait une chaleurtorride, et que les compagnies d’arrosage ne figuraientpoint dans les bagages de l’armée, cette poussière s’amoncelaittous les jours davantage, au point de formerun voile des plus opaques qui entourait les maisons,les arbres, les baraquements. Malgré le soleil radieuxqui brillait au-dessus de nos têtes, nous y voyions aussipeu qu’à Londres au mois de novembre, quand lesplus forts brouillards règnent sur la Tamise. Il y avaitvéritable péril de se faire écraser par les estafettes etcavaliers qui sillonnaient les rues pour les besoins duservice.

La petite colonie de journalistes restait chez elle leplus possible. On égayait les loisirs par des discussionsinterminables sur les événements et sur la politique.L’antagonisme des Anglais et des Russes éclatait avecviolence. Notre ex-officier de la garde russe s’emportait,criant et déclamant pour la plus grande gloire de lacause slave. Le colonel Brackenbury, du Times, unefigure de soldat pleine d’énergie et d’expression, quiavait fait ses preuves avec une vaillance hors ligne dansla guerre des Ashantees, était le partenaire habituel duRusse, opposant tout le flegme britannique à la fougueemportée du slave. Vaincu sur le terrain de la polémique,le Russe voulut au moins se rattraper sur unautre qui lui était plus familier. Il remplit un verre devin de la plus forte eau-de-vie de wutka et le vidad’un trait. « Eh, eh ! messieurs les Anglais, en feriez-vousautant ? » dit-il en raillant. Sans souffler un seulmot, le colonel de Sa gracieuse Majesté tendit avecle geste du plus correct gentleman un verre d’égalecapacité que celui de son partenaire, et il lampa lentementen le savourant l’atroce mélange. Le moscovitese leva et serra avec émotion la main de son adversaire.« Les Anglais ont du bon », dit-il… « mais leur politiqueest infâme », conclut-il. L’élément romanesqueétait représenté dans le wigwam de la presse par unÉcossais pur sang à longue barbe rousse descendantjusqu’à la poitrine et doté d’une abondante chevelure.Tout en couvrant des quarantaines de feuillets de sacopie, l’Écossais donnait des souvenirs, parfois mêmeune larme à sa femme, ses boys et même ses grandschiens restés là-bas, au cottage en Écosse, et dont il portaitles portraits. Il y avait du Laird et de l’Ivanhoë dansce compatriote de Walter Scott. Nous avions du reste unWalter Scott au naturel parmi nous, M. K***, l’Américainqui m’avait accordé l’hospitalité dans sa carriole.Lié par un traité à son journal, il devait avoir achevédans un temps donné un roman de mœurs. Il avaitemporté ses notes comme s’il allait à la campagne, etpendant que le canon tonnait autour de lui, il mariaitTancrède avec Clarita, décrivait les péripéties d’unduel ou traçait d’une plume alerte une aventure deturf et de coulisse.

Enfin, nous avions aussi parmi nous les deux rois desreporters, M. Forbes, aujourd’hui dans l’Afghanistan, quifaillit laisser sa peau en Turquie, et ce brillant et infortunéMac-Gahan qui l’y laissa vraiment. Mac-Gahan pouvaitavoir trente-cinq ans, c’était un beau garçon, vigoureux,solidement bâti, de manière à défier toutes lesfatigues et à se jouer de toutes les privations. Gentlemanadonné au sport, il se plaisait même au milieu à fairemontre d’une élégance peut-être un peu affectée. Satenue était toujours extrêmement recherchée, et c’estsur une vareuse de soie rose qu’il portait la croix deSaint-Stanislas. Il avait gagné cette décoration à Khivaoù, unique reporter, il s’était engagé à la suite du généralKaufmann. Aussi était-il très-lié, quoique Anglais,avec une foule d’officiers supérieurs russes, le généralIgnatieff l’avait particulièrement pris en amitié. C’estsous l’inspiration du général qu’il avait parcouru l’annéedernière les districts de l’insurrection bulgare encommissaire enquêteur bien plus qu’en journaliste, etc’est de sa plume que sortirent ces descriptions d’unréalisme pittoresque, ces énumérations d’exécutions, demassacres, de pillage qui occupèrent le Parlement anglaiset furent la base des meetings contre les atrocitésturques. Mac-Gahan ne ménagea pas ses forces pendantla campagne de Bulgarie. Il fut toujours aux avant-postesmêlé aux vedettes des cosaques et se soucianttrès-peu des balles. Aucune, en effet, n’était fondue pourlui, mais après avoir été déjà mis sur le flanc pendantplusieurs semaines par une chute de cheval dans lesBalkans, il succomba à une attaque de choléra ou dedyssenterie à Constantinople même où il pénétra aprèsl’armistice.

Son compagnon Forbes, que ses domestiques et lesfournisseurs appelaient avec une honorable opiniâtreté« monsieur le colonel » avait tout bonnement atteint legrade de sergent-major dans les highlanders. Il avaitgardé quelques vestiges du vieux sous-officier bon enfant,mais grognon, et surtout dur-à-cuire. Il s’étaitvéritablement formé au métier des armes en reportantmilitairement.

Après la guerre de 1871, Forbes suivit les campagnesd’Espagne contre les carlistes, la guerre de Serbie, etfit entre temps le voyage des Indes avec le prince deGalles. C’était après tout, un très-aimable compagnon,très-simple, très-modeste, et surtout d’un sang-froid superbe.Il ne connaissait ni fatigues ni périls quand ils’agissait d’aller dénicher une nouvelle. Il est resté quatrejours de suite à cheval presque sans manger et sans s’accorderde repos. Aussi eut-il la bonne fortune de donnerpersonnellement au tzar les premiers renseignementssur les combats homériques dans la passe de Shipka, ilavait devancé tous les aides de camp de Sa Majesté. Pendantses voyages et ses campagnes il avait cueilli un assezgrand nombre de décorations dont il portait les rubansen sautoir sur sa veste de coutil qui s’accordaittrès-bien avec sa figure hâlée, bronzée et ses mains noirciespar l’impitoyable soleil. Les heures passaient vitedans la société du wigwam des journalistes, maiscomme pour le moment il ne pouvait y avoir que de lapoussière à recueillir à Simnitza, je dis provisoirementadieu à la petite colonie et m’en retournai à Bukarest.

CHAPITRE XIV

Retour à Bukarest. — Un bain sur la route. — Les amoursd’un lieutenant et d’une diva. — Histoire d’un troupeauqui jeûne. — Le prince Gortschakoff à Bukarest. — M. lebaron Jomini. — Les Gradinas concerts. — Aventures d’unefigurante.

La campagne en Valachie est superbe à la fin de juin.La moisson dorée, d’une richesse inouïe, couvre de sesgerbes d’or les immenses plaines et en dissimule heureusem*ntla nudité et la monotonie. Une abondanceincroyable de fleurs des champs d’une taille colossalevient s’épanouir en taches rouges, bleues et vertes surle fond pâle des blés. Les plantations de maïs, vertes ettouffues, ressemblent à des forêts en miniature. Desmelons, des courges, des pastèques poussés spontanéments’étalant à la disposition du passant comme ailleursles mûres des haies, attestent à chaque pas l’exubérancede ce sol. Les paysans, vêtus d’une longue chemiseblanche serrée à la taille qui leur descend jusqu’auxpieds, entortillés dans des sandales antiques ; les paysannes,habillées de la robe de coton, à la bordure bariolée,les jambes nues, éveillent des réminiscencesgréco-classiques.

On est frappé surtout de la pureté, de la correctiondes traits chez ces simples ruraux ; la race s’est maintenueintacte. J’ai souvent rencontré, dans mes excursionsà travers la Valachie, marchant à côté de ses bœufs attelésà une lourde charrette qu’il piquait de l’aiguillon detemps à autre, un villageois à longue barbe et à cheveuxblancs magnifiques, digne de figurer dans un LéopoldRobert et que nos meilleurs artistes eussent certainementpayé fort cher comme modèle. Le tableau idyllique,que j’eus sous les yeux immédiatement après être sortide Simnitza, était complété tous les quarts d’heure parla vue de buffles noirs d’une taille énorme, aux magnifiquescornes blanches, accroupis dans la vase jusquepar dessus les épaules. Jamais je n’ai vu d’expressionde béatitude plus complète que chez ces bêtes enfouiesdans la saleté. Saint Benoît Labre, l’apôtre de la vermine,ne trouverait pas de disciples aussi fidèles et convaincusparmi les abonnés de l’Univers. Ces maraisvaseux sont généralement à proximité des grandes citernesoù les bouviers et les charretiers font boire leursbêtes.

Vers midi, la chaleur étant devenue intolérable, je fuspris d’une idée qui peut paraître singulière, mais que lescirconstances justifiaient pleinement. Je voulus me régalerd’une bonne douche d’eau de puits.

Pendant le trajet, je m’étais déjà mis à l’aise passablementdans la voiture ; en un clin d’œil je fus débarrassédu reste des vêtements, et mon cocher faisantoffice de baigneur, avait vidé sur mon corps plusieursseaux d’eau. Ma précaution avait été, il est vrai, jusqu’aupoint d’explorer l’horizon pour me convaincre que cetexercice d’hydrothérapie n’offusquerait aucune pudeur.A droite et à gauche, personne ; pas de voyageur sur laroute ; dans les blés, quelques paysans beaucoup tropabsorbés par leur moisson pour se déranger. Aucuneindiscrétion n’était à craindre. Hélas ! trois fois hélas !au moment où en poussant un soupir de satisfaction, jemontais sur le marche-pied de mon fiacre pour me roulerdans ma couverture de voyage en guise de peignoir, untourbillon de poussière me déroba le paysage ; j’entendisun grand bruit de chevaux et de roues: une escorte decavaliers entourant deux voitures passa à fond de traindevant la citerne, pas assez vite pourtant pour empêcherles tcherkesses et les personnages assis dans les calèchesde s’étonner et de ricaner du spectacle que leuroffrait ce baigneur sur la grande route. L’empereurétait parti la veille de Simnitza pour Fratesti afin dese rendre compte de visu du bombardement de Rustschuk,et il s’en retournait au quartier général.

Après cinq minutes, le véhicule, qui m’avait servi decabine de bain, redevint une voiture de voyage, et monbirjar, ayant rencontré un camarade qui faisait lamême route, engagea avec lui un pari sur la vitesse deleurs chevaux. Alors commença une course furibonde,insensée dans laquelle la vieille guimbarde risqua vingtfois de culbuter en me rompant les os. Mais rien nepouvait arrêter l’ardeur des deux champions. Depuis lematin, mon automédon avait maintenu l’attelage deses cinq chevaux dans une allure des plus modérées,nous trottinions bien doucement et à toutes mes représentations,le birjar répondait uniformément en invoquantla nécessité de ne pas tuer ces pauvres bêtes,bien pauvres, en effet ! puisqu’elles n’avaient que lapeau jaunâtre sur les os. Mais, stimulé par le désir dedevancer son rival, le birjar excitait les malheureusesrosses du geste, de la voix et du fouet ; il les suppliait,les injuriait, leur promettait tantôt du sucre, tantôt ladamnation éternelle ; enfin il fit tout ce qui était humainementpossible pour les assommer. Mais, ô prodige !ces bêtes, qu’à leur apparence j’avais rangées parmide misérables carcans, prirent leur essor au quintuplegalop. La débilité n’était qu’apparente, entre la peauet les os il y avait des muscles. — Nous allions commele vent, à telle enseigne que nous arrivâmes à Giurgewoune heure avant le départ du train pour Bukarest.Mon birjar était tout fier d’avoir gagné la partie,car son collègue avait été contraint par le voyageur, unfournisseur moldave qui ne tenait pas à verser, à modérerson trot. Ecco Rustschuk, me dit joyeusem*ntle cocher en me montrant les blancs minarets de laville dont nous étions séparés par le Danube seulement.

Les villes ont la vie dure, quelques journées de bombardementne suffisent pas pour en venir à bout. D’aprèsles descriptions verbales et les relations écrites,on aurait pu croire que Rustschuk avait été complétementréduit en capilotade. J’eus la preuve du contraire ;certainement des dégâts sérieux avaient étécausés et le seraient encore. — Les artilleurs, la mècheallumée, attendaient les ordres dans les bastions de labatterie de Slobozia. Mais, enfin, si l’intérieur des maisonsavait souffert, les pans de muraille de Rustschukétaient conservés à la future principauté bulgare.

En déjeunant dans la salle d’attente de Giurgewo, jefus abordé par un jeune homme d’une vingtaine d’années,très-mince, très-élancé, et portant le costume d’unrégiment d’élite, les uhlans de l’impératrice. Je le reconnusimmédiatement pour le comte M…, fils de familleportant un très-grand nom et même proche parentd’un ministre. M… avait depuis peu une liaisonavec une vétérane de la galanterie internationale, excellenteartiste dramatique, du reste, et qui, depuis dixans, joue les Schneider à Moscou, à Saint-Pétersbourg,à Odessa, à Constantinople et ailleurs avec un succèstel que sa réputation théâtrale, dans ces parages, lutteavantageusem*nt avec ses triomphes de femme galante.Mlle Cara, ou la Cara, comme on l’appelle plus familièrement,venait d’achever une brillante saison à Odessacomme premier rôle et directrice du théâtre Français.

Là, sa liaison avec le jeune M… s’était ébauchée etc’est pour être à la portée de sa plus récente conquêtequ’elle avait transporté son camp volant à Bukarest.Après six semaines de paradis, des ordres de marcheséparèrent les tourtereaux, le jeune lieutenant dut rejoindreson régiment aux extrêmes avant-postes, sur leDanube, laissant son Ariane à l’hôtel Hughes où elle netarda pas à être sollicitée par une foule de distractionsprésentées par une foule de tentateurs. La Cara auraitpu fournir au tzar des renseignements avérés sur lescadres de son armée. Elle a des amis dans tous lesgrades et dans tous les régiments. Les vieux maréchauxà chevrons, couverts de blessures et de décorations, enparlent en se tortillant leurs grosses moustaches griseset en clignant malicieusem*nt des yeux. Le cadet degrande maison fraîchement éclos de l’école militaireprononce ce nom d’un petit ton fat qui a l’air de dire:« Oh ! je ne suis pas si enfant, je la connais ! » Admirablementbâtie, fort élégante, suffisamment spirituelle,bonne fille dans l’intimité entre Parisiens et camarades,mais sachant toujours garder ce décorum que les Russesexigent des courtisanes en renom, quitte à grossird’autant le tribut, la Cara représente très-dignementdans le nord de l’Europe l’école des Marion Delorme etdes Ninon de Lenclos qui se perd très-heureusem*ntchez nous. Elle ne cachait pas qu’elle voyait dans l’attachementinspiré au jeune M… les moyens de faireune fin brillante et enviée. Ce n’était pas la premièrefois qu’un prince russe épousait une actrice.

Pour le moment M*** était complétement pris.L’image de son enivrante maîtresse ne le quittait pas,il passait des journées à lui écrire de longues lettresdans un français très-poétique et les nuits de garde, touten explorant à la tête de son peloton les bords du Danubeil songeait à la délaissée sans se soucier des Turcs etdes espions. N’y tenant plus, il avait, — tout bonnement, — désertépour vingt-quatre heures. Il courait àBukarest s’assurer de l’amour qui remplissait sa vieau point de dominer ses devoirs de soldat. L’étourdirisquait simplement d’être fusillé si on s’apercevaitde son absence ; l’intervention de son oncle le ministreeût été impuissante à paralyser l’action de la justice, caril ne s’agissait de rien moins que de désertion devantl’ennemi. J’essayai de représenter au malheureux jeunehomme les dangers qu’il courait, mais

Amour, quand tu nous tiens, adieu prudence.

Je dus donc assister M*** dans sa quasi fuite. Grâceà la complaisance du chef de gare je pus l’introduiresur le quai de départ où le train de Bukarest était déjàrangé, avant les autres voyageurs parmi lesquels se trouvaientdes officiers qui auraient certainement reconnuM***. Je fis bonne garde à l’entrée du coupé répondantà tous ceux qui faisaient mine de vouloir y pénétrer:« C’est complet, c’est complet. » La ruse réussit — jusqu’àFratesti la seconde station.

Au moment où le train allait se mettre en marchela portière du wagon s’ouvrit brusquement et unofficier d’apparence plutôt bonasse que belliqueuse,porteur de lunettes et à l’air excessivement effaré, sautadans le compartiment avant qu’il fût possible del’arrêter. Je ne fus pas rassuré — ni M*** non plus.Mais le nouvel arrivant avait trop à s’occuper de sespropres affaires pour se mêler de celles des autres.Attaché à l’intendance, il était chargé de pourvoir à lanourriture de huit mille bœufs et de trois mille chevauxparqués autour de Fratesti. Mais pour ouvrir lesmagasins de fourrage il fallait la signature d’un généralpour le moment à Bukarest. C’est cette précieuse griffeque le nouveau voyageur allait chercher. Il était temps,les bêtes n’avaient pas mangé depuis la veille ! La conversationqui portait d’abord sur les difficultés paperassièresque suscitait l’administration à chaque instant,prit bientôt une tournure plus frivole. « En tout cas, ditl’officier, je ne suis pas fâché de faire un petit tour àBukarest, cela distrait, on s’y amuse énormément ; ilparaît qu’il y a des cocottes, des chanteuses, on parleentre autres de la Cara. Quelle femme ! quellefemme ! »

On suppose si M*** était à la torture en entendantparler aussi cavalièrement de son idole qu’il avait placéesur le piédestal à l’usage des très-jeunes hommes éprisde femmes très-mûres. Il put à peine dissimuler son dépitet quelques mouvements de nerveuse impatience.

Je voyais le moment où l’imprudent allait trahir sonincognito et se jeter sur son vis-à-vis. Je pris alors leparti de me lancer dans une digression historique interminablesur un vieux couvent dont nous apercevions desfenêtres du wagon, les immenses bâtisses ornées de clochetonsbyzantins. L’officier visiblement surpris de l’éruditionque je manifestais avec tant de volubilité écoutaiten écarquillant les yeux. M*** se calma. Nous entrâmesen gare à Bukarest avec les deux heures de retard réglementaires.L’officier d’intendance en cherchant safeuille de route dans son portefeuille poussa un cri dedésespoir. « S… n… D…! exclama-t-il, j’ai oublié lebon sur mon bureau ! Mes bœufs et mes chevaux nemangeront pas encore demain ! »

Depuis le passage du Danube par l’armée, la chancelleried’État russe s’était installée dans l’hôtel duconsulat de Russie, un bâtiment de moyennes proportionsdont la cour d’entrée était fâcheusem*nt déparéepar une grande grille portant sur le faîte un immenseaigle de fonte, à deux têtes, aux ailes déployées. Enarrière du bâtiment se trouve un grand jardin qui vousdonne l’illusion d’une villégiature. Le baron Stuart,consul de Russie, l’entremetteur actif, ardent et habiledu traité d’avril, s’était volontiers mis à l’étroit pourabandonner la plus grande partie du logis au plus élevédans la hiérarchie, le prince Gortschakoff. Les deuxaides de camp politiques du vieil homme d’État, lesbarons Jomini et Frederik se contentaient d’une chambrepour tout gîte.

J’avais fait à Saint-Pétersbourg la connaissance deM. le baron Jomini. Je m’autorisai de cette présentationpour frapper de nouveau à la porte de ce diplomate qui,par la maturité de son jugement, par son assiduité autravail, par sa science profonde des hommes, était,depuis des années la cheville ouvrière de la chancellerierusse.

Je reçus de la part de cet homme distingué un accueilbienveillant qui restera l’un des souvenirs les plus précieuxde cette excursion en Orient. M. de Jomini estd’origine Suisse, puisqu’il est fils du célèbre tacticienqui fit cruellement expier à Napoléon Ier les dédainset les rebuffades dont ce grand capitaine, si mal élevé,se plaisait à régaler son entourage. M. de Jomini agardé de ses origines un léger accent vaudois qui donneencore plus de sel à son attrayante conversation.

L’extérieur est celui du diplomate selon la formule, à lafois grave et élégant, quelque chose du juge d’instructionet du grand propriétaire, du gentleman et de l’observateursceptique. Dans l’intimité, la gravité se replie unpeu sur elle-même et l’on trouve en face de soi un causeurmerveilleux maniant la langue en artiste consomméet trouvant toujours le mot le plus juste pour définirune situation ou un homme. Si la Russie était un Étatparlementaire M. de Jomini compterait certainementparmi les orateurs les plus brillants du parlementpétersbourgeois. Il se contente aujourd’hui de fairepreuve d’un talent de styliste hors ligne dans la rédactiondes notes émanant de l’office russe. Chaque foisque les exigences de la situation rendent la publicationd’une de ces dépêches nécessaire, les gourmets littérairesse demandent qui donc a gardé ainsi, dans toute leurpureté, les grandes traditions classiques de cette languede la diplomatie à la fois élégante, précise, pleine devigueur, que maniaient si bien ses créateurs, les Torcyet les Choiseul. Aussi les dépêches signées Gortschakofffont sensation, sous ce rapport, depuis vingt ans, dansles chancelleries.

La situation de M. le baron Jomini, à la cour deRussie, était assez particulière au moment de la guerre.Deux courants s’agitent autour de l’empereur et sedisputent les fonctions publiques ainsi que les hautesdignités de l’État ; le courant slave représenté parles Russes autochtones des anciennes provinces dont lecentre fut à Moscou, et le courant Allemand représenté,non pas par des véritables Allemands de l’empireimmigrés en Russie, mais par les Baltes. La politiquedes Slaves est à la fois nationale, religieuse-orthodoxeet avec cela révolutionnaire ; celle des Allemands estconservatrice, pacifique avec une légère nuance libérale.Les Slaves sont des novateurs qui voudraient tracer àla Russie une ligne de conduite tout à fait en dehorsdes traditions et des exigences de l’équilibre européen ;personne ne sait s’ils ne rêvent pas de placer la croixde Saint-André sur toutes les cathédrales d’Europecomme sur l’Haja Sofia de Stamboul ; les Allemandsau contraire cherchent à assimiler autant que possiblela Russie aux autres États européens en maintenant lesus et coutumes de la diplomatie et en obtenant par desmoyens pacifiques et légaux cet agrandissem*nt del’immense mère-patrie que les Slaves sont toujoursprêts à poursuivre les armes à la main.

Les opinions des Slaves se composent d’un mélanged’absolutisme et de nihilisme assez difficile à définir,les Allemands sont bureaucrates et beaucoup d’entreeux accepteraient volontiers une constitution. Dansl’entourage immédiat de l’empereur, ainsi que danstoutes les hautes régions gouvernementales où le contactexiste, la lutte entre les deux éléments prend un caractèrepersonnel très-violent. Toutes les inimitiés qui,dans d’autres pays trouveraient un exutoire dans lesdébats du Parlement et dans les polémiques des journaux,tournent dans la sainte Russie en intrigues decoterie et souvent de boudoirs. A première vue le gouvernementrusse constitue un ensemble hom*ogène, ilse présente en ligne comme une compagnie de grenadiersPreobrajenski un jour de parade ; en réalité, tousces ministres, ces généraux, ces aides de camp se jalousent,se dénigrent à qui mieux mieux et intriguent lesuns contre les autres. La vie au palais n’est qu’uneconspiration perpétuelle, surtout quand le maître dulieu n’est pas taillé en Neptune capable de rétablirl’ordre à coups de trident et de cravache. Nicolas savaitfaire rentrer à plusieurs mètres sous terre toutes lesclabauderies, d’un froncement de sourcil olympien.

Pour être à l’abri de ces intrigues et de ces luttesfrivoles qui paralysent l’action rapide et efficace dupouvoir, le prince Gortschakoff ne tolère autour delui ni Slaves, ni Allemands-baltes. Il a composé sonétat-major diplomatique d’un Bavarois, M. Hamburger,d’un Belge, le baron Frederik, et d’un Suisse, celui quinous occupe, M. le baron Jomini. S’entendant d’unemanière suffisante, liés d’amitié tout en ayant les unspour les autres le respect hiérarchique voulu (par sasituation, M. de Jomini est bien au-dessus de ses collaborateurs),ils forment, autour du chancelier, une gardedévouée et d’une fidélité inébranlable à laquelle il doitcertainement en grande partie d’être resté au pouvoirmalgré toutes les mines, tous les complots, toutes lestentatives des Schouwaloff, des Ignatieff et autres.

Dans ces derniers temps, l’étoile du chancelier avaitpâli. C’est contre son gré que la Russie était sortie dela phase pacifique et diplomatique ; de même qu’il avaitextrait des circonstances favorables, sans qu’il en coûtâtà la Russie (non pas un écu, c’est vrai), mais un homme,l’abrogation partielle du traité de Paris, le princeespérait parvenir à la suppression complète de ce pactesans causer de nouvelle perturbation en Europe, achevantainsi sans verser le sang la tâche qu’il s’était proposéeen 1856 et encadrant sa carrière politique entreces deux faits: Signature contrainte d’un traité, — abrogationsolennelle dudit traité. Le courant slavel’emporta. Dans un pays parlementaire, Gortschakoffaurait dû se retirer du jour où l’élément belliqueux etrévolutionnaire avait eu le dessus. Il resta. « Ils aurontencore besoin de moi », dit-il, en qualifiant sévèrementles étourderies, préméditées d’ailleurs, de ces messieursde Moscou.

Pour le moment le courant Ignatieff triomphait et iltriomphait brutalement, célébrant sa victoire par unmanque complet d’égards pour le vieil homme d’État etson entourage. Différents petit* faits le prouvaient etmontraient que cette hostilité pleine de dédain pourl’élément civil avait gagné aussi les subalternes.

Je me trouvai un matin après l’une des premièresbatailles heureuses en Bulgarie, au consulat de Russie.On avait déposé dans le vestibule, en attendant de lesexpédier par le train du soir, quatre ou cinq drapeauxturcs solidement attachés et dont l’étoffe était recouverted’un fourreau de toile cirée. Deux tcherkesses montaientla garde auprès du trophée, tandis que l’officierqui les avait amenés du champ de bataille et quidevait les escorter en Russie faisait viser son passeportà la chancellerie du Consulat. Le consul généralde Russie, M. le baron Stuart, montra justement safigure fine, aiguë et spirituelle, il traversait le vestibulepour se rendre dans son cabinet. Frappé par la vue desdrapeaux, il demanda à l’un des tcherkesses de défairele fourreau afin de montrer les trophées au princeGortschakoff. Le tcherkesse commençait à défaireles nœuds qui retenaient le fourreau, quand l’officiersurvint et l’apostropha brutalement, l’accablant d’undéluge de malédictions, le battant presque. « Mais,capitaine, intervint le diplomate, pour justifier lepauvre cavalier qui restait tout interdit, je voulaismontrer ces drapeaux à Son Altesse. »

« Je m’en moque, répliqua le rustre à épaulettes, je m’enmoque, j’ai la consigne de ne pas déballer les drapeauxet je ne les déballerai pour personne. » Le consuls’éloigna rongeant son frein, et le tcherkesse dut refermerde nouveau le paquet. Voilà où en étaient les relationsentre l’élément civil et l’élément militaire. Chaque foisque M. le baron de Jomini me recevait dans l’uniquepièce qui lui servait à la fois de chambre à coucher, decabinet de travail et de réception, de salle de bain etd’atelier de peinture comme en témoignaient quelquesaquarelles qui séchaient contre les fenêtres, sa premièrequestion était: « Que nous apportez-vous de nouveau ?qu’avez-vous vu ? comment cela marche-t-il là-bas ? »Ces interrogations n’étaient pas des formules banales.Depuis le départ de l’empereur pour le Danube, le princeGortschakoff était maintenu dans un état d’isolementcomplet. « La parole est au canon », telle avait été laconsigne que le général Ignatieff avait fait adopter, etelle rendait inutile les diplomates et la diplomatie. Donc,pas de courrier de cabinet spécial entre Bukarest et lequartier général. C’est tout au plus si les exprès expédiésdeux fois par semaine à l’impératrice s’arrêtaientpendant quelques heures dans la capitale de la Roumanieet s’ils daignaient se présenter au Consulat. Deslettres de renseignements, d’instructions, ils n’en apportaientjamais, et il fallait des cérémonies pour les déciderà se charger de porter à l’armée des lettres ou despaquets provenant de la chancellerie. Pour les dépêches,c’était bien pis ; on affectait de ne pas même envoyerde télégramme sur les faits les plus essentiels, et c’estaprès de longues négociations, après des prières etaprès avoir fait intervenir les ambassadeurs à l’étranger,qui se plaignaient de n’avoir rien à communiquer àleurs gouvernements, qu’on s’est décidé à expédier endouble au prince Gortschakoff les maigres télégrammesdestinés au journal officiel de Saint-Pétersbourg.

Le vieil homme d’État était très-profondément affectéde ce traitement dédaigneux, qu’il avait la consciencede n’avoir aucunement mérité, et dû uniquement à cefait, que la confiance de l’empereur avait été surprise.Les attentions nombreuses, mais toutes de pure politesseet stériles dont le comblaient le Gouvernementroumain et la haute société de Bukarest, loin de consolerle chancelier, lui faisaient sentir encore davantagele poids de sa disgrâce. On lui donnait des grandsdîners exquis agrémentés par la présence d’élégantesconvives et égayés par les accords de l’orchestre deWiest, le Strauss de là-bas ; on organisait en sonhonneur des fêtes de nuit féeriques, et il savait, combienil le sentait alors ! que c’était à l’ombre seule de son pouvoirque s’adressaient ces hommages ! Il en souffrait intérieurement,au point de donner des inquiétudes sérieusespour sa santé. Malgré sa répugnance et presque sansqu’il s’en doutât, car il a la Faculté légèrement en horreur,le baron Jomini dut remettre son chef entre lesmains des médecins. Il était temps. Les jambes, — lapartie la plus faible chez cet octogénaire, — commençaientà refuser le service ; la première fois que je visSon Altesse chez le baron, elle entra appuyée sur deuxdomestiques forcés de la soutenir positivement. Le longcorps grêle ballottait dans une sorte de redingotenoire taillée en robe de chambre, qui l’enveloppaitdepuis le cou jusqu’aux talons. Le visage étaitextrêmement pâle, livide, mais toujours éclairé parl’éclat des deux yeux très-vivants. Après l’échange dequelques phrases qui suivirent ma présentation, leprince, qui traversait la chambre du baron Jomini pouraller dans le jardin, qui en était séparé par une portevitrée, continua sa route. « Ne dites pas à l’Europe »,fit-il avec un sourire plein d’amertume, « que vousm’avez vu aussi invalide. »

Je revis quelques semaines plus tard, dans la mêmepièce, le chancelier ; c’était immédiatement après lamort de M. Thiers. M. de Jomini m’en parlait précisément,quand la porte s’entr’ouvrit ; le chancelier, toujoursvêtu de sa longue redingote, se montra. Je crusun instant à une apparition surnaturelle, tant la ressemblanceétait frappante entre l’illustre ex-présidentde la République et l’homme d’État russe. Peu à peu lephilosophe et le sceptique reprirent le dessus chezM. Gortschakoff, et il attendit avec confiance le retourde la fortune et de la faveur impériale.

Il tâchait maintenant de tromper ses loisirs forcés enusant des distractions que lui offrait la vie de Bukarest.Par la faute d’un cicerone inexpérimenté, il sefourvoya certain soir dans un endroit où il n’était pastout à fait à sa place, et l’aventure fit beaucoup plus debruit qu’elle n’en valait la peine. Grâce à l’affluencedes étrangers attirés par la guerre, les jardins-concertset les jardins-chantants avaient une saison très-animéeet très-fructueuse. Comme les représentations ne changeaientpas, que c’était partout les mêmes saynettes,les mêmes chansons en langues diverses, les mêmesscènes dites comiques, tout le débarras en un mot denos cafés-concerts, les entrepreneurs du jardin Raska(le plus célèbre et le mieux fréquenté), de la Dacia,de l’Union Suisse s’ingéniaient à varier les prétextesdes représentations « extraordinaires ». Tout étaitbon. Œuvre des Ambulances roumaines, quête auprofit de la Croix rouge, bénéfices d’artistes, toutparaissait bon pour attirer le public, à grand renfortd’affiches. Un comédien roumain, que ses compatriotescomparent à Frédéric Lemaître et qui en tout cas ressemble,dit-on, à cet illustre modèle par sa dextéritéà tirer le diable par la queue, annonça plaisammentune représentation qu’il donnait pour gonfler un peuune bourse atrocement dégarnie: « Soirée au profit d’unblessé. » Une cabotine française ou belge voulut aussise donner le luxe d’un bénéfice à l’Union Suisse, jardin-concertde quatrième ou cinquième rang dépendantd’une gargote et dont le public était composé d’artisans,la plupart d’origine allemande, d’étudiants, de commis-voyageurset de la lie des grisettes. La cabotine eutl’aplomb d’envoyer des billets un peu partout et entreautres aussi au prince chancelier. Celui-ci montrales billets à un jeune gentilhomme russe en manifestantle désir d’aller passer un moment à cette petitefête de l’intelligence. Sans doute le prince prenaitl’Union Suisse pour un de ces jardins merveilleusem*ntentretenus, pourvus d’un véritable théâtre, avecdes artistes bouffes de premier ordre comme il s’entrouve l’été aux Iles, près de Saint-Pétersbourg et quefréquente une société d’élite. Le Russe, loin d’éclairerl’altesse sur le milieu dans lequel elle allait se trouver,s’offrit à l’accompagner et le soir les contrôleurs de cebobino en plein air, s’arrêtaient stupéfaits en voyant lechancelier de l’empire russe leur tendre un carton de« places réservées ». Bientôt la société très-mêlée ettrès-bruyante qui remplissait le jardin, n’eut d’yeux etde commentaires que pour ce spectateur. On ne s’occupaitplus de ce qui se passait sur la scène ; les meilleuresgrimaces du successeur de Debureau, de PaulLegrand, l’inimitable Pierrot qui inspira Banville(comment était-il échoué sur cette plage piteuse ?)furent perdus ; on n’avait de regards que pour lechancelier. L’héroïne de la soirée ne se possédait pasd’orgueil et de vanité. Elle ne doutait point que si lecélèbre homme d’État s’était dérangé pour écouter l’artiste,la femme ne lui était pas indifférente. Quel coupde filet ! Dans le jardin, trois à quatre ou peut-êtrecinq caudataires de la dame en jaunissaient de dépit.Ayant assez goûté du spectacle et sans doute gêné par lacuriosité très-peu discrète et nullement contenue dupublic, le prince se leva pour faire un petit tour dejardin au bras de son cicerone. En se promenant, il seheurta contre la frimousse chiffonnée et le chignonbeurre frais d’une ex-figurante du Théâtre françaisd’Odessa qui avait fait parler d’elle à cause d’une liaisoncourte mais tapageuse avec un très-jeune officierde très-grande famille. La conquête s’était faite publiquement,pendant un souper auquel assistaient, sousla présidence de leur digne directrice, toutes les artistesdames de la troupe en société de jeunes grands ducset de simples princes. Cet exploit avait mis Mlle Lea — elleétait connue sous ce nom — très à la mode. Desimple figurante, dotée tout au plus d’un amant décoré,elle passa immédiatement au grade de femme très-richemententretenue par une grosse commandite. Elleéblouit — ou pour parler un instant sa langue, — elleépata ses camarades, qui en crevaient de jalousie, parses robes de soie à traîne extravagante, par ses diamantsgros comme des noisettes, par ses perruques invraisemblables,en un mot, par l’étalage d’un luxe de cocotteà qui la vogue dont elle jouit permet tous les caprices.Quand le quartier général s’ébranla, Lea le suivitd’étape en étape ; on l’avait baptisée « la fille active del’armée active », multipliant les heureux et gaspillantà tort et à travers l’or qu’on lui jetait. Vêtue commeune princesse de féerie, avec des pendeloques et uncollier d’un millier de louis, Lea était restée, par lesmanières, par les attitudes, par son parler canaille,par sa voix constamment enrouée, la véritable gaminede Paris, la plante faubourienne poussée entre les pavésde la place Maubert ou sur le carreau des Halles, untype de l’Assommoir, une Nana faisant fortune à l’étranger.Sa figure s’accordait d’ailleurs avec ses gestes, sonattitude et son enrouement. De beauté aucune trace,mais un je ne sais quoi de piment-vinaigre, capabled’émoustiller une momie du temps des Pharaons, unpetit nez très-drôle, flairant toujours, un visage mièvre,nerveux, des yeux éteints mais dont l’entourageen disait fort long, de petites oreilles et des attachesassez fines, une bouche toujours prête à lancer le grosmot ; Lea eût tapé sur le ventre de Napoléon Ier lesoir d’Austerlitz. Elle aborda sans façon le chancelieret lui décocha quelques amabilités de son cru. Le prince,qui a comme tous ses compatriotes une préférencemarquée pour le ruisseau parisien, ne se fâcha pas, aucontraire ; une bouquetière venant à passer il achetaquelques fleurs et les offrit à la gamine. Sans en demanderplus long, l’ex-figurante se pendit au bras del’altesse, qui à la vérité s’amusait fort du babil et deslazzis de la Parisienne, oubliant pour un quart d’heureles intrigues d’Ignatieff. Le lendemain cette promenadesentimentale était l’objet de toutes les conversationsen ville ; il va sans dire qu’on l’amplifiait ; les correspondantsde journaux s’en emparèrent et firent presquede Mlle Lea une figure historique. Huit jours plus tard,les journaux illustrés de Vienne, toujours remplisde caricatures anti-russes, nous arrivèrent avec desimages représentant le grave chancelier vêtu en gandin,le chapeau posé sur le bord de l’oreille en casse-assiettes,une main passée dans l’entournure du gilet,l’autre brandissant une coupe à champagne que remplissaitune Hébé court vêtue, tandis que des vertuslégères en maillot collant exécutaient autour del’homme d’État de fantastiques pas de deux. Le Kikerikiet le Floh vécurent pendant des mois sur ce thème etM. de Gortschakoff acquit sur ses vieux jours la réputationde viveur. Voilà où l’oisiveté conduit deshommes politiques. Lea, qui depuis son aventure del’Union suisse portait son chignon comme un Saint-Sacrementet qu’un reporter américain avait entretenuependant huit jours pour lui dérober le secretde sa conversation avec le prince, dut renoncer un peuplus tard à son service actif. Mise hors de combat, elleretourna en France, non pas à Paris, mais dans uneville d’eaux.

CHAPITRE XV

Les premiers prisonniers à Bukarest. — Hassan-Pacha. — Nouvellesdes Balkans. — Opinions du baron de Jomini sur le ridede Gourko. — Détails sur la vie à Bukarest. — Voisin d’unartiste. — L’achat d’un cheval. — Voyage à cheval. — Lepéager. — Quelques types. — Simnitza sous de nouvellesespèces. — Les marchands et les falsificateurs. — Kiki no II. — Lepremier combat sous Plewna. — Bravo Kiki. — La débâclede Simnitza. — Les Turcs ! les Turcs ! — La défaite du 30juillet.

Les événements se pressaient ; la veine restait fidèleaux Russes. Un jour nous apprîmes la chute de Nicopoliset la capture de la plus grande partie de la garnisony compris trois pachas. Le soir du 12 juillet, il y avaitfoule au débarcadère de Filaret. Un public barioléattendait les trois généraux turcs qui devaient arriverpar le train de Giurgewo. L’attente se prolongea pendantplusieurs heures, mais la patience des curieux futrécompensée en partie. D’un coupé de première classedescendirent deux officiers de la garde russe et un Turcfort bel homme, de grande taille, très-barbu, vêtu d’uncostume de drap noir et coiffé d’un fez. C’était HassanPacha, le gouverneur de Nicopolis. Il regarda tranquillementavec un flegme tout à fait oriental la cohue quise bousculait pour le contempler de plus près, puismonta dans une voiture pour se rendre à l’hôtel duBoulevard où un appartement lui avait été réservé.

Au quartier général russe, on mettait une certainecoquetterie à bien traiter les premiers prisonniers turcsimportants tombés aux mains des vainqueurs. La courtoisieétait facile surtout en présence d’un pacha commecelui qui commandait à Nicopolis. Lors du passage duDanube ce vigilant capitaine avait su ne pas voir tout lematériel de débarquement des Russes descendre le fleuveà son nez et à sa barbe. Et maintenant il venait dese laisser déloger d’une position formidable. De l’avisdes hommes du métier un long siége aurait été nécessairepour se rendre maître de la place. Il avait suffide quelques heures de combat pour en finir et prendre6,000 hommes dans un traquenard.

Le pacha était certes mieux à son aise prisonnieret comblé de prévenances à l’Hôtel du Boulevard, quedevant les conseils de guerre institués spécialement àl’intention des capitulards qui avaient déjà cité à leurbarre le commandant turc d’Ardahan. On prêtait àce brave Hassan la singulière intention d’avoir demandéà prendre du service dans l’armée russe ! L’occasion nelui avait certes pas manqué de placer ce vœu étrange.Avant d’être dirigé sur l’intérieur, il fut reçu par le généralissimeNicolas et ensuite par l’empereur qui lui restituason sabre et probablement y ajouta discrètement un grosrouleau d’impériales d’or. En somme Hassan Pacha donnaitune assez médiocre idée des hauts dignitaires militairesde la Porte. Aux personnes qui parvinrent à l’interroger,et Dieu sait s’il y eut des tentatives pour forcer laconsigne et lui arracher des confidences, il répondait parles plus vives récriminations sur l’indiscipline, la démoralisationet la mauvaise tenue des soldats turcs, despropres soldats qu’il commandait !

A l’entendre toute l’armée ottomane se composaitd’un ramassis de gredins ; il suffisait aux Russesde se montrer pour disperser à tous les vents les bandesmal équipées et mal armées du Sultan. L’avenirs’est chargé de prouver que Hassan Pacha ou bien mentaità dessein pour fourvoyer ses ennemis ou qu’iltâchait de les flatter pour en obtenir des faveurs. Rôlebien indigne d’un militaire dans un cas comme dansl’autre ; les officiers russes et le public de Bukarest lecomprirent ainsi.

Quand le lendemain soir Hassan Pacha s’embarquaà la gare de Targovisti (celle d’où partent les trains sedirigeant vers l’Occident), la foule, qui ne manquaitjamais de remplir le quai soit sous prétexte d’accompagnerdes amis partant, soit pour quérir des nouvelles,fit très-froide mine au général turc qui eut beau semontrer plusieurs fois à la fenêtre du wagon salon etsaluer à l’orientale au moment où le train se mettaiten marche.

Pendant que ce pacha roulait dans d’excellentes conditionsvers le lieu de son internement 6,000 prisonniershâves et maladifs attendaient sous la pluie, aumilieu des plâtras encore fumants, une distribution depain. C’étaient les malheureux que leur général qualifiaitde tourbe bonne tout au plus à conduire à coupsde bâton.

Un matin j’allai au Consulat de Russie, vers le 15ou 20 juillet. « Vous tombez bien, me dit en m’apercevantM. le baron Jomini, par le plus grand deshasards nous avons des nouvelles aujourd’hui. Un colonelblessé qui vient de là-bas, nous apprend que nostroupes sont au delà des Balkans. » Je crois bien quetout le respect que je professais pour un personnageaussi distingué et aussi élevé que M. de Jomini nem’empêcha pas de faire une légère moue d’incrédulité.

Mon scepticisme était justifié. S’imaginait-on l’arméeturque abandonnant ainsi ce rempart naturel qui,selon toutes les prévisions, devait immobiliser pendantdes semaines, sinon pendant des mois, les forces russes,en supposant que celles-ci eussent franchi le premierobstacle bien moins redoutable, le Danube.

Dibitsch, le soldat farouche, toujours prêt à immoler desrégiments entiers pour atteindre un but, était parvenu,en effet, lors de la campagne de 1829 à forcer deuxpasses, hautes de 2,500 pieds, mais après quels efforts !après quels sacrifices ! Les trois quarts de son armées’étaient égrenés en route et c’est avec une poignéed’hommes que le général arriva à Andrinople pour ydicter la paix, tandis que les Turcs étaient encore sousle coup de la terreur. Mais depuis 1829, les Turcsavaient eu tous les loisirs de joindre les fortificationsde l’art aux œuvres de la nature. Ils pouvaient à leuraise construire des fortins de façon à commander lesroutes et les sentiers, ils pouvaient transférer sur leshauteurs des pièces de canon, tandis que les assaillantsauraient toutes les peines du monde à mettre en batteriequelques petites pièces de montagne péniblement traînésà bras d’hommes. Et tout cela aurait été abandonnésans coup férir. Ah ça ! est-ce que la fable du « roublequi roule », que les journaux anglais et autrichiensavaient reproduite avec une touchante unanimité, le lendemainde la chute un peu énigmatique de Nicopolis,ne serait pas une fable ! Le bakschich qui aplanit toutesles voies et qui dompte toutes difficultés dans les Étatsdu Sultan, pèserait-il aussi dans la balance du destindes batailles ?

Et cependant peut-on calculer où s’arrête la démoralisationd’une armée à la suite d’une première défaite ?N’avons-nous pas vu, en 1870, après la funeste journéede Wœrth, les Balkans de l’Est français, les Vosges,livrées à l’ennemi sans coup férir.

Les derniers renseignements reçus de Constantinoplepar la voie détournée de Vienne, nous montraient lacapitale turque sous le coup d’une indicible terreur. LeSultan avait versé des larmes de colère au sein du Conseildes ministres, les personnages commençaient àmettre leurs harems et leurs richesses en sûreté del’autre côté de la Marmara, sur la rive d’Asie ; partouton empaquetait et on emballait ; les volontaires circassienset autres se comportaient en maîtres dans les ruesde Stamboul, rançonnant les paisibles passants. Un corsairerusse qui avait eu l’audace de se montrer à l’entréedu Bosphore et dont le canon s’était fait entendrejusqu’au palais de Dogma Batsché avait encore augmentéla panique ; il était donc possible que, sans trahison,au milieu du désordre et de l’anarchie qui régnaient,une des passes ait été abandonnée par ses défenseurs,ou n’ait même pas été occupée, par négligence. C’estce qui était arrivé, en effet, comme je l’appris plus tard.

Je félicitai le baron Jomini des bonnes nouvellesqu’il venait de me communiquer.

« Oui, reprit le secrétaire du prince Gortschakoff,les nouvelles sont bonnes, peut-être trop bonnes,ajouta-t-il. Nos généraux ont un immense méprisdu Turc. Ils prétendent que l’armée ottomane est unmythe, qu’il n’y a pas à se gêner avec elle. Toutesles règles de la stratégie, même les lois de la plusvulgaire prudence sont de trop, disent-ils, avec un teladversaire. La guerre à la cosaque, avec le motd’ordre « pousse tout droit », cela doit suffire. Jusqu’àprésent cette méthode de casse-cou a réussi. C’estnous les prudents, les raisonneurs, les civils, épris destratégie, qui avons tort. On passe sur le pays commeun torrent, sans assurer ses derrières. On laisse lesplaces fortes à la grâce de Dieu, et on ne prendaucune note de l’armée principale réunie dans uneposition formidable autour de Schumla. Des patrouillesde cavalerie envoyées en reconnaissance prennentdes villes d’assaut. C’est magnifique pourvuque nous ayons tort jusqu’au bout, pourvu quel’héroïsme ne puisse être taxé d’étourderie ; en unmot, pourvu que cela ne se passe pas en Europecomme en Asie, où tout marchait admirablement, ily a un mois[6]. »

[6] Juste au moment où le général Gourko poussait sa pointeau delà des Balkans, Mouktar-Pacha, le généralissime du sultanen Asie, refoulait, après plusieurs batailles sanglantes, les forcesrusses qui s’étaient répandues sur la plus grande partie duterritoire arménien et les acculait à la frontière du Caucase.

Le canon de Plewna allait dans peu de jours confirmerles appréhensions de M. de Jomini, qui avaitappris à trop bonne école la science militaire pour nepas prévoir qu’on était toujours puni pour en avoirméconnu les principes.

Quoi qu’il en soit, depuis que la marche de l’arméerusse s’est prononcée de cette façon, le pavé me brûlesous les pieds à Bukarest, au propre et au figuré,car il règne dans la ville une chaleur étouffante, sénégalienne.C’est à peine si le matin on peut respireret travailler quelque peu. J’ai abandonné l’hôtel où leservice laissait de plus en plus à désirer ; j’avais dûm’y contenter d’une mansarde, où l’on est peut-êtrebien à vingt ans, mais où l’on cuit horriblement à toutâge par 44 degrés de chaleur.

J’avais découvert, dans une petite rue située derrièrela place du théâtre et sur la lisière du vaste et splendidejardin Cismé-Ju, une chambre meublée dans unpetit cottage appartenant à la veuve d’un officier supérieur.La dame et sa fille habitaient le principal corpsdu bâtiment ; le premier et unique étage au fond de lacour-jardin se composait également de chambres meubléesdont une était louée au roi des pierrots, à PaulLegrand, alors en représentation à Bukarest. L’excellentartiste apparaissait de temps en temps sur lavérandah de bois et me souhaitait le bonjour et le bonsoirpar une série des grimaces les plus ébouriffantesde son riche répertoire. Lajos, le domestique hongroispréposé à notre service et qui commençait à baragouinerquelques bribes de français, levait le nez enl’air et appelait sa femme, une fraîche commère quitrottait jambes nues. Tous deux riaient aux éclats.Mme V*** paraissait à une fenêtre de son appartement,et Mlle V*** à une autre, comme des spectatrices dansleurs loges. On faisait un véritable succès au mime sifêté jadis et qui, je le lui souhaite, aura retrouvé entouchant de nouveau les planches d’un théâtre parisienun rayon de sa vogue d’autrefois.

Dès le matin je m’échappai de mon gîte pour allerhumer l’air très-embaumé du Cismé-Ju. Je ne sais quelautre jardin pourrait, à mon humble avis, lutter avecce parc où les ombrages sont si frais, la flore si variée ;les Bukarestiens paraissent se soucier assez médiocrementde cette merveille qu’ils possèdent ; l’entretiendu Cismé-Ju laisse à désirer, l’éclairage est nul et onn’y rencontre guère que des passants.

Le reste de ma matinée s’écoulait en visites, encourses, en poursuites après l’information, ce travailforcé du reporter et se terminait par un déjeuner sommaireà l’hôtel Hughes ou à l’excellent restaurantLabbes, qui avait à la fin obtenu les suffrages de laplupart des étrangers.

Après le déjeuner, visite à la rédaction du Romanul.On était sûr de trouver souvent des renseignements, toujoursdu moins les moyens de contrôler l’authenticitédes bruits qui circulaient dans la ville. En tout cas,accueil plein de complaisance et franchement confraternelsoit de la part du propriétaire du journal, M. Rosetti,soit du rédacteur en chef, M. Costinescu. Ensuite, ilfallait rentrer chez soi, et, afin de pouvoir travailler, sebarricader contre la chaleur en fermant hermétiquementles persiennes et en baissant les stores. A huit heureset quart, le courrier partait, et je ne me privais jamaisde porter en personne mes lettres à la gare. C’était uneravissante promenade de vingt minutes entre une doublehaie de maisonnettes et de villas émergeant des jardins,entourées de lierre et d’ephen sentant bon, et ayantleurs fenêtres ouvertes sur des intérieurs confortables,élégants et souvent richement meublés. La famille avecles enfants, gentiment accoutrés, était réunie pour lerepas du soir. Certes, rien ne rappelait la guerre, et ilfallait se croiser avec des voitures d’ambulances revenantchargées de blessés en franchissant les grilles dudébarcadère pour être ramené au sentiment de la situation.

La soirée était très-chargée. Les invitations pleuvaientchez tel ministre ou chez tel député ; puis les gradina exerçaientleurs attraits, non à cause du programme, mais enraison du public bariolé et pittoresque qui s’y donnaitrendez-vous jusqu’à minuit et même au delà. Pour peuqu’on se sentît d’humeur noctambule, on trouvait auCercle de la jeunesse, fondé par une association d’avocatset d’hommes politiques, une société très-intéressantecomposée d’esprits très-alertes, toujours prêts àdiscuter soit sur les événements de l’heure présente, soitsur des thèmes généraux, et même des paradoxes aventurés.Tout ce monde avait étudié à Paris, chacun avaitplusieurs voyages à son actif ; il y avait souvent plaisiret profit à écouter ces discussions qui se prolongeaientbien avant dans la nuit. Ceci se passait au premier étage ;en bas, dans le jardin de Hughes, une demi-douzaine deviveurs, dont le Brummel est le chef d’une grande maisonde Banque, tuaient le temps en évoquant les souvenirs duboulevard autour d’une table assez frugalement servie,tandis que, dans les bosquets mystérieux, des officiersrusses fêtaient dans des tête-à-tête, avec l’inéluctablechampagne, — des conquêtes qui n’étaient guère de natureà inquiéter S. M. le sultan. Ordinairement, le journ’était pas loin quand j’avais regagné le petit cottagedont la porte n’était jamais close. Du reste, l’épicier ducoin avait ses volets ouverts, et la famille de mon voisinle tailleur, en vieux et en neuf, avec ses trois filles aussilestes à manier la langue que l’aiguille, dont le babillageparvenait par bouffées jusqu’à ma chambre,n’avait garde de clore les fenêtres du dortoir où reposaittoute la smala.

Je me bornais à laisser les stores baissés et, la plupartdu temps, j’entrais d’un bond chez moi par la routedes amants et des voleurs, évitant ainsi de faire le détourpar le corridor où dormaient M. et Mme Lajos. Je n’avais,cela va sans dire, rien à craindre des amoureux, maisun filou aurait pu certainement s’introduire dans mespénates provisoires sans le moindre obstacle et sans lamoindre gêne. Mais il n’y a pas de voleurs à Bukarest:toutes les maisons environnantes sont laissées ainsisans clôture et sans concierge (quelle volupté !!) à lagarde du hasard. Le fait est que, même pendant mesfréquentes absences, on ne m’enleva pas la valeur d’uneépingle, et les seules rapines dont j’aie été victime ontété causées du fait de MM. les banquiers, qui prélevaientdes commissions tout à fait exorbitantes sur les traiteset lettres de change[7].

[7] Il convient d’ajouter que la police de Bukarest, surtoutgrâce aux soins du préfet actuel, M. Radu Mihaï, est active etvigilante. Les agents sont très-nombreux et ils communiquententre eux en s’interpellant à coups de sifflets d’un poste à l’autre.Voici une petite aventure arrivée à mon voisin, M. Legrand, quiprouve l’ardeur des agents. L’artiste sortait d’une représentationdans un Gradina, et il emportait, noué dans une serviette, soncostume de théâtre. Il n’avait pas fait deux cents pas, qu’il sevit interpellé par un agent relativement à ce paquet porté ainsià une heure indue. Il fut forcé de justifier de sa qualité et deson domicile, et encore l’agent l’accompagna-t-il jusqu’à sa porte.

Pendant les cinq mois de mon séjour en Roumanie,j’entendis parler d’un seul crime important. Le hasardvoulut qu’il fût perpétré juste dans ma rue, en face ducottage de Mme V***. Une dame, veuve également, habitantavec sa fille dans cette fort jolie maison, sa propriété,avaient été assassinées par leurs domestiques, au momentoù elles buvaient leur chocolat. Les malfaiteurs, un valetet une cuisinière, cachèrent les cadavres dans la cave,s’emparèrent de l’argent et des bijoux et s’enfuirentdans leur pays, en Transylvanie. Le digne couple n’avaitpas encore quitté le territoire roumain, que l’habile préfet,M. Radu Mihaï, avait découvert ses traces. Par malheur,au moment de prendre son billet à la gare, le commissairelancé à leur poursuite s’aperçut qu’il avait oubliéson porte-monnaie. Ce retard permit aux criminels depasser en Autriche, mais ils furent arrêtés et extradés.

Le 27 juillet, à cinq heures du matin, un de mes nouveauxamis de Bukarest, avocat de profession, végétarienendurci, mais quelque peu connaisseur en chevaux,vint me chercher à la Strada Renasteri, pour meconduire au marché où je devais choisir une montureà mon gré. Ces marchés ont lieu deux fois par semaineet se tiennent à l’extrémité de la ville, dans un vastechamp où se tient aussi la grande foire du mois de mai,dont la fin est l’occasion d’une foule de solennités et deréjouissances auxquelles tout le monde prend sa part,depuis le prince et la princesse jusqu’au plus humblepaysan des environs. Cette année, la foire de mai avaitété particulièrement animée. Le grand-duc Nicolas et sasuite étaient en coquetterie réglée avec la cour princière,le frère d’Alexandre. Il dansa publiquement unepolonaise avec la princesse, qui portait, ainsi que sasuite, le costume national, une gaze blanche semée depaillettes d’or recouvrant un corsage et une jupe richementbrodés. Les dames de la cour se mêlaient auxofficiers russes et roumains ; un buffet avait été installésur le champ même, et l’on préludait ainsi par une fêteaux événements militaires qui allaient se dérouler.Quand, après un très-long trajet en tramway, qui merévéla l’étendue énorme de Bukarest, nous arrivâmesau champ de foire, le marché aux chevaux n’était pasencore ouvert. Mais les entremetteurs, les courtiers, lesmaquignons étaient déjà à l’œuvre, flairant les acheteurs,les circonvenant, les ennuyant de leurs offres.Ces estimables industriels qui grouillent dans les allées,sur le pas des petites guinguettes où l’on signe lesmarchés conclus par un verre de vin, qui circulentmême dans les tramways pour y happer le client auvol, ont une ressemblance étonnante avec nos marchandsde contre-marques. Les mêmes casquettes, lesmêmes trognes enluminées, les mêmes clignementsd’yeux. Il n’existe de différence que sur un point:messieurs les maquignons du champ de foire de Bukarestsont polyglottes. Leurs obsessions se manifestentdans toutes les langues imaginables, dans tous les patois.Ne croyez pas en être débarrassé par un non tout sec oupar un signe de tête ! Ils vous prendront par les bras,ils vous tireront par les basques de l’habit, ils vousbourdonneront aux oreilles jusqu’à ce que vous vousdécidiez à entrer dans leurs vues, ou à leur signifierpar des arguments ad hominem, les seuls auxquels ilssoient disposés à céder, que vous n’avez nul besoin deleur office. Peu à peu les marchands arrivaient, faisanttrotter ou caracoler leurs bêtes le long des avenues quibordent le champ de foire. C’est une répétition généraledu marché. Les groupes commencent à se former, ondiscute, on s’échauffe même, enfin la cloche sonne, lemarché officiel est ouvert.

Nous laissons sur la gauche la section des bœufs,vaches et taureaux, parqués gentiment devant leurslitières ; le compartiment des chevaux est sur la droite,dans une vaste enceinte assez mal close par de grossierstreillages de bois.

Les besoins de la guerre avaient multiplié les arrivages,les bêtes grouillaient. En général, ce n’étaientpas des chevaux de race, et plus d’une de ces plusnobles conquêtes de l’homme aurait mérité d’être classéedans la catégorie humiliante des rosses. Les maquignonsdu dedans étaient encore plus pressants que messieursleurs confrères qui opéraient à la porte. Il y en avaitun, entre autres, qui ne cessait de me poursuivre. Cemalheureux n’avait plus de nez et la moitié de la figureétait en capilotade. Il avait servi comme cocher et prétendaitêtre plus expert que personne. La manièretrès-fâcheuse dont il avait été traité dans l’exercice deses fonctions ne m’inspira aucune confiance, et je ne medécidai nullement pour un cheval jaune assez semblableà celui de d’Artagnan entrant à Meung qu’il m’offrait.

« Je veux un hippopotame avec des cornes dorées »,dis-je à l’importun pour me débarrasser de lui. Sesyeux s’écarquillèrent un moment…, il se remit vite desa surprise. « Soit, vous aurez cela demain, mais remettez-moitrois pauls (napoléons) d’à-compte. » J’étais vaincuet m’échappai.

Après avoir passé une heure au milieu des criailleries,des piaillements, en esquivant les ruades et les coups depied, j’avisai un petit étalon turc, arabe demi-sang,une véritable bête de salon par le haut du corps, maisdont les jambes nerveuses et les jarrets d’acier attestaientla capacité de supporter des fatigues. La tête était fière,les yeux vifs et un peu malicieux. L’animal était harnachéà la turque, un coussin plié en deux par une courroiequi se nouait sous le ventre formait la selle posée surune chabraque à franges multicolores. J’avais trouvé monemplette. Sur le conseil de mon ami le végétarien, je megardai bien d’entrer directement en pourparlers avec lepropriétaire, paysan à l’air madré ; je fis approcher lemaquignon au nez cassé, le chargeant de la négociation ;le marchand avait flairé la ruse ; il fallut m’éloigner,feindre de marchander un autre cheval, et c’estaprès des débats homériques que le demi-sang devintma propriété moyennant la somme de 20 napoléonsd’or, plus un louis de commission qui n’avait pas étévolé par le maquignon. La discussion avait ameuté pasmal de gens, marchands et amateurs ; quand je prispossession de Kiki (c’est le nom que je donnai à manouvelle acquisition), en me hissant sur la selle et enpiquant des deux, les rieurs furent de mon côté.

Le paysan était désespéré d’avoir vendu sa bête si bonmarché à un étranger qui, peut-être, en eût donné ledouble ; il prit l’homme sans nez au collet ; on les séparaet nous allâmes tous ensemble d’abord faire viser lecertificat d’origine de Kiki, établissant les titres depropriété du marchand (aucun cheval ne peut quitter lafoire sans cette formalité), puis le marché fut convenablementet dûment arrosé.

Le lendemain vers le soir, je chevauchai sur Kiki dansla direction du Danube, les formalités de l’embarquementde la bête par chemin de fer étant trop fastidieuses.La soirée était magnifique, et quand la chaleurtomba et que le ciel commençait à scintiller de milliersd’étoiles, — le firmament est incontestablement plusbleu, les astres brillent plus vivement en Orient, — laroute me parut si belle, que je n’hésitai pas à forcerl’étape au lieu de m’arrêter dans un des villages que jetraversai. Une bagarre qui venait d’y éclater entre desbouviers roumains et des soldats russes escortant unconvoi (en général on s’entendait fort mal), n’était pasfaite pour me retenir.

Je traversai encore trois ou quatre gais hameaux, tousdisposés de la même façon: des bicoques très-bassesdont les toits de chaume dépassaient à peine le sol.Dans beaucoup de cas, le paysan demeure dans les sous-solsdes huttes répandues au hasard ; l’église et la maisondu pope étaient à peu près les seuls bâtiments dignesd’être classés en architecture. Aussi est-ce chez le popeque le voyageur doit s’arrêter s’il tient à éviter la fâcheusepromiscuité des bêtes et des gens dans les écuries deskhans, à moins de coucher en plein air comme les habitantsqui ont rangé leurs coussins et leur tapis sur lepas des portes. Dans chaque village, la police locale mepoursuit depuis l’entrée jusqu’à la sortie, elle est représentéepar des bataillons entiers de chiens-loups dont leshurlements réveillent les dormeurs, habitués d’ailleursà de pareilles algarades, et agacent prodigieusem*ntKiki.

Vers minuit, une vive lumière surgit au milieu d’unbosquet d’arbres ; elle montre une solution de continuitéde la grande chaussée plantée d’arbres séculairesque j’avais suivie en ligne droite à peu près depuis lagare de Bukarest. Il y avait un pont de bois jeté surune rivière, et la lumière provenait de la cabine dupéager. Quelques chariots de marchandises étaientarrêtés à l’entrée du pont, les conducteurs discutaient.Le péager défendait son tarif tandis que son employé,armé d’une lanterne sourde, maintenait les chevaux duchariot placé en tête pour les empêcher de passer outre.

En m’approchant pour verser mon obole, je ne fuspas peu surpris de reconnaître dans le péager unjeune gentleman que j’avais plusieurs fois rencontré àla ville, au jardin Raska ou au club. Ayant fait sesétudes à Paris, ce percepteur, placé dans un coinperdu de la campagne roumaine, parlait parfaitementle français. Il me fit la proposition de passer la nuitdans son wigwam, où l’employé me dressa en quelquesminutes un excellent lit. Kiki, attaché à un arbre,avait devant lui une ample provision d’avoine.

Tout en me souhaitant le bonsoir, mon amphitryonse plaignit amèrement de ses déconvenues. Aulieu de se faire avocat ou de briguer une fonction publique,comme la plupart de ses compatriotes retourdes bords de la Seine, il avait employé son patrimoine àla soumission du péage d’un pont, comptant que desévénements militaires lui donneraient une fréquencetout à fait extraordinaire. Cette partie de la prévisionn’avait pas tardé à se réaliser ; les chariots, les fourgons,les voitures de bagage ébranlaient de jour et denuit le fragile tablier ; seulement les convoyeurs n’étaientpas d’humeur à payer, et, comme son collèguedont parle Walter Scott, le percepteur du pont deSoutkers encaissait plus de bourrades et de coups depied que de half pence. Ordinairement, les charretiersse réunissaient plusieurs et franchissaient au galop lepont, étouffant sous des claquements de fouet et sousles hue-hue les clameurs désespérées du percepteur. Ilatteignait à grand-peine le dernier charretier de labande ; celui-là payait après une légère partie de boxe,mais les autres avaient passé ! Toutes les réclamations,les plaintes du pauvre percepteur n’avaient servi derien, et quand il apprit que j’étais assez bien en cour,je dus lui promettre d’exposer aux autorités compétentessa triste situation et la nécessité de le protégercontre les velléités de passage gratuit des conducteurs.Je fis de mon mieux, mais je crains bien que la réclamationn’ait eu un médiocre succès. Le momentallait venir où les dorobantz devaient servir à toutautre chose qu’à la garde des ponts.

Le lendemain soir, j’arrivai à Simnitza en compagniede six négociants israélites de Roumanie qui m’avaientaccordé une place dans leur chariot. Kiki fut attelé avecles quatre autres fortes et robustes bêtes qui traînaientdéjà l’équipage. Mes compagnons étaient de braves gensd’excellente humeur et ayant toujours le mot pourrire. L’un d’entre eux, un grand jeune homme dégingandé,avait la manie d’improviser à tout moment descouplets ; il les chantait en allemand, c’est la languecourante des Israélites en Roumanie, avec la voixenrouée et les gestes gravement grotesques du plusgrand comédien des Variétés (par la taille du moins), del’amusant Baron. Comme pourtant les affaires sont lesaffaires, deux de ces messieurs me demandèrent deleur vendre Kiki, ayant apprécié l’élégance et les qualitésde cet animal.

Un de ceux qui me proposèrent le marché, vieuxroutier à barbe de patriarche, avait fait ses débutscomme cantinier pendant la guerre de Crimée. C’était lebeau temps ! Les livres sterling pleuvaient dans les tiroirs,les Anglais consommaient comme des ogres etpayaient en grands seigneurs. Le vivandier s’attacha aurégiment qu’il avait pris l’habitude de pourvoir defriandises et de tabac ; il le suivit à Malte, en Angleterre,dans les Indes, pendant la révolte des Cipayes,en Abyssinie, partout. Ses récits, assaisonnés parfoisde mots très-heureux, abrégèrent considérablement laroute.

Quel changement à Simnitza depuis mon dernierséjour ! L’abondance régnait là où nous avions failliconnaître les épreuves du radeau de la Méduse ! Il n’yaurait plus besoin, comme j’avais été obligé de le faire,d’aller dénicher des oies vivantes pour les faire saigner,plumer et accommoder par nos domestiques. Une nuée denégociants de toute espèce et de tout calibre s’étaitabattue sur la petite cité. Dans les maisons, les boutiques,jusqu’aux moindres soupentes, avaient été louéesà des prix fous. Des représentants des grands magasinsde comestibles de la capitale, de Plojesti, de Jassyavaient installé des magasins fortement approvisionnés.Des négociants en vin de Hongrie, des fournisseurs detentes-abri et d’équipements militaires, des tailleurs,des bottiers, avaient suivi l’exemple des marchands devictuailles. Une demi-douzaine de restaurants s’étaientimprovisés ; il y avait des cuisines pour tous les goûts,cuisine grecque, cuisine russe, cuisine autrichienne.Celle-ci tenait le haut du pavé.

Bientôt le bruit se répandit en Roumanie, en Russieet en Hongrie, que Simnitza, le lieu de passage obligatoirede toute l’armée russe, était un véritable Eldorado,qu’avec quelques boîtes de sardines et une douzaine debouteilles de piquette, ornées d’étiquettes aussi pompeusesque mensongères, on pouvait y faire fortuneplus sûrement que dans les placers de la Californie.Alors, derrière les négociants sérieux et patentés, derrièreles représentants de maisons plus ou moins importantes,s’était ébranlé tout un prolétariat de revendeurs,de petit* colporteurs, de regrattiers et de camelots.Tout ce monde arrivait, celui-ci avec une charrettetraînée par une rosse étique, celui-là avec une brouette,d’autres avec un ballot sur le dos.

Les objets hyperboliques livrés à la consommationpar ces spéculateurs s’étalaient au beau milieu de laroute, sur des éventaires protégés par des toiles à voileou par d’énormes parapluies contre les ardeurs du soleilou contre la violence des pluies. D’autres denréesétaient tout bonnement déballées sur le sol et y restaientjusqu’à ce que des officiers ou soldats de passageles eussent ramassées contre remise d’espèces sonnantes.Tout Simnitza ressemblait à une vaste foire où l’ontrouvait un peu de tout. La falsification y régnait sur laplus vaste échelle. Les mixtures atroces de bois de campêcheet de gros vins du pays étaient vendues commeChâteau-Larose et Margaux. Une maison de Pesths’était chargée d’imiter avec l’audace la plus cyniqueles étiquettes et les bouchons des premières marquesd’Épernay, afin de demander dix ou douze francs pourune bouteille d’eau-de-seltz mêlée de potasse et de sucrecandi… Les fabriques de tord-boyau de Plojesti fournissaientdu rhum de la Jamaïque, de la véritablechartreuse et surtout du cognac des premières marques.Un de ces falsificateurs avait poussé l’ingéniosité jusqu’àfaire fabriquer des étiquettes reproduisant l’attestationmanuscrite d’un prétendu maire d’un village dela Charente, signée d’un nom supposé, pour prouverl’authenticité de la liqueur. Les vêtements, les étoffes,les souliers étaient de la plus atroce qualité, ils sedéchiraient dès qu’on essayait d’en faire usage.

Sauf d’honorables et rares exceptions, tous ces camelotsétaient de véritables filous. La plupart voulaientaller s’établir de l’autre côté du Danube, à Sistow,mais l’autorité ne montrait aucun empressem*nt à leurpermettre de réaliser ce vœu. Les vivandiers officielsde l’armée et les industriels bulgares qui avaient reprisleur commerce et rouvert toutes leurs boutiques suffisaientd’ailleurs à alimenter le commerce de Sistow.

Je m’y rendis le lendemain 30 juillet. En route, jem’aperçois que Kiki est très-volontaire et a besoind’être trop souvent stimulé de l’éperon et de la cravachepour marcher à la convenance de son cavalier etnon à la sienne. Je profite avec empressem*nt de l’offreque me fait le directeur de l’hospice de la Croix-Rouge,un jeune fils de famille d’Odessa, d’échangermon têtu contre un cheval de cosaque de très-forteencolure et très-facile à diriger. L’hospice est installédans une grande maison turque abandonnée ; il estplein de blessés qui sont soignés par une douzaine dedames très-jeunes et dont quelques-unes sont jolies.L’obligeant directeur m’apprend qu’on attend un convoitrès-considérable dans la soirée ; il est très-embarrassécar il n’y a ni le matériel nécessaire pour recevoir, nisuffisamment de médecins pour soigner autant de monde.

Les officiers supérieurs russes avaient montré le plusgrand dédain pour la Société de Genève. Ils se vantaientde ramasser et de soigner tous leurs blessés avec les ambulancesmilitaires de l’armée. La population en Russiepensait tout autrement ; la Croix-Rouge reçut les encouragementsles plus flatteurs et les plus efficaces. Avantl’ouverture des hostilités, des souscriptions avaient déjàatteint une vingtaine de millions ; les corporations municipaleset commerciales de Saint-Pétersbourg et deMoscou avaient seules donné 8 millions.

Ces messieurs du grand état-major paraissent avoirété guéris subitement de leurs préventions contre laSociété. C’est à peine si le directeur de l’ambulanceavait pu obtenir la maison qu’il occupait, — on n’auraitjamais besoin de lui ! — et l’avant-veille il avait reçutout à coup l’ordre de faire partir immédiatement toutesses voitures et tous ses médecins avec les brancardiersdans la direction de Plewna. La série de combats pourla possession de cette place venait de commencer. Unebrigade commandée par un général trop amateur deboissons fortes pour se rendre nettement compte de lasituation de ses troupes et de la force de ses adversaires,avait donné tête baissée dans un piége tendupar Osman-Pacha. Ce général commandait depuis uneannée un excellent corps d’armée concentré autour deWiddin sur le Danube. Son attitude avait été passive,mais grâce à son immobilité, il avait conservé au sultanune belle force militaire intacte et d’autre part empêchétoute jonction entre les Serbes et les insurgés bulgares.Jusque vers la mi-juillet, Osman était resté campé surla colline qui domine Widdin, prêt à repousser l’attaquede ses voisins roumains cantonnés à Kalafat. Un beaumatin, on n’aperçut plus de la petite tour de bois au-dessusde la batterie Karol l’horizon rayé de tentesblanches, Osman avait décampé dans le plus grandmystère. C’était vers la même époque que le généralKrudener, après avoir reçu des renforts et comblé lesvides causés bien plus par la maladie que par le feu,se mit en marche pour soumettre le pays au delà deNicopolis. L’avant-garde arriva dans la soirée du dix-neufjuillet en vue de la ville de Plewna, dont le nom,devenu si rapidement célèbre, n’était encore connu depersonne. Avec une imprudence coupable et confiantsdans leur étoile, les Russes entrèrent dans la cité sansreconnaître les forces de l’ennemi. Ils croyaient peut-êtreque, comme à Tirnova, il leur suffirait de se montrerpour être conquérants.

La désillusion fut cruelle. A peine les deux régimentsse furent-ils installés dans la ville, qu’Osman-Pacha, quis’était embusqué dans un repli de terrain, surprit lestroupes russes au moment où celles-ci préparaient lerepas du soir. En un clin d’œil les deux régimentsfurent entourés et plusieurs centaines d’hommes tombèrentsous les coups de baïonnette et de crosse defusil sans avoir pu se défendre — leurs armes étaientpaisiblement en faisceaux.

Quand enfin l’alarme eut été donnée et que les Russesse furent mis en état de défense, ils s’aperçurentqu’ils n’avaient pas affaire uniquement à des adversairesmilitaires, mais aussi aux habitants turcs dePlewna. Les balustrades des vérandahs se convertirenten barricades, les fenêtres et les lucarnes s’entr’ouvrirentpour laisser la place à des centaines de canons defusil et de carabines qui vomirent sans discontinuer lamort dans les rangs des Russes.

La lutte fut d’une férocité sans pareille dans la mosquéeet autour, dans le cimetière, où deux bataillonss’étaient retranchés. Le carnage cessa enfin, faute decombattants ; c’est à peine si quelques centaines deRusses parvinrent à s’échapper. Les chefs des deux régimentsengagés étaient parmi les morts. Osman-Pachas’établit dans la ville.

Depuis le 18, l’état-major de l’armée du Danuben’avait que deux préoccupations, cacher le sanglantéchec de cette nuit fatale et le venger en s’emparant dePlewna. Deux corps russes étaient en mouvementcontre la ville. L’un, commandé par le général Krudener,s’avançait par Nicopolis prenant les positions de Plewnaau nord ; l’autre corps, sous la direction du princeShafkoskoï, prenait la tangente dans la direction deSistowa. C’est sur deux points que l’action allait s’engager,et c’est afin de parer aux éventualités d’une luttenécessairement meurtrière que tout le matériel desambulances avait été requis. C’est sous l’impressionde ces nouvelles que je repris la route de Simnitzamonté sur Kiki II dont j’eus occasion d’apprécier lesprécieuses qualités.

En traversant l’espace compris entre les deux ponts,à l’endroit même où peu de jours plus tard un attentatfut consommé sur la personne d’un écrivain, M. P.,correspondant de l’agence Havas, je dépassai une petitecolonne de voitures du train pesamment chargées. L’undes soldats assis sur le siége m’interpella en russe. Jecrus d’abord que pour faire l’important, comme ilarrive souvent en temps de guerre, il me demandaitmes papiers. Mais avant que j’eusse tiré de ma pochela précieuse photographie-talisman, l’homme et soncompagnon étaient descendus du siége. L’un prit lecheval par la bride et l’autre, tout en grommelant lesmots de tabac, wutky, paraissait désireux de faireconnaissance avec mes poches. La nuit était presquecomplète, il fallait choisir le moyen le plus expéditif dese tirer d’affaire. Un coup de cravache appliqué sur lepoignet du soldat qui tâtait ma poche lui fit lâcherprise ; un léger serrement de pied contre le ventre déterminaKiki à prendre un temps de galop des plusfurieux. Avec l’obstiné Kiki Ier je serais resté sur placeà la merci des malandrins dont les intentions me paraissaientd’une pureté très-problématique.

Je rentrai au campement encore ému de cette algarade.Mes compagnons dormaient déjà sur des matelasétalés par terre. Mon arrivée, précédée d’une violentealtercation avec le propriétaire de la maison qui nevoulait plus me laisser pénétrer dans son immeuble àune heure aussi indue, mit tout le monde sur pied.Ces braves gens me racontèrent qu’ils m’avaient cruperdu, noyé, assommé, que sais-je.

Ils me parlèrent d’une grande victoire qui aurait étéremportée, de milliers de Turcs faits prisonniers. Jesavais à quoi m’en tenir là-dessus, mais comme entemps de guerre, il n’est ni prudent ni loyal de semerl’alarme, je préférai garder le silence, silence interrompuseulement par les ronflements sonores d’une douzainede dormeurs que le hasard avait réunis.

La fatigue réclamait enfin ses droits. Trois journéesde chevauchée m’avaient mis sur le flanc ; mes compagnons,pleins de sollicitude, s’étaient bien gardés de meréveiller ; je ne sais combien de temps j’aurais encoregoûté le repos, quand un épouvantable brouhaha vintme tirer de mes rêves. Tous les habitants de la maison,une quinzaine environ, tous des négociants, maquignons,vivandiers ou camelots, couraient à travers lespièces, descendaient et montaient les escaliers au triplegalop, bouleversant les chaises, les bancs, les meubles,ramassant dans tous les coins leurs ballots, leurs caisses,leurs sacs, faisant des paquets, sacrant, jurant et se lamentantdans tous les idiomes possibles.

Le propriétaire, celui avec qui j’avais eu la petitescène la veille, paraissait encore plus effaré que ses locataires.Il les prenait les uns après les autres au colletet ne les lâchait qu’après avoir encaissé en monnaie trébuchantele montant des loyers. Une ou deux femmesgémissant plus que de raison brochaient sur le tout.Par le vitrage de la vérandah donnant sur la cour,je vis qu’on attelait, en toute hâte, les innombrablesvéhicules remisés sous un vaste hangar de planches.Il y avait là d’antiques berlines hors de service, des camions,des coupés délabrés, des char-à-bancs, tout celadétalait au grand galop avec force cris, jurons et claquementsde fouet… Qu’y avait-il donc ? qu’était-il arrivépendant la nuit ? Le vieux marketender qui avait étéaux Indes et devait en avoir vu bien d’autres (cela luipermettait de rester calme), me mit au courant tandisque je m’habillais très-vite, car rien n’est contagieuxcomme l’agitation qui règne autour de vous.

La grande victoire de la veille s’était changée en uneépouvantable défaite. Les deux corps d’armée de Krudeneret de Shafkoskoï avaient été littéralement taillésen pièces. Les Turcs s’étaient mis à la poursuite desassaillants et ils ne tarderaient pas à rentrer à Sistowadont ils ne laisseraient plus pierre sur pierre. Osman-Pacha,dont le nom prit ce jour-là la saveur légendairequ’il a gardée, avait juré qu’il en serait ainsi. On allaitrompre le pont pour arrêter les Turcs victorieux et permettreau gouvernement de Bukarest de se mettre ensûreté. C’étaient ces renseignements qui avaient déterminéle sauve-qui-peut général.

L’affolement est indescriptible. Tous les magasins,les boutiques, les éventaires improvisés depuis un mois,tout cela plie bagage. En moins de deux heures, tout aété balayé comme par un ouragan. Les marchandscherchent à emporter le plus possible, mais ils songentsurtout au salut de leurs personnes. Les véhicules sontpris d’assaut. Des grappes humaines pendent après lesessieux et les barreaux des charrettes. On offre des sommesinsensées aux birjars, jusqu’à 200 francs pourune étape d’une demi-journée. Les voitures qui partentsont entourées d’une meute d’effarés, de poltrons quiveulent s’en aller aussi, il faut que les conducteurs sedégagent à coups de fouet et que les passagers ayantsdroit se débarrassent à la force du poignet des intrus.La peur même donne aux plus affolés des accès de colère,on se dispute les places à coups de poing, le sangva bientôt couler.

Tout à coup les cris retentissent: Les voilà ! les voilà !ce sont eux ! les Turcs ! les Turcs ! En effet, au loin, unecentaine de coiffures rouges, des fez, scintillent au soleil.L’arrivée de quelques fuyards cosaques, noirs de poudre,les vêtements en lambeaux, ayant à la main enguise de canne le bois à moitié brisé de leur lance, necontribue pas précisément à rassurer la foule. La déroutes’accélère encore.

Les chrétiens de Sistowa ont passé le fleuve dansdes barques, — plusieurs trop chargées auraientsombré, — rivalisant en terreur avec les camelotsisraélites de Simnitza. On se soucie bien maintenantdes objets, victuailles, vêtements, boissons ! tout celajonche le pavé de la grande route ; on a soulagé lesvoitures afin d’accélérer leur allure. « Les Turcs ! lesTurcs ! » Les peureux fouettent leurs chevaux à tour debras, les voyageurs stimulent les cochers, les gourmandentou leur offrent des pourboires fantastiques.« Les Turcs ! les Turcs ! » ce cri d’alarme poussé parsix ou sept cents gosiers répand la panique jusqu’àAlexandrie, jusqu’à Bukarest, car pour justifier leursterreurs, les fuyards racontaient comme certains etvus de leurs propres yeux des faits qui étaient de simplesrumeurs. « Les Turcs ! les Turcs ! » La sinistrenouvelle roulait comme une avalanche grossissante et,sur le passage des voitures, des charrettes pleines defugitifs, les villages étaient frappés de stupeur. Tout cequi était en état de se sauver fuyait ainsi. C’est àBukarest que la déroute trouva des limites. L’alarmeavait été donnée inutilement. L’armée russe avait subila veille, 30 juillet, une grande défaite. L’attaque combinéedes généraux Krudener et Shafkoskoï avait étérepoussée par Osman-Pacha avec un brio et un entrainqu’on ne supposait plus aux bandes ottomanesqui avaient laissé si facilement forcer les deux formidableslignes de défense, le Danube et le Balkan. Ladéfaite des Russes ne laissait rien à désirer. Battuschacun de leur côté, n’ayant pu opérer la jonction,but de la bataille, les généraux Shafkoskoï et Krudenerse renvoyaient l’un à l’autre la responsabilité del’échec.

Krudener avait quitté le champ de bataille en pleinedéroute, Shafkoskoï, ivre de rage et de colère, cherchaità rallier les débris de ses troupes pour ramasserles blessés et leur éviter l’horrible sort que leur réservaientles bachi-bouzouks.

Voilà qui était parfaitement vrai. Il est exact aussique des cosaques (on en fusilla deux plus tard), exagérèrentà dessein le danger et crièrent au Turc ! pourforcer les marchands à déguerpir et faire main bassesur les victuailles, — mais tout le reste était pureimagination, produit de la peur. Les Turcs, très-heureusem*ntpour leurs ennemis, n’avaient ni cavalerie nitrain pour se mettre à la poursuite des Russes et pousserà ses extrêmes limites la victoire dont ils ne soupçonnaientpas l’importance. Ils s’étaient donc retirésderrière leurs positions considérablement fortifiées,très-satisfaits de les avoir conservées et d’avoir arrêtéla marche d’une armée jusque-là victorieuse.

Quant aux Turcs dont l’apparition au bout du pontavait accéléré la débâcle, c’étaient tout bonnement desprisonniers. Dans leur ardeur à se sauver, les fuyardsn’avaient pas vu ou n’avaient pas pris garde à l’escorterusse qui accompagnait ces pauvres diables. Quandtoute la ville fut à peu près vide, je les vis se dirigervers une sorte de blockhaus où ils devaient attendreleur transfert dans l’intérieur du pays. Ils n’avaientnullement l’air de conquérants. Pendant 48 heures,Simnitza si bruyant, si animé, fut désert. Les soldatsse régalèrent à volonté, il y eut de véritables orgies — puisles innombrables convois de blessés commencèrentà passer lentement les ponts. La plaine, situéesur la gauche de la ville, se couvrit des tentes blanchesd’un hôpital ambulant. Puis, en voyant que décidémentle Turc ne passait point le Danube, les marchands,les cantiniers, les camelots, les loueurs de voitures revinrentd’abord isolément, n’osant pas trop s’aventurer,puis par groupes avec armes et bagages. Au milieu dela bagarre on avait tenté de me voler Kiki II, maisj’avisai un palefrenier qui m’était suspect et le secouaicomme jamais poigne de paysan normand ne secouade pommier au temps de la récolte. La médecineopéra ; l’individu me montra mon cheval traîtreusem*ntattaché derrière une voiture remisée dans uncoin. Comme l’excellent commissaire roumain étaitresté à son poste, je livrai le filou au bras séculier etrentrai en possession de Kiki. Avant que Simnitza eûtregagné son aspect désormais normal de foire deSaint-Cloud, nous trottions, l’un portant l’autre, sur laroute de Nicopolis.

CHAPITRE XVI

A Nicopolis. — Une ville ravagée par la guerre. — Les Roumainsà Nicopolis. — Le général Stolipine. — Le gargotier parpatriotisme. — Un orage dans la montagne. — Rencontre d’unpeintre. — La nuit dans un harem. — Une séance de conseilde guerre. — Acte d’insubordination. — Condamnation à mortd’un Turc. — A Turnu-Maguerelé. — Don Carlos en Orient. — Lesmésaventures de deux chaloupes canonnières.

Nicopolis ressemble passablement à Sistowa dont leséparent environ cinquante kilomètres. La ville, presqueaussi grande que Sistowa, s’étage sur une colline ;le bas est baigné par le Danube tandis que la citadellepassablement délabrée, se dresse à pic comme si ellevoulait menacer le ciel, à l’égal des cent mille croisésqui se vantaient ici même de pouvoir soutenir la calottedes cieux avec leurs lances si elle devait s’écrouler sureux ; cette fanfaronnade ne les empêcha pas d’être taillésen pièces et jetés dans le fleuve par Bajazet. Les maisonssont plus grandes, plus européennes, plus cossuesqu’à Sistowa, mais tandis que cette première échelle duDanube ne montrait que très-peu de traces de la guerre,Nicopolis en présentait l’horrible image. Avant de mettrepied à terre, dans la barque sur laquelle nous traversâmesle Danube, une âcre odeur de roussi nous saisitviolemment à la gorge. Elle se dégageait d’un amas informede décombres au-dessus desquels s’élevait unléger nuage de fumée: les ruines du bas quartier queles bombes et les obus avaient nivelé au ras du sol.Pendant plus de huit jours, Nicopolis avait été canonnésans relâche avec une violence inouïe ; puis la bataillequi précéda la capitulation avait fait pleuvoir sur la villeune grêle d’obus ; nous en avions le résultat devant lesyeux. Plus de cent cinquante maisons avaient été littéralementréduites en cendre. Les pans de murs béants enserraientles ruines, le pétrole dont on s’était servi sansdoute contre le quartier turc après l’assaut de la ville,avait laissé des traces noirâtres sur les parois, le feuavait gagné de proche en proche les grands magasinsde blés et de grains destinés à l’approvisionnement dela garnison. Il y eut pour quelques centaines de millefrancs de blé brûlé, et l’odeur du froment grillé puismouillé par l’eau répandue sur les ruines était particulièrementpénétrante et particulièrement désagréable. Dureste, toute cette partie inférieure de la ville était déserte ;c’est à peine si dans l’une des ruelles un Turc à turbanmontrait un faciès de mauvaise humeur. Toute la populationmusulmane s’était réfugiée au dehors dans desgorges de montagne.

La situation militaire de Nicopolis avait été assez singulière.Après la deuxième défaite de Plewna, le grand-ducNicolas craignant une diversion d’Osman Pacha surcette ville et sachant que la garnison était très-faible,avait envoyé directement l’ordre au général roumain quicommandait les troupes de la principauté entre Corabiaet Turnu-Maguerelé de passer le fleuve et de prêtermain forte au besoin aux quelques bataillons russescampés dans la citadelle. Cette dépêche du généralissimetranchait ainsi une question qui, depuis le débutde la campagne avait donné lieu à des débats très-longset très-épineux. Il s’agissait de savoir si les troupes roumainesgarderaient une position purement défensive,ou si elles prendraient une part active à la lutte. Leschefs du gouvernement en Roumanie, les principaux députésétaient pour la deuxième alternative, les Russes,dédaigneux de leurs alliés et ne croyant jamais avoirbesoin de leur concours, invoquaient des raisons diplomatiquespour le décliner. La déroute de Plewna mitfin à l’incertitude, les Roumains tant dédaignés toutd’abord devenaient nécessaires.

On les appela.

Mais le général Mano, homme très-entier et qui envoulait aux alliés de leurs mépris pour les capacités militairesde ses compatriotes, ne perdit pas l’occasion defaire valoir ce concours qu’on sollicitait à présent. Il réponditqu’il n’avait d’ordres à recevoir que de son souverain,et resta tranquillement à Turnu-Maguerelé, inspectantles troupes pendant le jour, et se délectant la nuitaux parties de whist organisées par son état-major.

Le grand-duc Nicolas cependant avait fait de ce refustoute une affaire. A Bukarest on se fâcha un peu pour laforme contre M. Mano ; on le remplaça par un brillantofficier qu’on avait sous la main, le colonel Angelesco,et celui-ci passa le Danube avec une brigade roumaine.Seulement, les ministres du prince Charles avaient suhabilement tirer parti de la situation créée dans l’intervallepar le refus de M. Mano pour obtenir de leurs alliésde bonnes conditions en échange du concours actif.Les Russes qui voyaient déjà Osman Pacha planter sondrapeau sur les ruines de Nicopolis acquiescèrent à tout — avecla réserve mentale de tenir le moins possible.Néanmoins, on n’avait pu obtenir que la ville occupéepar une garnison roumaine reçût aussi un commandantde même nationalité. Le général Stolipine était restédans la citadelle ; il habitait le Konak du commandantturc, et de là, donnait les ordres à un colonel moldaved’envergure énorme qui commandait la brigade composéede cabaratsch, cavaliers de la milice, de Dorobantz,réservistes bien reconnaissables à leurs bonnets deloutre surmontés d’une plume de dindon.

Le général Stolipine est un des plus fiers originaux quel’armée russe assez riche en produits de ce genre puissese vanter de posséder. Soldat jusqu’au bout des ongles,cet officier supérieur a débuté dans les cosaques de l’artillerie.Le Caucase fut son école ; puis quand la guerrede Crimée éclata, l’empereur lui conféra le commandementdu régiment dans lequel il avait débuté. La réputationdes Cosaques au point de vue de la témérité dansle combat et de la virtuosité dans le chapardage n’estplus à établir. Elle était égalée autrefois par le renomde nos zouaves.

Parmi les cosaques légendaires, les mieux partagés aupoint de vue de la faveur des racontars populaires ce sontles artilleurs. Le régiment de Stolipine fit merveille. Lesbatteries soutinrent le principal choc des assaillants lorsdu premier assaut contre Sébastopol.

« J’eus le chagrin, nous dit le général en passant lesdoigts dans ses longues moustaches, moi qui adore laFrance et qui me vante d’être un Parisien, de vaincre desFrançais. » A la suite de cette journée la croix de Saint-Georgesfut conférée à Stolipine, et au début du nouveaurègne il fut d’autant plus en faveur qu’il se donnait unecertaine teinte de libéralisme.

Cela ne l’empêcha pas d’ailleurs d’accepter le posted’aide de camp du farouche Mourawief à Wilna et à Varsovie.Il le remplit en conscience, comme il convenaitsous un tel chef, et il revint général.

De retour à Saint-Pétersbourg, il se montra de nouveausous la face d’un libéral, se mêla quelque peu aux agitationspanslavistes, avec moins de bruit cependant que lesFajedeff et les Tchernaieff. Pourtant, il en commit assezpour encourir, pendant quelques années, une quasi-disgrâce.

Il s’en consolait en écrivant des articles de journauxet en confectionnant des statuettes et des dessus de pendules.Il avait même pris brevet pour un modèle toutcomme un fabricant de bronze du Marais.

Quand la guerre éclata, il obtint, non sans peine, uncommandement, mais qui parut d’abord fort peu important,celui des batteries construites autour de Turnu enface de Nicopolis. Il les établit très-proprement, et quandelles commencèrent à jouer, la précision du tir réduisiten cendres toute la partie basse de la ville turque.

Quand Krudener eut pris Nicopolis à revers, forçantla garnison à capituler, Stolipine passa le Danube et futinvesti du commandement de la forteresse.

Il s’installa dans la citadelle au milieu des décombres,des détritus, de centaines de milliers de cartouches éparssur le sol, des canons encloués et des cadavres qu’il fallutenterrer en toute hâte dans les jardins des environs.

Il mit des factionnaires sous la vieille arcade datantdu temps des Romains, et qui se trouvait à mi-côte dela petite route taillée à pic dans le roc qui conduisait dela ville turque à la forteresse. Son premier acte de gouvernementfut d’encourager les habitants turcs à revenirdans leurs foyers, — il leur promit des distributionsde vivres, puis il se dépêcha de faire élever sur le plateauune batterie capable de foudroyer tout ce qui restait dela ville basse à la moindre tentative d’émeute.

Pour utiliser les bras des musulmans et, comme il ledisait, « pour empêcher les pensées malignes de pousser »,Stolipine les employait aux travaux de déblaiementet d’assainissem*nt qui devenaient très-nécessairesdepuis que les chaleurs avaient de nouveau succédé auxpluies. Tous les matins, les Turcs partaient à la corvée,escortés d’un détachement de Dorobantz, et le soir, avantde les faire rentrer au campement, Stolipine leur adressaitun petit speech qu’un ancien maître d’école et patriotebulgare était chargé de leur traduire.

Ce particulier, un bonhomme de soixante-dix ans,mais qui en paraissait à peine soixante, tenait au débutde la guerre un pensionnat de demoiselles à Turnu-Maguerelé.Il y recevait, ce sont les propres termesqu’il répétait sans cesse, des élèves appartenant à la« plus haute société » du pays, et, à l’en croire, il n’yavait pas dans tout le pays roumain de maison d’éducationcapable de lutter avec la sienne. Mais voici qu’àl’approche de la guerre, les familles de la « haute aristocratie »enlevèrent leurs blanches tourterelles, et lecolombier pédagogique se trouva vide. Mis en disponibilité,le chef d’institution se souvint que dans sa jeunesseil avait été patriote bulgare, qu’il avait pris partà différentes émeutes et conspirations, qu’on avaitmanqué de le pendre et qu’il s’était réfugié sur le solroumain presque en martyr. Il alla porter ses doléancessur le tort que lui faisait la guerre et une esquisse biographique,retraçant sa carrière, au général Stolipine.Celui-ci se laissa toucher et il confia au chef d’institutionles fonctions de drogman et de secrétaire. Wandi,à ses propres yeux, se prenait pour un homme d’État,certain d’être invoqué comme une lumière de la Bulgariefuture ; le brave vieillard ne se possédait plusd’orgueil, quand Stolipine, qu’il révérait à l’égal d’unDieu, l’amena avec lui de l’autre côté du Danube. Seulementune déception lui était réservée. Il se voyaitdéjà appelé à gouverner des compatriotes, et pour celaavait fait provision des gestes les plus pompeux et depériodes oratoires des plus ronflantes. Il était donc entrain d’expliquer au général Stolipine ses vues sur lameilleure manière de régenter ces Bulgares, quand lecommandant qui repassait, tout en caressant, commetoujours en pareil cas, ses longues moustaches poivreet sel, l’interrompit:

« Dites-moi, monsieur Jean (il appelait volontiers sondrogman par ce petit nom), il me semble que madamevotre épouse fait bien la cuisine… Je me souviens d’unpetit dîner que je fis chez vous, c’était parfait ! parfait ! »L’homme d’État bulgare in partibus s’arrêta au milieude sa démonstration, à la fois surpris et cependantflatté de ce compliment.

« Eh bien, voilà ce dont il s’agit, dit le général ; nousavons en face du Konak une jolie maison de campagneturque avec un beau jardin. Je l’ai remarquée aujourd’huien me promenant ; cela ferait un délicieux café-restaurant.Mes officiers se plaignent d’être empoisonnéset écorchés par les vivandiers. Nous allons remédier àcela, monsieur Jean ; vous nous ferez venir madamevotre épouse avec sa batterie de cuisine, vous l’installerezdans la maisonnette et vous donnerez à mangerdeux fois par jour à messieurs les officiers, proprementet dans les prix doux. Du reste, je me charge de fixerle tarif et de rédiger le menu ! »

Le malheureux Bulgare ne savait plus où donner dela tête. Quelle douche d’eau glacée sur ses ambitieusesvisées ! « Mais, Excellence, balbutia-t-il… je ne puispas me mettre gargotier, moi, un patriote de vieilleroche, un chef d’institution auquel les familles de laplus haute aristocratie ont confié leurs enfants. »

Moitié sérieusem*nt, moitié en plaisantant, le généralfit valoir que la meilleure façon pour son drogman,d’affirmer son patriotisme, serait de nourrir convenablementet à bon marché les officiers de l’armée libératrice.Puis, pour concilier complétement le drogmanavec cette nouvelle profession, il promit de fixer letarif à un prix rémunérateur et de prendre à sa chargetous les frais d’établissem*nt. Enfin, il laissa entendrequ’on ne vérifierait pas l’authenticité des crus marquésen gros chiffres sur la carte. Le Bulgare se laissa convaincreet c’est ainsi qu’une sorte de club restaurant futimprovisé sous les auspices directs du général commandant,qui ne manquait pas d’y faire de longues collations,permettant au patriote bulgare, qui servait maintenantla serviette sous le bras, de continuer ses dissertationsprofondément philosophiques sur l’avenir du pays enparticulier et sur la question d’Orient en général. Detemps à autre, il fallait interrompre la dissertation pours’informer de la côtelette du capitaine Fedorow ou del’omelette du lieutenant Ivan, qui ne pouvait supporterles œufs trop cuits. Chaque jour le général Stolipinecontribuait par quelque accessoire à l’embellissem*nt duréfectoire qu’il avait ménagé à ses officiers. Le haremde Hassan-Pacha fut mis fortement à contribution (jeparle, bien entendu, du mobilier: tapis, tentures, glaces,lampes, etc.). Le jardin commençait déjà à prendreun faux air de café-concert mauresque en plein air. Lesoir, le colonel roumain et le général russe s’asseyaient,l’un en face de l’autre, autour de la grande table debois brut que maître Jean avait fait dresser dans sonjardin, sous une tente de toile tendue d’un arbre à l’autre.

Le colonel était un colosse, son buste trapu menaçaitd’éclater comme une bombe dans la veste à brandebourgs ;les épaules auraient pu soulever un mondecomme celles d’Atlas ; les poings étaient capablesd’assommer sur place plusieurs taureaux ; la figuregrasse, pourvue d’une mâchoire très-puissante s’efforçaitpourtant de revêtir une expression de bonhomie,comme cela arrive souvent chez les gens d’une grandeforce musculaire. A plusieurs reprises M. M… en avaitdonné la preuve, et son dernier tour d’Hercule avaitfait quelque bruit dans le monde politique.

Le colonel appartient au parti conservateur, et avait,comme tel, servi le cabinet réactionnaire renversé parles élections de 1875, et mis en accusation par le partiradical. Une commission d’enquête parlementaire futchargée des recherches relatives à ce procès, quatre oucinq de ses membres se présentèrent dans la villa ducolonel. Il les mit à la porte, et se laissa traduire devantle tribunal de Jany qui l’acquitta. Peut-être les jugesredoutaient-ils ses coups de poing.

Stolipine, lui, est aussi grand de taille que son partnerétait large d’encolure, et dépasse bien de deuxpieds et de plusieurs pouces la belle moyenne ; la têteest assez fine, osseuse et bien encadrée par une paired’immenses moustaches très-fournies autour des joues,et se terminant en pointe. Avec cela un air de candeurvoulu, une voix dolente s’efforçant de dire, avec uneindifférence absolue, les plus grandes énormités… « Jene suis pas habitué à faire des compliments, colonel,commençait Stolipine en accentuant ses paroles dugeste, mais je dois convenir que votre artillerie estexcellente, je dis excellente. »

Le colonel s’inclinait: « J’ai vu une scène vraimenttouchante aujourd’hui, mon général… nos marinsapprenant la manœuvre des rames à nos dorobantz !Comme nos gens y mettaient de la bonne volonté ! Quellepatience ! Quel dévouement ! ils sont des anges ! » Celacontinuait ainsi pendant tout le repas. Puis en rentrantau petit konak, le général grommelait entre ses dents:« Quels crétins, ces Roumains ! » et je ne suis pas biensûr que le colonel, en revenant à la ferme où il s’étaitinstallé ne répétât plusieurs fois: Quelles brutes, cesRusses !

Le soir de la déroute de Plewna le général Stolipineeut une inspiration qui le peint bien. Des fuyardss’étant montrés à Nicopolis, on commençait à se raconterdans la population musulmane monts et merveillesde la victoire de leurs compatriotes sur les moscows.

Grâce aux régime quasi-paternel établi par le généralet à l’attrait des distributions de nourriture et de primes,tout le prolétariat turc de Nicopolis était revenu. C’étaitune population de 5 à 6,000 individus qu’on soupçonnaitvaguement de s’être ménagé des dépôts d’armes.Une émeute n’avait rien d’improbable et la garnisonrusse, très-faible, se serait trouvée embarrassée devantdes forces populaires supérieures et stimulées par lefanatisme.

Que fit Stolipine ? Il ordonna de mettre au cachot lesfuyards comme répandant des nouvelles complétementfausses et organisa, pour le soir, dans le jardin du restaurantimprovisé, un concert donné par la musiqued’un régiment d’artillerie, accompagné d’un punchmonstre offert à tous les officiers de la garnison.

En écoutant les joyeuses fanfares qui épuisaient lerépertoire de Strauss et de Lecocq mêlées au cliquetisdes verres et aux hourrahs qui accueillaient les toasts,les musulmans ne pouvaient admettre que leurs maîtresse conduiraient ainsi le soir d’une défaite.

Au contraire, on crut à une grande victoire dans laville turque et on se tint coi. Quand la vérité fut connue,les Roumains étaient venus renforcer leurs alliés et lasupériorité numérique n’était plus du côté de la populationmusulmane.

Si les relations entre militaires roumains et russesn’étaient jamais cordiales, comme on a pu souvent leconstater, elles devaient être particulièrement délicatesdans une place forte où la troupe était roumaine et lecommandement russe. Au fond le général Stolipine,comme tous ses compatriotes, avait en très-médiocreestime les qualités militaires des Roumains.

Il ne se doutait pas plus que les autres hauts dignitairesde l’armée du tzar des preuves de vaillance etd’énergie que les soldats de la principauté allaient scellerquelques semaines plus tard de leur sang. Il penchaitmême à blâmer les égards qu’on avait eus pour laprincipauté, pour son gouvernement et pour ses lois.

« Il aurait fallu entrer tout bonnement chez eux, dit-il,sans demander la permission à personne. Commecela nous aurions eu tout par voie de réquisition, aulieu d’être forcés de payer très-cher chaque brin de fourragequ’absorbe un cheval de cosaque. » Il ne dédaignaitpas non plus, quand il prenait son thé au konak,enveloppé dans une belle robe de chambre à ramages,de se divertir aux dépens de tel ou tel officier de lagarnison.

Mais au moins, il savait strictement garder le décorumet, dans les rapports officiels avec le commandantroumain, il apportait une politesse des plus raffinées,trop affectée même, aux yeux d’un observateur, pourêtre sincère. Rendons au colonel M…, le commandant deplace, la justice que ses sentiments à l’égard des Russesétaient de la même nature que chez son supérieur.

Pourtant, comme il se piquait de diplomatie, iln’était pas en reste de civilités parfois puériles et honnêtesavec le général. Au fond, les Roumains étaienttrès-mécontents de se sentir sous la férule d’un Russealors qu’à Bukarest on croyait Nicopolis tout à fait aupouvoir de l’armée nationale. Mais pour la formec’était, entre le général et le colonel, un échange decompliments, de salamalecs et de douceurs internationalesdu plus réjouissant effet, une scène de haute comédietoujours renouvelée, lorsque, entourés de leursofficiers, le général russe et le colonel roumain se trouvaientautour de la table commune.

Un incident surtout marqua bien la position réciproquedes singuliers alliés. Peu de jours après la déroutede Plewna on avait tiré sur une patrouille dedorobantz roumains. Le coupable, un Turc du nom deMohamed, avait été trouvé derrière les décombres d’unemaison en ruines. Le colonel roumain eût voulu, selonles droits de la guerre, le faire fusiller immédiatement.

Mais les juges auditeurs russes s’opposèrent à l’exécutionde la sentence et demandèrent que l’on fît leprocès selon toutes les règles au malencontreux musulman.Ils exhibèrent des textes de loi, des paragraphesde règlement, tant et si bien que le général Stolipineconsentit à faire juger le délinquant comme s’il s’agissaitd’une tentative d’assassinat commise en temps depaix.

Sans doute, si Mohamed avait tiré sur une patrouillerusse, on n’aurait pas fait tant de cérémonies, et lesjuges du tribunal militaire n’auraient pas discuté, envidant des brocs, toutes les questions de jurisprudencesoulevées par le cas de ce Mohamed. « Cela m’ennuieraitbeaucoup, disait le général, de faire fusiller ce pauvrediable maintenant. Je suis pour les exécutions immédiates,mais je n’aime pas les sentences rendues etexécutées à froid. »

Pourtant, malgré ces incidents, Stolipine sut éviterles frottements trop brusques entre ses officiers et lesRoumains. Dans les cercles élevés de l’état-major on ledédaignait un peu, le traitant en fantasque.

Est-ce malgré cela ou peut-être à cause de cela qu’onlui a confié le commandement de la Roumélie orientale ?En tout cas, si les commissaires européens qui ont déjàeu maille à partir avec le gouverneur russe aiment lesdiscussions pittoresques et paradoxales, ils seront servisà souhait.

Après une journée fort bien remplie, puisqu’elle avaitété consacrée à visiter le champ de bataille, à grimpersur les rochers inaccessibles, d’où Hassan s’était faitdéloger, — on ne comprend pas comment, — je voulusprendre congé du général. Il me fit d’abord une dissertationbien sentie sur la politique de la France, surses rapports avec la Russie, puis, avant de m’en aller:« Tenez, fit-il, je vais vous donner un souvenir… » Jeme demandais in petto si l’ère des tabatières était rouvertedans la sainte Russie, tandis que le général cherchaitau fond d’un bahut. Il revint au bout de quelquesinstants avec un instrument en métal, en forme detriangle et divisé par ses rayures. « Ceci, dit-il majestueusem*nt,a appartenu à Hassan-Pacha, c’est avec çaqu’il réglait le tir de ses pièces. Je vous le donne. »

Je mis cette précieuse relique dans mon sac et piquaides deux. Mais avant d’avoir atteint le bas de la ville, jefus surpris par un violent orage, dont les signes précurseurss’étaient montrés pendant toute l’après-midi.Les éléments se déchaînèrent avec une fureur sans pareille ;le fracas de trois batailles aurait à peine égaléle bruit des coups de tonnerre se succédant avec unerapidité inouïe ; des éclairs monstres déchiraient lesnuages gris sombres, comme s’ils avaient voulu denouveau consumer les ruines, les débris que j’avais sousles yeux. Les cimes des montagnes miroitaient par instantscomme si elles émergeaient d’un brasier !

La pluie tombait drue, serrée, d’abord par flots,ensuite par torrents, puis comme une véritable trombechassée par le vent. L’étroit sentier que je suivais pourgagner le bas de la ville, était changé en rivière etc’était par un vrai miracle et par l’effet d’un tour de forcedigne d’un premier sujet de cirque, que Kiki ne s’étaitpas encore abattu.

Il ne pouvait être question de passer le fleuve avecun temps pareil. Le Danube n’eût fait qu’une bouchéede notre barque. Il fallut donc laisser passer l’ouragan,réfugié sous la tente plus ou moins imperméable d’unchef de poste. Je trouvai là un compagnon d’infortune,trempé jusqu’aux os, M. T., un peintre valaque, ayantquitté son atelier qu’il venait d’installer à Paris dansle quartier de Clichy, afin de prendre sur le vif descroquis de batailles.

M. T. avait une peur atroce de la fluxion de poitrineet, à force de négociations parlementaires, il obtint d’undes officiers du linge de rechange et il opéra la métamorphoseséance tenante.

La pluie cessa enfin, et je proposai à M. T. d’implorerpour la nuit l’hospitalité du général. Elle ne nous futpas refusée, au contraire ; le commandant ayant apprisqu’il accueillait un peintre traita M. T. de cher confrèreet, tout en prenant d’excellent thé, le meilleur préservatifcontre les fluxions, nous discutâmes sur l’art et lapeinture, comme dans une brasserie de la nouvelleAthènes.

Le général appartient, autant que je puis en juger,à l’école réaliste, c’est du moins dans cet ordre d’idéesqu’il façonne ses statuettes et dessus de pendules.T. ne le contraria pas trop, et il plut tant à son interlocuteur,que celui-ci lui offrit en toute propriété etcomme un cadeau fait en vertu de son pouvoir discrétionnaireune maison avec jardin, qu’il pourrait choisirà Nicopolis, pour y installer son atelier.

La conversation se prolongea ainsi jusque bien avantdans la nuit, et nous causions dans la chambre où l’anciencommandant turc Hassan-Pacha réunissait sesofficiers en rapport.

« Voyons, messieurs, où vais-je vous loger ? » dit legénéral, après avoir tiré sa montre enrichie de pierreries,qui marquait déjà beaucoup plus de minuit. — « Eh !pardieu, il y a la salle de bains du harem ! Les divansy restent encore, on vous prêtera quelques manteaux etvous y dormirez à merveille. » C’est ainsi que T. et moinous couchâmes dans la pièce où mesdames Hassan(il y en avait quatre, paraît-il) se livraient à leursablutions. Le bassin, au milieu, était vide, bien entendu ;les divans, le long des murs, presque neufs ; commeornements, il n’y avait guère que deux glaces imitationde Venise, dans des cadres de rocaille. Au fond, unefenêtre à ogive, aux carreaux multicolores, d’un verregrossier, ouvrant la vue sur la campagne. L’orage avaittout à fait cessé, l’air était embaumé et le ciel, redevenupur, scintillait d’étoiles. L’œil embrassait librement lepanorama de la ville encadrée de rochers, du Danuberoulant des flots encore légèrement agités, et, de l’autrecôté, la vaste plaine valaque, avec les bâtisses diversesde Turnu-Maguerelé, émergeant au milieu des jardinset mêlés d’églises, dont les coupoles de zinc, brillaientsur le fond noir. Au-dessus des montagnes, un coupled’aigles évoluait en traçant des cercles magiques avecleurs larges ailes.

Je fermai la fenêtre et allais m’étendre sur le divan,quand une jolie chatte angora aux yeux brillants surgitdans un coin. C’était, paraît-il, une des bêtes favoritesde mesdames Hassan qui, à défaut d’autre société, recherchaientl’intimité des félins, comme leurs sœursdes harems en général.

« Fathma », c’est ainsi que je baptisai l’angora, se pelotonnasagement dans un coin comme une personnequi a ses habitudes et n’aime pas y déroger. Elle meprit en amitié et me suivit plusieurs jours.

Le jugement du turc Mohamed devait avoir lieu lelendemain et, puisque l’intempérie de la saison m’avaitretenu à Nicopolis, je voulus profiter de l’occasion pourvoir fonctionner un tribunal militaire russe, en tempsde guerre. La cour martiale siégeait dans la salle d’écoledu village, une grande pièce carrée, traversée par despoutres qui soutenaient assez mal la maison et dont leplancher avait un peu souffert, vu qu’on s’était servipendant plusieurs jours comme écurie de cet établissem*ntprimaire ; la cour siégeait au fond de la salle ; ony avait disposé à l’intention des juges militaires (la justiceest rendue par une catégorie toute spéciale d’officiersjurisconsultes ayant fait des études de droit et passé desexamens comme les magistrats civils) une grande tablede bois blanc avec une demi-douzaine de chaises etd’escabeaux de paille. Une dizaine de bancs, sur lesquelsles enfants de Nicopolis usent leurs premières culottesen épelant les vers du Coran, étaient réservés au « public ».Celui-ci se composait exclusivement d’officiers et desoldats russes et roumains: j’étais le seul civil.

La Cour entra en séance à neuf heures du matin ; ellese composait du président, de quatre assesseurs, dugreffier et du procureur impérial. Tous ces messieursportaient un uniforme vert sombre, la tunique à deuxrangs de boutons, le collet rayé de deux galons d’or.Dès que l’audience fut ouverte, le pope assis au premierbanc parmi quelques officiers déroula ses longs cheveuxblonds qu’il portait noués et roulés en nattes, revêtit unsurplis, étendit sur la table devant la cour un tapis richementbrodé, sur lequel il posa d’abord un crucifix,puis une bible de grand format, dont un bibliophile eûtfait son régal. Le prêtre baisa d’abord le crucifix, puisla bible, s’agenouilla et revint à sa place. Tous lestémoins doivent prêter serment sur le livre saint, aprèsavoir embrassé le crucifix, en répétant la formule queleur lit le pope.

Avant de s’occuper de Mohamed la cour jugea unsous-officier de cavalerie, joli garçon aux traits intelligentset énergiques. D’après nos idées en matière dediscipline son affaire était fâcheuse et le cas quelquepeu pendable en temps de guerre. Il y avait eu insubordinationenvers un supérieur. Le sous-officier étantgris était entré dans une cantine où se trouvaient desofficiers ; comme il se comportait d’une manière bruyanteun de ses chefs lui enjoignit de se taire ou de sortir.L’accusé ne fit ni l’un ni l’autre, il dit des injures assezfortement caractérisées aux officiers et finalement ilfallut appeler la garde. L’avocat de l’accusé — un officierrusse — fit valoir avec beaucoup d’éloquence labravoure et l’excellente conduite antérieure de sonclient ; il raconta en termes pathétiques comment celui-cis’était battu à la première bataille de Plewna, etn’avait dû son salut qu’à un miracle.

Les juges se laissèrent toucher par ce beau récit et lesous-officier en fut quitte pour quelques jours deprison.

On introduisit enfin Mohamed ; le pauvre hère avait unetrès-piteuse mine et ses haillons très-pittoresques maisatrocement déchirés sur toutes les coutures, cadraientparfaitement avec l’expression qu’il avait su donner àsa physionomie. Il avait les pieds nus et ses mainsportaient encore des traces de cordes aux poignets.Pourtant la tête était belle et ne manquait pas d’unecertaine finesse de race ; ses yeux brillaient comme deuxcharbons et une barbe très-noire et très-fournie entouraitle visage d’une pâleur presque aristocratique.

Mohamed sentait bien que son salut, s’il était possiblede l’espérer, était dans l’humilité ; aussi il tâchait deprendre un air doux, une apparence moutonnière àfaire croire qu’il était incapable d’assommer une desinnombrables mouches qui tachetaient les loques de sacasaque et qui voltigeaient autour de sa tête. Disons enpassant qu’une de nos plus grandes souffrances c’étaientprécisément ces légions de mouches qui se réunissaientpar milliers pour harceler hommes et bêtes. On vivaitau milieu d’un perpétuel bourdonnement ; il fallait garersa figure au moyen de voiles de gaze ; et bien veiller àtable pour que les plats ne reçussent pas l’addition d’unedouzaine ou deux de dégoûtants insectes.

La procédure fut suivie avec la plus grande régularitécomme s’il s’agissait d’un crime de droit communévoqué devant une cour d’assises ordinaire.

Le président militaire, un homme plus froid et pluscalme que beaucoup de magistrats, posait les questionsen russe ; il fallut appeler un interprète, gros garçon àcarrure de boucher qui traduisait les demandes et lesréponses du turc en russe et du russe en turc. Quandles témoins, des soldats roumains ayant fait partie de lapatrouille furent appelés à déposer, la tâche du drogmanse compliqua encore davantage. Il fallut traduired’abord les paroles du président en roumain, puis communiquerles réponses en turc à l’accusé pour refairecette promenade polyglotte en sens inverse. Le procèsprit toute la matinée ; un jeune lieutenant roumainpresque imberbe, désireux de prouver qu’il savait lerusse sur le bout des doigts, prononça une plaidoirieattendrissante avec des larmes dans la voix et des gestesqui montraient qu’il avait pris maître Lachaud pourmodèle. Son discours fut gravement écouté par les juges,qui gravement aussi condamnèrent Mohamed à mort.Comme je ne suis plus revenu à Nicopolis, j’ignore sila sentence fut exécutée.

A Turnu-Maguerelé, une petite ville de province d’unetranquillité idéale, relativement propre et jouissant d’unefort belle promenade, se trouvait nombreuse société.M. Bratiano y était accouru pour surveiller le servicedes vivres et des transports. Installé à la préfecture ilcontrôlait tous les détails avec la plus grande sollicitude,sans cesser pour cela de diriger la politique dela principauté. Le colonel Gaillard, l’attaché français auquartier général russe, venait d’arriver du camp du tzarpour inspecter les troupes roumaines et signaler à titreofficieux au prince les réformes qui pourraient êtrerapidement introduites avant de conduire les soldatsau feu.

Je retrouvais aussi sous l’uniforme, la croix de laLégion d’honneur si vaillamment gagnée pendant la terriblecampagne de l’Est sur la poitrine, notre ancienneconnaissance le colonel Pilat, gendre de M. Rosetti. Ilremplissait alors les fonctions de sous-chef d’état-majordu prince Charles et il venait pour faire les honneursdu camp au colonel Gaillard. Enfin un hôte d’un genredifférent était ce cavalier mince, élancé, dont le typeméridional, la barbe d’ébène et le costume moitié militairemoitié de fantaisie m’avaient déjà frappé au momentde passer le Danube. Ce cavalier n’était autre queDon Carlos ; expulsé de Paris par ses amis les ministresde l’ordre moral, auprès desquels M. Canovas del Castilloavait fait agir les grands arguments sans réplique,le représentant de la légitimité espagnole était venuchercher des distractions en Orient. Il avait d’abordéprouvé une déception.

L’empereur de Russie lui avait refusé tout gradedans son armée malgré de pressantes sollicitations ; DonCarlos s’était alors rabattu sur le prince de Roumanieavec qui l’unissent des liens de parenté ; mais Carol n’osaitpas accorder à son parent ce que le tzar lui-mêmeavait cru devoir refuser. Il y aurait eu tropd’opposition dans le ministère et dans la presse. FinalementDon Carlos et son aide de camp, ce même généralBoët mêlé depuis à la fâcheuse aventure du vol de laToison d’or, obtinrent l’autorisation de circuler dansles positions russes et roumaines comme de simplesamateurs.

Don Carlos est un joyeux compagnon, et des gens quine se trouvaient pas dans les diligences détroussées aunom du droit divin, ou dans les villages saccagés envertu du même principe, vantent beaucoup son amabilité.Il se fit promptement des amis parmi les officiersde l’état-major roumain, et on le fêta quelquepeu. Ces sentiments, il est vrai, n’étaient pas partagéspar les représentants du journalisme républicain françaisque je retrouvais à Turnu. Il y eut même certainsoir échanges de propos aigres, accompagnés de regardspeu bienveillants, entre deux tables du Gradina,où jouait l’inévitable bande de tziganes. A l’une deces tables se trouvaient M. L…, de l’Illustration etM. S…, de la République française, et à l’autre, le prétendantet son aide de camp. Grâce à la prudence desEspagnols, on en resta aux préliminaires, et le « roi »battit en retraite et rentra dans son logement, où ilfut rejoint par des officiers qui lui offrirent un punchavec beaucoup d’accessoires, à l’abri des regards indiscretset des commentaires malins.

Quand Nicopolis tomba aux mains des Russes, onconstata également parmi le butin la présence de deuxchaloupes canonnières, qui avaient été maintenues àl’ancre devant la ville, par la crainte salutaire des batteries,dressées sur le rivage, qui avaient mis l’un deces bâtiments à peu près hors de service. Cependantavant de livrer ces trophées à l’ennemi, les Turcs avaientdétruit les machines, en dévissant certaines pièces essentielles,de sorte que les Russes furent dans l’impossibilitéde se servir immédiatement des bateaux. Il s’agissaitde les réparer aussi promptement que possible.Le capitaine de frégate russe chargé du commandementdes deux canonnières apprit qu’il y avait àBukarest un ancien contre-maître de la compagnie deschantiers maritimes de Toulon, où Abdul-Azis, quandil fut pris de la rage d’avoir une flotte cuirassée, avaitfait construire la plupart de ces bâtiments. Immédiatement,on télégraphia à M. S… de se rendre à Turnu-Maguerelépour examiner les bateaux, et donner sonavis sur la réparation.

L’ex-contre-maître accourut en poste, et reconnutles bateaux pour y avoir travaillé, alors qu’il était employédans les chantiers de la compagnie toulonnaise.

Il y avait même été chargé à cette époque d’accompagnerles canonnières jusqu’à Constantinople, et de leslivrer contre paiement en espèces. Voilà comment onse retrouve dans la vie.

S… se chargea de la prompte réparation des bateaux,mais il demanda un délai de trois semaines pour leslivrer en bon état à la marine russe, parce qu’il fallaitcommander à Toulon les pièces essentielles, les biellesdes machines à vapeur. S… était tellement sûr de sesactes qu’il consentit à stipuler un assez fort dédit pourchaque jour de retard, les trois semaines une fois écoulées.Le terme fatal approchait, l’administration deschantiers avait avisé S… du départ de ses bielles, ettous les jours il courait à la gare de Bukarest poursavoir si les précieux colis n’étaient pas arrivés. On sedécida à envoyer à Toulon un officier de marine russe ;mais celui-ci fit le détour, passa par Paris et jugea àpropos de tomber malade à Nice.

S…, qui voyait toujours grossir la somme du déditstipulé, se mit lui-même en route ; il fit d’une traite letrajet de Bukarest à Toulon. Cent dix heures d’express !Il constata que les bielles avaient été régulièrement emballéeset expédiées. Après avoir à peine respiré, S…remonta en wagon et suivit à la piste de Toulon àLyon, de Lyon à Strasbourg, de Strasbourg à Vienneles fantastiques colis, interrogeant les chefs de gare,fouillant les consignes et poussant ses investigationsjusque dans les derniers recoins des postes de douane.Enfin, après avoir fait quinze cents lieues en dix jours,S… finit par découvrir ses bielles à Orsova, sur la frontièrede l’Autriche et de la Roumanie, à une dizained’heures de Bukarest.

Par une faute de l’expéditeur on avait dirigé les colispar la Hongrie au lieu de la Galicie. Les employés maggyars,chauds amis des Turcs et ennemis ardents desRusses, faisaient la chasse à la contrebande de guerre.Sans doute les bielles leur avaient été signalées ; lescaisses furent ouvertes et la marchandise saisie. Tousles efforts, toutes les réclamations de S… restèrentsans résultat ; la capture fut jugée bonne prise. Ilen était pour sa course folle à travers l’Europe etpour son dédit qui prenait énormément de ventre, tandisque les canonnières, parfaitement radoubées, coquettementpeintes, joliment pavoisées aux couleurs russes,mais incapables de se mouvoir, se balançaient paresseuseset inutiles sur les flots grisâtres du Danube.

CHAPITRE XVII

Les conséquences de Plewna. — Situation critique des Russes. — Lequartier-général à Gorny Studen. — Un sybarite. — Lespaysans bulgares. — Hospitalité forcée. — Un Tcherkesse dela suite impériale. — Une ferme en Bulgarie. — Générositédu tzar. — Une division en marche. — Une journée au quartier-général. — Nouvellesde la bataille des Balkans. — Lavie de l’empereur à Gorny Studen.

Les suites de la défaite de Plewna se manifestaienttous les jours. Il semblait que le prestige militairede l’immense Russie était destiné à être déchiréen lambeaux par ces Turcs tant dédaignés. Toute lamarche des conquérants se trouvait suspendue etla conquête elle-même mise en question. Dans lesBalkans, Gourko avait dû tourner bride laissant derrièrelui la dévastation et la ruine, les villages turcsbrûlés, les chemins de fer et les télégraphes détruits etlivrant aux représailles d’un ennemi impitoyable lespopulations chrétiennes qui, à la vue des cosaques libérateurss’étaient singulièrement hâtés de piller les propriétésde leurs oppresseurs.

Ils allaient chèrement expier un moment d’illusion.

Devant Rustschuk, les prévisions du baron Jominis’étaient complétement réalisées. La grande armée turque,concentrée dans l’inexpugnable quadrilatère, avait vengéles dédains dont elle avait été l’objet. Depuis qu’ilavait pris les rênes du commandement à la place dudébile Abdul-Kerim, Mehemet-Ali s’était chargé de fairesentir aux Russes quelle faute avait été la leur enlaissant derrière eux une armée de cette force. Le nouveaugénéralissime, qui arrivait au commandement avecl’auréole d’une carrière d’aventures qui devait bientôtse terminer par une aventure sinistre, avait animépour quelque temps du moins son armée d’un soufflebrûlant.

Chacune de ses rencontres avec les Russes était unevictoire. A Kadikio, à Kara-Hassan, à Rasgrad, la supérioritéde sa tactique et de l’armement des troupes bienplus que la force numérique triomphèrent des Moscovites.Insaisissable comme Protée, il faisait exécuter auxTurcs si lourds à se mouvoir des marches forcées d’unehardiesse et d’une rapidité inouïes. Ils attaquaient tantôten flanc, tantôt en queue, tantôt en tête, le corps decent mille hommes (sur le papier, du moins) confié auprince héritier et chargé d’envahir Rustschuk. Enhuit jours, dans la première semaine d’août, le terrainfut complétement déblayé et les avant-postes du grand-ducrefoulés à trente kilomètres de la place. Si Mehemetavait pu agir à sa guise, il eût jeté les Russes dansle Danube, comme ils l’ont craint pendant longtemps ;mais il était cloué sur place par les ordres contradictoireset décourageants qu’il recevait de Constantinople.A l’état-major russe le prestige qui entourait le fils dumusicien de Magdebourg devenu muchir (maréchal)ottoman était énorme ; on en parlait avec le plus grandrespect, parfois même avec frayeur. On rendait hommageà ses qualités ; il faisait la guerre à l’européenne,il respectait les parlementaires, avait défendu que l’ontirât sur les ambulances ; ses troupes ne massacraientpas les blessés et ne mutilaient pas les morts.

Mehemet-Ali devant Rustschuk, Suleyman Pachamarchant sur les Balkans par la Roumélie et harcelantavec son avant-garde les traînards de Gourko, OsmanPacha qui convertissait Plewna en un Sébastopol bulgare,serraient l’armée russe dans un étau de fer. Dèsle lendemain de Plewna, le télégraphe avait transmis àSaint-Pétersbourg des appels de secours de l’empereuret du généralissime, reconnaissant qu’ils s’étaienttrompés sur la valeur, le nombre et la capacité de leursennemis.

Des nouveaux corps d’armée avaient été mobilisés ;les soixante mille hommes de la garde avaient été interrompusau milieu des manœuvres du camp de KrasnœSelo par un brusque ordre de départ ; mais la route estlongue de la Baltique aux Balkans, et dans l’intervalle,le lion Osman, le tigre Suleyman et l’aigle Mehemetpourraient prendre entre leurs griffes et leurs serresla faible armée d’occupation de Bulgarie et la broyer.Ils l’eussent fait certainement sans la jalousie qui divisaitentre eux les généraux du sultan, sans le manque depatriotisme de Suleyman, qui préféra laisser écraserinutilement son corps d’armée aux passes de Shipkaplutôt que de concerter utilement ses mouvements avecceux de son rival Mehemet ; mais ceci est de l’histoire,et nous n’en faisons point. Revenons à l’anecdote.

Pendant ce mois d’angoisses, d’épreuves et de transescontinuelles, pendant ce mois d’août 1877, l’empereurde Russie, qui ne voulut quitter à aucun prix etmalgré toutes les sollicitations ni son armée, ni leterritoire conquis où l’on se maintenait avec tant depeine et en courant des dangers sérieux, campait sur leplateau de Gorny Studen, situé à vingt kilomètres environde Sistowa.

Le 19 août, je partais de cette ville pour retrouverau quartier général la plupart des personnes dontj’avais fait la connaissance, soit à Bukarest, soit à Plojesti.Un hasard aimable me donna pour compagnon de routeun Belge, M. Bataille, ingénieur attaché à l’exploitationdes chemins de fer russes, et un entrepreneur de travaux,M. M…

Ces messieurs se rendaient au quartier général poursoumettre au chef du génie un projet de chemin de ferà établir entre les bords du Danube et la future capitalede la Bulgarie, Tirnova. M. M…, qui était un sybarite,avait voulu que l’excursion se fît dans les meilleuresconditions.

Il avait déniché, avec l’instinct fureteur de l’épicurien,une confortable calèche de voyage, bien suspendue,bien capitonnée, une véritable dormeuse. Après lesguimbardes inversables et les véhicules antédiluviens,auxquels nous en étions réduits depuis quatre mois, ceproduit d’une carrosserie civilisée nous parut un véritableprodige. Une grosse charrette recouverte d’unebâche était destinée aux nombreuses caisses de bagageet aux provisions de bouche de MM. B… et M… Unvalet factotum dont la corpulence, la figure et, commeje m’en aperçus plus tard, la gloutonnerie rappelaientMouston des Mousquetaires, surveillait d’un regard, àla fois vigilant et affectueux, les caisses, les malles, lessacs de nuit qui étaient entassés là, comme s’il s’agissaitd’entreprendre un voyage au long cours. Les deuxsacs de toile qui ballottaient sur l’arrière-train de Kiki,contenant toutes nos ressources de linge et de toilette,constituaient un contraste trop spartiate avec le luxedéployé par mes compagnons.

M. M… connaissait un peu tout le monde dans l’armée,et il aimait beaucoup à causer. Aussi il y eut une haltetrop prolongée à mon gré dans un restaurant en pleinvent établi par un écorcheur à face grêlée qui cherchaità compenser l’insuffisance de son service et l’immodicitéde ses prix par des grossièretés à l’adresse desclients forcés. Je vis, pour la première fois, pratiquer ceshorribles mélanges que certains Russes admettent.

M. R…, tout en racontant avec beaucoup de prolixité,ses petites affaires, avait versé de l’eau de Vichy et ducognac, dans du soi-disant cliquot. Les conséquences sefirent sentir plus tard ; mais n’anticipons pas.

La route de Sistowa à Gorny Studen est continuellementaccidentée ; on monte et on descend, on remonteet on redescend ; une colline déboisée succède àl’autre, et des villages sont assis dans les entonnoirssitués entre deux éminences. En général, la campagne,dans cette partie de la Bulgarie est belle ; on pressentdéjà les merveilles du paysage de la Thrace et de laRoumélie, les vallées de roses de Tirnova, les magnifiquesplantations abondamment arrosées de Gabrowa.

La végétation est de beaucoup plus riche et bienplus variée qu’en Roumanie, mais la culture est bienmoindre. Pourtant les villages ont une apparence plusrespectable, les fermes et les maisons de paysans sontd’une construction moins misérable que de l’autre côtédu Danube ; enfin on remarque partout une granderichesse de bétail et de volailles. Les habitants sonttels qu’on peut se les figurer, après des siècles d’oppression,se sachant livrés à l’arbitraire et aux exactions.Ils n’ont rien de l’expansion et de l’humeur enjouéedu paysan valaque ; ils sont avant tout méfiants, peureux,et toujours disposés à tout cacher devant unétranger. Pourquoi viendrait-il, si ce n’est pour voler lepeu qu’ils possèdent ? Sauf dans les villes, les Bulgaresne paraissent guère se douter qu’ils sont la cause etl’enjeu de la guerre. Il faudrait renoncer à leur expliquercomme quoi les régiments russes se sont mis enmouvement pour les délivrer. Aussi les officiers et lestroupes russes se plaignent beaucoup de l’accueil quileur est fait. On les reçoit, paraît-il, aussi mal qu’onpourrait accueillir des Turcs. L’armée libératricetrouve toutes les portes hermétiquement closes à toutesles demandes de pain, de vin, et l’on répond par l’éternelni mai, je n’ai pas. Je viens de parler desTurcs…; mais il n’est pas rare d’entendre des officiersdéclarer que les Bulgares inclinaient beaucoup plus ducôté de leurs anciens maîtres que de leurs nouveaux,et qu’ils leur servirent volontiers d’espions. Aussi onavait fini par traiter assez mal les « frères slaves ».L’invariable ni mai avait fini par agacer les nerfs deMM. les Cosaques. Quand le paysan bêlait cette fin denon-recevoir, les « libérateurs » allaient droit auxbahuts qu’ils défonçaient d’un ardent coup de pied, etse servaient eux-mêmes. Nous dûmes aussi, du reste,recourir à la force pour ne pas loger à la belle étoile.

Après avoir franchi le plateau au bas duquel setrouve le gentil village de Tsarevitza, où M. M… voulutà tout prix faire halte pour interroger quelques Turcsprisonniers, assis au beau milieu de la place, après avoirbu quelques kilomètres plus loin de l’eau délicieuseà une de ces fontaines taillées dans le roc, enjolivéesd’inscriptions qui sont la grande ressource du voyageurdans tout l’Orient, la nuit nous surprit à deuxlieues environ de Gorny Studen, au village d’Akjiar.Après avoir grimpé au moins une dixième côte depuisle départ de Sistowa, nous tombâmes au beau milieud’un camp d’une douzaine de mille hommes d’infanteriequi, arrivés le soir même, avaient choisi cetemplacement pour y planter leurs tentes et y faire lasoupe. Ces centaines de tentes, ces flots de fumées’élevant au-dessus des bivouacs et des marmites,les silhouettes des vedettes veillant pour la sûreté deleurs camarades, tout ce tableau qu’éclairait une pleinelune aux reflets d’argent ressemblait à un décor fantastiqued’opéra et de féerie, beaucoup plus qu’àune scène de la vie réelle. Au milieu du camp quibordait les deux côtés de la grande route, une charrettevint à passer, se dirigeant en sens inverse, c’est-à-direvenant du quartier général où nous nous rendions.Elle contenait un voyageur portant l’uniformedes Tcherkesses de la garde particulière de l’empereur.« Tiens, s’écria M. M… quand il l’aperçut, c’estSeller ! » En s’entendant appeler par son nom, leTcherkesse fit un signe de surprise ; il ne s’attendaitpas à retrouver une connaissance, il n’en fut que pluscontent. En cinq minutes, il nous mit au courant: faisantpartie de la suite de l’empereur, il avait été détachéavec quatre de ses compagnons sur le champ de bataillede Plewna, le 31 juillet, pour y porter des ordres.Ils étaient arrivés au beau milieu de l’action, ets’étaient empressés d’y prendre part. Les quatre compagnonsde M. Seller y restèrent ; quant à lui, il futgrièvement blessé à la jambe, racontait-il, et, sur l’ordredu tzar, il allait en Russie achever sa convalescence.Après une courte délibération, nous résolûmesde camper ensemble dans une des maisons assez spacieuseset de fort belle apparence, étant donné le pays,dont les toitures scintillaient à une portée de fusil del’endroit où avait eu lieu la rencontre. La décision étaitlouable, mais il fallut la mettre à exécution, chosebien moins facile, grâce à la mauvaise volonté deMM. les paysans. Nous parlementâmes d’abord avec lespropriétaires de la première maison: pas d’autre réponseque le fameux ni mai ; dans une seconde, on nenous répondit même pas, toute la nichée feignit dedormir ; enfin, dans la troisième, un rustre madré nousfit comprendre que nos seigneuries, avec nos onzechevaux, nos cochers et domestiques, seraient bien àl’étroit dans son humble demeure ; il nous assura,comme je le compris ou plutôt devinai à grand’peine,qu’il y avait dans le même hameau une maison bien plusvaste, en y élisant domicile, nous aurions l’avantage,nous, de passer commodément la nuit, et notre hommecelui de rester tranquille chez soi… « Bien, fis-je,montrez-nous cette belle maison. » Le paysan segratta l’oreille. Sans doute qu’il tenait fort peu à ceque le fermier sût qui lui avait envoyé des garnisaires.Il essaya de s’en tirer en se lançant dans desdétails topographiques sur la direction où se trouvaitcette maison forcément hospitalière ; mais je ne m’yfiais pas.

Je piquai vers la charrette du Tcherkesse pour le prierde me prêter le coutelas qu’il portait à la ceinture et, sansle tirer du fourreau, j’invitai d’un ton très-décidé moninterlocuteur à me servir de conducteur. Il eût bienvoulu esquiver la corvée, mais, en regardant le coutelasil voulut bien s’y résigner. Les montures de MM. B.et M. et la charrette de Seller restèrent sur la route tandisque je poussais la reconnaissance dans la direction quem’indiquait le Bulgare. Nous nous arrêtâmes, en effet,à l’entrée d’une ferme dont l’allée était fermée parune palissade de bois. Des chiens se mirent à hurler pardouzaines, et mon guide voulut profiter de l’émoi pouropérer un mouvement en arrière. Mais en faisant cabrerKiki, j’eus raison de cette tentative, et mon Bulgaredut aller réveiller le propriétaire de cette villa depaysans. La discussion parut durer assez longtemps ; jetournai bride et fis part de ma découverte à la petitecaravane ; aussi, avant que le fermier se fût décidé ànous ouvrir, le gros Mouston aidé du Tcherkesse avaitforcé la palissade et les trois voitures entrèrent triomphalementdans la cour de la ferme. Le propriétaire,une assez belle tête de vieillard, était en grand échangede horions avec l’autre paysan ; il le remerciait à safaçon de lui avoir procuré notre visite. Nous laissâmesles deux Bulgares se rouer de coups ; il s’agissait avanttout de dételer les chevaux et de les mettre à l’abrisous un grand hangar qui se trouvait là à souhait.C’est alors seulement que M. M… intervint en médiateur.On donna une pièce blanche au conducteur, cequi parut l’étonner et changea aussi les dispositionshostiles du vieux fermier. On nous avait pris pour desréquisitionnaires, des pillards peut-être ! mais, du momentque nous étions gens à dénouer les cordons dela bourse, c’était toute autre chose.

L’amphitryon malgré lui fit lever à l’instant sa femme,son berger, deux jeunes filles, — les demoiselles ou lesservantes de la maison, je ne sais trop, — et comme cesestimables personnes couchaient toutes vêtues, il neleur fallut pas beaucoup de temps pour disposer sousle yalisk (la vérandah qui se trouve à l’entrée des maisonsdans les villages turcs) des nattes, des coussins etdes tapis. Mouston déballa les provisions, y comprisdeux bouteilles de champagne authentique. La famillebulgare, qui ne connaissait pas ces produits vinicoles,ouvrait de grands yeux, et le petit berger s’enfuit épouvanté,en écoutant la détonation des bouchons. La civilisationsous ces espèces n’avait pas encore pénétréjusque dans ces parages, et nous eûmes, ce soir-là, lemérite original de griser avec quelques verres de moëttoute une famille bulgare.

Les dames durent regagner en titubant leur dortoircommun ; le patriarche, capable d’ailleurs d’en ingurgiterlong, resta encore au milieu de nous et présidait enquelque sorte le festin improvisé. La longue chevelureblanche, l’ample robe de laine serrée à la taille parune ceinture bariolée, la figure caractéristique du Tcherkesseavec sa véritable expression de férocité, encorerehaussée par le bonnet de fourrure et la tunique garniede cartouches, donnaient à cette scène, qu’éclairait lalueur vacillante d’une chandelle fichée dans une bouteilleposée par terre au beau milieu du rond que formaientles assistants, une teinte à la Callot. Au dehors, on entendaitle chant du rossignol, le cri de la chouette et lesappels des sentinelles.

Pendant le repas, le Tcherkesse raconta en gasconnantun peu l’épisode qui lui avait valu sa blessure.« Il fallait à tout prix, dit-il, faire sauter un petitpont jeté sur un torrent, pour empêcher les Turcs denous poursuivre. Mes quatre frères d’armes et moi,nous nous glissons jusqu’au milieu du pont. Nous avionschacun un paquet de dynamite. Avant d’arriver à l’endroitoù il s’agissait de les déposer, deux sont tués parun obus, un troisième reçoit une balle dans le frontaprès avoir déposé la charge qu’il portait. Enfin lequatrième et moi nous retournons de toute la vitessede nos jambes en arrière, tenant les fils de nos paquets.Mais la distance a été mal calculée. Nous étions encoresur le pont que l’explosion se produisit. Mon ami estdéchiré en morceaux, ses restes tombent dans le torrentavec les débris du pont. Quant à moi, je n’y comprendsrien, j’ai été lancé à quelques mètres de là sur le rivageoù se trouvaient les nôtres, avec une jambe brisée.Pour le reste, j’étais sauf, et le pont était détruit. Uneambulance qui passait me recueillit, et je restai quinzejours au lazaret. A peu près guéri, je rejoignis lequartier général. L’empereur demanda à me voir. Il mereçut aujourd’hui sous sa tente. J’appris de sa boucheque j’étais décoré de l’ordre de Saint-Georges, il mel’attacha lui-même sur la poitrine (la croix brillait, eneffet, sur l’uniforme). Je remerciai Sa Majesté et allaisme retirer… « Il faut que tu te soignes, maintenant,me dit l’empereur ; auras-tu de l’argent pour le médecin ?… »Puis, avisant ma sacoche que vous voyez:« Ouvre-moi cela ! »

» J’obéis ; l’empereur alors, ouvrant un tiroir, prit àpleines poignées des pièces d’or de 5 roubles (20 francs)et il en mit autant que la sacoche en peut tenir ;voyez plutôt », et le Tcherkesse faisant jouer un ressortnous montra l’intérieur de son sac bondé d’impériales.

Comme je parus m’étonner un peu de cette largesse,M. B… cita quelques traits de généreuse prodigalitédu souverain de la Russie. Lui-même avait étémis à même d’en juger, puisqu’à chaque voyage dutzar il recevait un bijou de grand prix. En 1867, lorsquele tzar se rendit à Paris, M. B… fut chargé dediriger le convoi impérial. Aux grandes courses deLongchamps, l’empereur Alexandre ayant appris quel’ingénieur s’y trouvait avec sa femme, il se fit présentercette dernière, loua très-délicatement l’exactitudeet le dévouement de son mari, et lui envoya le lendemain,à l’hôtel où M. et Mme B… étaient descendus, unepaire de pendants d’oreilles de 20,000 francs. Dans d’autrescirconstances, le tzar a montré que tout en étantfort généreux, — avec l’or de ses sujets, — la notionexacte de la valeur de l’argent lui manque entièrement.Une anecdote peint bien cette noble insouciance.

Le ministre de la maison impériale, M. le comteAdlerberg, connu pour ses goûts fastueux, souffrait beaucoupd’une bronchite. Les médecins lui avaient conseilléune saison de trois mois à Nice. Le comte nedemandait pas mieux que de partir, naturellementavec sa famille, ses secrétaires et une partie de sonnombreux domestique, comme il convient à un grandseigneur ; mais les frais de déplacement l’embarrassaient,on fit une démarche indirecte auprès de l’empereur,et celui-ci se hâta de déclarer, comme on s’y attendaitdu reste, qu’il se chargeait de toute la dépense !voyage, séjour, médecins, de telle sorte que le comten’aurait à s’occuper de rien. « Combien lui faut-il ?ajouta S. M. — Deux mille francs ; ce sera assez. »Il y avait juste de quoi payer le voyage du comte etde sa suite jusqu’à Wirballen ! M. d’Adlerberg préférasoigner sa bronchite en Russie et ne s’en trouva pasplus mal.

M. M…, l’entrepreneur, ne pouvait se résigner àdormir sur de simples nattes de jonc comme nous. Lefidèle Mouston sortit de la charrette aux bagages un lit decamp qu’il déplia, monta et borda (il y avait une literiecomplète dans la bienheureuse charrette, qui ressemblaitun peu à une arche de Noé) ; il mit à ces soins lasollicitude d’une mère préparant le berceau de son enfant.Rien n’y manquait, pas même le moustiquaire. Maishélas ! malgré tous ces soins, notre sybarite passa unebien fâcheuse nuit. L’atroce mélange de pseudo-cliquot,de whiskey et d’eau minérale ne manqua pas son effet… Aquatre ou cinq reprises, Mouston qui couchait en traversde la porte d’entrée au pied du lit, fut forcé de prendreune lanterne et de guider son maître. Mais à chacune deses promenades, les chiens de garde se mirent à hurler, — cequi engageait des bœufs parqués dans une étableà mugir, — une centaine de moutons faisaient écho enbêlant, — pour ne pas être en reste, des coqs ténorslançaient des co-co-ri-cos magnifiques, et enfin des grognementsde porcs, coupés de miaulements félins brochaientsur le tout. Ce tutti de virtuoses du règne animalproduisait une véritable symphonie de la musiquede l’avenir et si quelque wagnerolâtre peut l’introduiredans sa prochaine tétralogie, je lui cède l’idée gratis — pource qu’elle vaut. Ces auditions terminées, lespromenades de M. M… ayant cessé, un bruit de tambours,de fanfares, de hourrahs, nous empêcha de dormirla grasse matinée. Le soleil se levait radieux etdéjà chaud. Le camp de la veille avait disparu. Lestentes étaient pliées, les troupes, une division de douzemille hommes, étaient rangées sur la pelouse sous nosyeux en un vaste carré. Au centre, le pope disait lamesse. Cette cérémonie achevée, le carré se rompit, etles bataillons défilèrent à travers champs dans la directionde Gorny Studen. Le mieux était de les suivre.Je laissai M. B… se reposer et M. M… vaquer aux soinsde sa toilette devant une table improvisée sur l’appuide la vérandah avec une pile de gros dictionnaires quisupportaient bien quinze flacons d’huiles, d’essences,de pommades et autres accessoires, sans compter plusieursjeux de brosses, des collections de peignes, etc.,etc., de quoi meubler le boudoir d’une dame très à lamode.

Je suivis à cheval le dernier régiment de la colonneet après vingt minutes de galop, j’atteignis Gorny Studen,assez gros village juché sur deux plateaux géométriquementséparés par un ravin. Le drapeau impérialflottant sur un grand mât indiquait sur la colline àdroite l’emplacement du camp de l’empereur. Sa Majesté,un peu souffrante depuis quelques jours, avait besoinde repos, elle dormait encore, par conséquent un aidede camp vint à la rencontre de la colonne pour fairecesser la musique qui jouait des airs fort pimpants.Les troupes, au lieu de passer devant la maison de l’empereurfirent un circuit et s’engagèrent directement surla route des Balkans.

Voici, pour donner une idée de la vie que l’on menaità cette époque au quartier général, le récit de majournée passée au milieu des hauts dignitaires de l’arméerusse.

9 heures du matin. Visite au général Steiner, prévôtgénéral de l’armée ; visite indispensable pour le visade mon passeport. Je trouve Son Excellence dans unebelle colère, selon son habitude, contre les fournisseurset vivandiers. Il vient justement d’en recevoirdeux qui s’étaient permis d’arriver au quartier généralsans autorisation. Ces honnêtes industriels avaientdû rebrousser chemin immédiatement sous la conduitede deux cosaques. L’accès de mauvaise humeur de SonExcellence ne passe pas, tout en apposant sa griffe surmon portrait-carte ; ce général me fait savoir que jen’avais pas le droit de séjourner plus de vingt-quatreheures au quartier général. Le rigoureux grand prévôtdut certainement s’apercevoir à la mine que je fiscombien cette communication me peinait peu.

9 heures 1/2. Je me fais indiquer la tente du colonelHasenkampf, chef du bureau d’information et dela presse. Cette tente est couverte en poil de chameauà la tartare, et grâce à cette précaution, il y règne uneagréable température. Le colonel, toujours aussi fin,aussi diplomate, aussi arrondi en gestes et ambigu endiscours, me reçoit dehors ; sans doute que les secretsd’État le rendent plus discret que poli. Selon sa louablehabitude, M. de Hasenkampf m’annonce qu’il n’ya rien, absolument rien de nouveau. Je m’offre alorsl’inoffensif plaisir de questionner mon très-discret interlocuteursur plusieurs faits qui me sont connus etcertifiés authentiques. Désarroi visible du colonel, quine comprend pas comment un journaliste est en mesured’être informé quand le bureau officiel de la pressea décidé qu’il ne devait rien y avoir de nouveau.

Je touchai aussi un mot à M. de Hasenkampf d’unM. de B… qui passait pour un agent du gouvernementrusse, fonctions qu’il a remplies effectivement àParis et en Suisse. Ce monsieur avait jugé à propos àBukarest de me signaler les mauvaises dispositionsde l’état-major russe à mon égard ; à l’en croire,j’étais marqué comme un ennemi de la Russie, et jerisquais gros en suivant les opérations. Je priai M. lecolonel Hasenkampf de me communiquer les raisons,qui, selon M. de B…, m’avaient mis en quelque sorteau ban de l’état-major. Le colonel haussa les épaules:« M. de B…, dit-il, est un blagueur. »

Dix heures. Déjeuner dans un des restaurants très-gentimentétablis à l’extrémité du camp. On se diraità une fête en Suisse, dans une de ces cantines que lesentrepreneurs savent si bien recouvrir de toiles bariolées.Le paysage accidenté complète encore l’illusion.Les cantiniers sont des Alsaciens qui ont émigré enBulgarie dans l’espoir de faire fortune. Ils se plaignent,ils se répandent en récriminations amères sur lesprocédés de leurs clients. Plus l’officier russe est élevéen grade et plus il est de grande famille, moins ila d’égards pour ceux qui le servent. Il ne regarde pasaux épithètes malsonnantes, aux verres jetés à la figure,et même aux coups. Un des deux Alsaciens était horsde lui. Un des aides de camp du prince Leuchtenbergvenait de le traiter en propres termes de compagnonde Saint-Antoine. Il est vrai que ce mouvement devivacité était motivé par le fait que, dans sa sage prévoyanceet pour compenser les injures qu’il étaitforcé d’empocher, le bon cantinier avait encore hausséde deux francs le prix de chaque bouteille de champagne,et qu’il réclamait un louis pour la fiole qui luicoûtait bien cinquante sous, non pas à Reims ou àAï, mais à Pesth. Pourtant l’avidité d’un marchandn’excuse en aucune manière le manque d’éducationdes clients titrés. A une table voisine de la mienne,plusieurs jeunes gens de fort bonne mine, vêtus d’uniformestout ruisselants d’or et d’argent, s’interpellantentre eux: « mon cher comte, mon prince », parlaientune langue digne de Coupeau, de Mes-Botteset des autres héros faubouriens de l’Assommoir. Déjeunerpas trop mauvais, un peu cher, mais qu’en sommeon devait s’estimer heureux de trouver cuit à pointdans ces parages.

Midi. Chaleur torride, sénégalienne, infernale. Jevais au campement impérial. Il faut descendre unecolline et monter une autre. Le tzar, qui est propriétairedu palais d’Hiver, avec ses deux mille fenêtres defaçade, du fier Kreml de Moscou, de l’opulente villade Livadia et de bien d’autres palais dignes des Mille etune Nuits, habite depuis plus d’un mois la maisonnettede bois d’un paysan bulgare. Quand l’empereurs’installa dans cette cahute, il n’y avait pas de vitresaux fenêtres et pas de vitrier dans les environs ; ilfallut garnir les carreaux avec du papier de différentescouleurs.

L’ameublement de l’unique pièce habitée par l’empereurest à peu près tel qu’il suffisait aux besoinsde confort très-peu développés de la famille du fermier.On y a ajouté seulement un lit de camp et un fauteuilassez usé. La table de travail de l’empereur a été fabriquéeau camp même, elle possède une infinité de tiroirs ;les chaises et les bancs de bois sur lesquels on reçoitles visiteurs ont été, comme je l’ai dit, empruntés aumobilier ordinaire, enfin les carreaux de papier ne suffisantpas pour préserver le puissant autocrate des mouches,on avait tendu des pièces de mousseline rose qui,en interceptant les rayons du soleil, répandaient sur cetintérieur une lumière discrète, tamisée, mystérieuse,comme chez une beauté mûre, qui a des raisons depréférer les demi-teintes.

Deux autres pièces de cette maison de paysan étaientréservées l’une au comte Adlerberg, ministre de la maisonde l’empereur et ami particulier d’Alexandre II,l’autre était habitée par le véritable auteur de laguerre d’Orient, — le général Ignatieff. L’étoile si brillantede ce militaire diplomate, pâlissait de jour enjour depuis que les affaires n’allaient plus à souhait. Ilsentait planer au-dessus de sa tête la disgrâce qui allaits’abattre sur lui, et son état inquiet, nerveux, morbide,le prédisposait à la fièvre, — par ordre — qui ne tarderaitpas à l’atteindre, et qui le forcerait à retourner dansses terres. La responsabilité qui pesait en ce momentsur l’ex-ambassadeur de Russie à Constantinople étaiténorme. Il y avait, aux archives des affaires étrangères,certains casiers pleins de rapports sur la prétendueimpuissance militaire de la Turquie, sur le mauvaisétat de son armement, sur la démoralisation et l’impéritiede ses chefs. C’est en se basant sur ces rapportsqu’en dépit de conseils de gens connaissant le tempéramentmilitaire des Turcs, la Russie se lança dansla guerre avec des forces inférieures et comme s’ils’agissait d’une promenade militaire.

Ce sont ces rapports qui furent invoqués au châteaude Livadia, en novembre 1876 quand le ministrede la guerre et quelques généraux prétendirentqu’avec deux cent mille hommes, on pourrait venir àbout de la Turquie, opinion énergiquement combattuepar le grand-duc Nicolas. Or, toutes ces piècesétaient signées en toutes lettres Ignatieff. Ou bienle militaire diplomate s’était laissé grossièrement induireen erreur, ou il avait trompé son monde. Cedilemme posé à plusieurs reprises avait beaucoupamoindri la fougue orgueilleuse de l’ex-ambassadeur.Il était bien modeste pour le moment, l’homme qui,aux yeux de la population, se donnait des apparencesde demi-dieu.

L’empereur tenait deux fois par jour, à onze heureset à sept heures, table ouverte. La salle à manger avaitété improvisée dans la cour de la ferme, sous unegrande tente en toile. On mettait le couvert pour centvingt personnes au moins, auxquelles se joignaient ordinairementune dizaine ou une vingtaine d’invités. Lacuisine se faisait en plein air. Les diverses marmites,casseroles, bouilloires, etc., reposaient sur de forts chenets,fournis par les poutres de bois des maisons turques,que l’on commençait déjà à brûler et à abattre.Un Français, M. Vavasseur, avait la haute main sur leservice de bouche. Il exerce, à la cour de Russie, lacharge de maître d’hôtel. Habillé d’un uniforme vert,de coupe sévère et administrative, il circule au milieud’une vingtaine de marmitons, revêtus du costumeclassique, et surveille l’exécution rigoureuse du menuqu’il a dressé le matin, en tâchant de se conformer auxgoûts de Sa Majesté, autant que le permettent les circonstanceslocales. Pour le moment, le mouton et ledindon constituent le fond de ces menus ; on les accommodeà toutes les sauces variées, que la féconde imaginationd’un cuisinier de cour est capable d’inventer.Les additions étaient fournies par la fabrique spécialede conserves que M. Vavasseur a installée à Saint-Pétersbourgpour le service exclusif de la cour, et pardes entremets sucrés, dont la plus gourmande desnonnes eût fait ses délices. Les vins étaient, cela vasans dire, de premier choix, et soumis à un contrôlesévère ; enfin, réjouis-toi, orgueilleuse Normandie ! soisfière de tes produits, — le palais du tzar répugne àtout autre condiment d’assaisonnement que le beurred’Isigny. Chaque courrier en apportait de grosses boîtesde fer-blanc, qui contenaient cinq à six kilos convenablementsalés et conservés.

A côté du campement impérial, le télégraphe decampagne et la poste militaire sont installés dansdeux fourgons assez semblables à des voitures de saltimbanques.C’est à ce fourgon qu’aboutissent lesminces et chétifs fils de fer que l’on voit plantés aubout des bâtons jaunes, maigres comme des manches àbalai, sur toute les routes où une colonne russe apassé. Les employés de la poste sont presque d’aussiméchante humeur que dans certains bureaux parisiens.

Quatre heures. J’ai lu, écrit et dormi sous la tentedes cantiniers alsaciens. On me réveille en m’annonçantqu’un correspondant est arrivé des Balkans, où l’onse bat avec opiniâtreté depuis six à sept jours: un véritablecombat de géants. Je vais voir, et je trouve, attabléavec une douzaine d’officiers, M. Forbes, du DailyNews, mais en quel équipage, grands dieux ! La peau duvisage était complétement tannée, grillée et par là-dessuscouperosée, grâce à une jolie insolation. Les mainsétaient hâlées, comme si elles avaient été passées à lapoussière de charbon ; les habits noircis, déchirés, couvertsde poussière, offraient l’aspect de loques informes,enfin tout le personnage montrait les traces d’une coursefolle pendant trois jours et deux nuits sur un malheureuxcheval qui n’en pouvait plus. D’après le récit quenous fit rapidement M. Forbes, et que les convives militairesécoutaient avec une attention d’autant plusgrande qu’on n’avait eu encore aucune nouvelle, unelutte homérique (il n’existe aucun autre terme) estengagée depuis le commencement de la semaine dansles passes des Balkans et surtout dans la passe la plusétroite et la mieux fortifiée, celle des Skipka.

Gourko, forcé de rétrograder devant Suleyman,condamné à évacuer la Roumélie, n’avait pas commisl’immense faute de laisser les Balkans dégarnis. Confiantdans l’énergie et l’esprit de sacrifice réellement admirablede ses troupes, il avait laissé dans la passe etdans les redoutes une poignée d’hommes, avec la consignede se faire hacher en attendant les renforts, maisde ne pas céder un pouce de terrain. Cette consignefut rigoureusem*nt exécutée. Les Turcs, de leur côté,sentant l’importance de la possession de ces passes, etconduits d’ailleurs par un Suleyman-Pacha, dont letrait dominant de caractère était l’entêtement, s’acharnaientcomme des démons après les précieuses positionsdéfendues par leurs ennemis. Pour se rendrecompte de cette lutte, il faut se représenter ce champde bataille figuré par des sentiers tortueux faits pourles chamois et les chèvres, s’ouvrant des deux côtés surdes précipices sans fond, de rochers qu’il fallait escalader,le coutelas entre les dents, en s’aidant des piedset des mains, de buissons pleins de ronces, où les vêtementset la peau se déchiraient…

C’est dans ces conditions qu’on se battait sans trêveni repos, et au prix de sacrifices incroyables, qui prouvaientbien le mépris le plus stoïque de la mort cheztous les Musulmans. Les Turcs avançaient avec lenteurmais sûrement. Si des secours n’arrivaient pas promptement,si, malgré les difficultés inénarrables des chemins,on ne transportait pas à dos de mulet ou à dosd’homme des canons, des munitions et des vivres, lapasse était perdue pour les Russes, le Danube était menacé,et de l’expédition du général Gourko, de ce rideétonnant par son audace et sa légèreté, il ne resteraitrien que les villages incendiés de la Thrace et lesgouffres béants des Balkans remplis de cadavres turcs etrusses: magnifique banquet offert aux aigles et auxvautours.

M. Forbes, en arrivant au quartier général, avait faitun long récit de ce qu’il avait vu au général Ignatieff.Celui-ci s’était empressé de communiquer ces renseignementsà l’empereur. Le tzar qui depuis la veilleattendait avec une impatience fiévreuse un officierd’état-major, donna l’ordre de mander devant lui lecorrespondant anglais. Un aide de camp vint donc chercherM. Forbes et le conduisit chez l’empereur. Il restaplus d’une heure en conversation avec Alexandre II, etl’on raconte que le souverain et le journaliste rédigèrentensemble la longue dépêche au Daily News quiapprit à l’Europe la lutte acharnée autour de la passede Shipka. M. Forbes dut ensuite refaire son récit augrand-duc Nicolas, et comme on lui demanda ce quiqui était le plus agréable, il réclama une charrette etdes chevaux pour continuer sa route dans la directiondu Danube ; le vœu fut immédiatement exaucé.

Six heures du soir. « Il y a encore de mauvaisesnouvelles, ils sont d’une humeur de chien ! » me ditl’un des Alsaciens. Je me mis en quête d’informationset j’appris qu’en effet les choses allaient de mal en pisdu côté de Rustschuk, on disait Biela repris parMehemet-Ali, les Turcs en marche sur Sistow ; on s’entretenaitmême de l’évacuation prochaine de Gorny-Studenet de la retraite sur le Danube. Le tempéramentdes Russes est ainsi fait: il voit ou bien tout entrès-rose ou tout en très-noir.

Le petit fourgon du télégraphe de campagne est enpleine activité ; on appelle de tous côtés des secourspour les Balkans.

Un convoi de munitions et une colonne de voiturespleines de provisions se forment et l’empereur se rendcompte en personne si ses ordres ont été fidèlementexécutés. Les convois partiront dans la nuit.

Neuf heures. Depuis une heure deux musiques militairesjouent devant la cantine qui se remplit peu àpeu d’officiers de tous grades. On achève le concert parle ballet du Prophète. A la tombée de la nuit, les soldatsse rangent sur deux lignes, sans armes, en petitetenue, ils entonnent un cantique: la prière du soir.C’est une mélodie grave, pénétrante, moitié militairemoitié religieuse. La prière achevée, les soldats rampentsous leurs tentes, et les officiers de service vontrejoindre leurs camarades à la cantine. Pour moncompte personnel, j’accepte avec reconnaissance unebotte de paille et une couverture que m’offrent lesbraves cantiniers alsaciens, et je dors du sommeil dujuste jusqu’au patron-minette le lendemain. Mon sommeilétait même tellement sérieux, qu’un incident quimit le camp en alarme, un coup de feu échappé aufusil d’une sentinelle, ne le troubla même pas.

Le soleil en se levant me surprenait à deux kilomètresenviron du quartier général. Avant midi j’étaisà Sistowa, où l’animation la plus grande régnait mêléeà toutes sortes d’odeurs de fritures, et, le soir, avant decontinuer ma route vers Bukarest, je visitai, au lazaretde Simnitza, un confrère, M. Pognon, correspondant del’agence Havas, qui avait été aux trois quarts assommépar un soldat russe qui voulait le dépouiller. Jetrouvai M. Pognon en assez triste état (il est guéridepuis), soumis au même traitement que les officiersde son entourage, blessés à Plewna ou devant Rustschuk,et préoccupé surtout du bruit qu’on allait faireautour de cette attaque dans les journaux russes etviennois hostiles à la Russie.

CHAPITRE XVIII

Voyage dans la Dobrudja. — Une fausse alerte. — Les Turcs enRoumanie. — Conseil de guerre en wagon. — Galatz villemorte. — Braïla. — Histoire d’un bateau torpille. — A la recherchedu trésor du Lufti-Djelil. — Les plongeurs. — Déception.

Le 7 ou 8 septembre, le convoi qui part de Bukarestà dix heures du matin, dans la direction de la Moldavie,emportait un grand nombre d’officiers russes, àleur tête le général prince Woronzoff, aide-de-camp del’empereur. La destination de ces messieurs était la petiteville de Buseo, sur la ligne de Jassy, à trois heuresenviron de la capitale. Leur mission ostensible était dese rendre au-devant des premiers bataillons de la gardeimpériale annoncés depuis près d’un mois (comme s’ilétait possible de faire franchir à soixante mille hommes,avec armes et bagages, un espace d’un demi-millier delieues avec la rapidité de l’hirondelle fendant l’air). Maisle but secret et véritable du voyage était bien autrementimportant que l’accomplissem*nt d’un acte de politessemilitaire. Il s’agissait tout simplement de prendre des mesurespour préserver le littoral roumain d’une invasionde Turcs. Certains points étaient positivement menacés.A Silistrie, en face de la petite ville roumaine de Kalarasch,les pionniers turcs construisaient un pont, et onpouvait lire dans des lettres de Constantinople, publiéespar de grands journaux très-sérieux, que vingt milleCircassiens et bachi-bouzouks allaient, le séraskier lui-mêmele prédisait, rendre visite à la principauté. Legénéral Woronzoff avait l’ordre de ramasser toutes lesforces échelonnées dans l’intérieur du pays, de requérirles premiers bataillons de renfort venant de Russie qu’ilrencontrerait en route et de les diriger dans la directiondu littoral qui paraissait la plus menacée. Il y avaitpéril en la demeure. La veille, le ministre de l’intérieuravait reçu un télégramme de la préfecture de Kalaraschconçu en termes désespérés, annonçant que la population,s’attendant à chaque moment au passage des troupesmusulmanes, fuyait dans l’intérieur du pays, et quele signataire de la dépêche (c’était en l’absence du préfet,son secrétaire), se disposait à mettre les archives etla caisse hors des atteintes des bachi-bouzouks. Le préfetde Kalarasch était précisément en congé dans la capitale,il reçut l’ordre de rejoindre immédiatement sonposte.

C’est ainsi que je le trouvai dans le wagon-salon avecle prince Woronzoff et ses aides de camp. On tint conseilde guerre dans le coupé. Un des officiers déployaune grande carte d’état-major, et tout le monde suivitattentivement les tracés des routes afin de se rendrecompte de quelle manière rapide on pourrait faire parveniraux milices territoriales du littoral les secoursindispensables pour repousser une attaque de l’ennemi.Pour les Russes, il ne s’agissait pas seulement de préserverle territoire d’un allié, que leurs revers semblaientà ce moment livrer à l’invasion, il fallait aussigarder leur unique ligne de communication rapide. Lebut d’une incursion de bachi-bouzouks n’était pas seulementle pillage, mais aussi l’anéantissem*nt de laligne de chemin de fer Bukarest-Jassy. Cette interruptionaurait été plus fâcheuse et bien plus sensible quejamais au moment où l’on attendait les secours. De làl’empressem*nt de l’état-major russe à préserver la côtede la Roumanie.

Les fâcheuses nouvelles de la veille avaient déjà faitla boule de neige. A Buseo, toute la population, bourgeoiset paysans, encombraient le quai de la gare. Ilsattendaient avec anxiété les nouvelles que nous devionsleur apporter, mais, au contraire, c’est nous qui allionsêtre renseignés par des gens très-effarés et ne demandantpas mieux que de jaser pendant tout l’arrêt du train.

Voilà ce qui s’était passé. Dans la nuit, les paisibleshabitants avaient été réveillés en sursaut par le fracasdes roues de l’artillerie et des caissons résonnant sur lepavé ; une batterie d’artillerie, stationnée dans la ville,s’éloignait au grand galop. Le matin, deux sotnias decosaques étaient également parties dans la direction duDanube. Il n’en fallut pas davantage pour faire supposerque la tentative projetée avait été suivie d’un pleinsuccès et que les Turcs étaient déjà à Kalarasch et mêmeau delà.

Sur le parcours, jusqu’à Braïla, on retrouvait à toutesles stations la même cohue de curieux avides de nouvelles,désespérés de ne rien apprendre de positif, etprévoyant, pour le lendemain, l’arrivée des éclaireursennemis. Il faut convenir que si les événements ontmontré que ces terreurs étaient inutiles, on ne pouvait lesconsidérer comme tout à fait sottes et puériles. La Roumanie,comme je le remarquai chaque fois dans mesexcursions, pays complétement plat, dépourvu de touttravail de fortification, était livrée à un coup de main.Donc, n’accusons pas ces braves gens, dont quelques-unsfaisaient leurs paquets, de poltronnerie exagérée ; ilsétaient inquiets et avaient toute raison de l’être.

Galatz, la grande cité commerçante de la Roumanie,m’a fait une impression de tristesse comme on doit enéprouver en mettant les pieds dans une des villes mortesdont parlent les voyageurs. Morte, Galatz le paraissaiten effet, au mois de septembre 1877. Les grandesmaisons entourées de beaux jardins, les villas opulentesdes consuls, reconnaissables à l’immense mât dressé devantla porte où l’on arbore les couleurs de la nationalitédans les occasions solennelles ou périlleuses, lescottages des négociants, puis, un peu plus loin, vers leport, les comptoirs des sociétés de navigation, d’assurance,les banques et les docks, tout cela était morne,désert, abandonné. Pas une lumière ne brillait derrièreces volets, personne dans les serres, dans les salonssomptueusem*nt meublés où se réunit à cette heure,dans les temps normaux de la paix, une société raffinéedans ses goûts, aimant les réunions, les fêtes, les plaisirs,étalant un luxe largement alimenté par l’importanceet l’étendue des transactions commerciales.

Toute cette gentry était bien loin ; le port étant fermé,la navigation suspendue par des torpilles, il n’y avaitaucun intérêt qui retînt à la glèbe les armateurs etleurs familles. On s’était dispersé un peu partout: dansles eaux de la Bohême, sur la plage d’Ostende et deBrighton, dans les casinos de Trouville ou de Luchon,partout où les belles toilettes — un peu tapageuses — etles allures élégantes étaient assurées de trouver un publicd’élite d’admirateurs. Pendant quelques semaines, laprésence de nombreuses troupes russes avait donné àGalatz une animation d’un autre genre, mais depuis latournure des événements on s’était hâté d’expédier enBulgarie tout l’effectif disponible dont la présence étaitbeaucoup plus essentielle au col de Shipka ou à l’arméetrès-menacée du prince héritier qu’autour des billardsdes cafés de la grande place ou dans les pintes grecquesdu port. Je me rendis compte bien vite que pour apprécierGalatz à sa valeur il fallait surprendre ce Marseilledu Danube en pleine activité, alors que les barques,les navires, les trois-ponts même, amarrés dansle port, circulent joyeusem*nt, entrant avec une cargaisonde monnaie et sortant bondés de marchandises.Je m’enfuis à Braïla.

Cette seconde cité commerçante, tout aussi déserte,tout aussi morne que l’autre, offrait au moins quelquesréminiscences historiques du début de la guerre. C’estici que l’on bâtit, le 22 juin, le premier pont sur lequelle corps Zimmermann avait passé dans la Dobrudja.C’est ici également, ou du moins en vue de cette villebombardée par elles, que furent coulées deux canonnièresturques. Le passage, en somme très-engageantpar lui-même, valait bien l’honneur d’une visite.

Au-dessus de la ville, un peu sur la droite, s’élèveun coteau planté de vignes et d’arbres fruitiers très-soigneusem*ntentretenus. De cette hauteur on dominetout le panorama: le Danube formant un coude au-dessousde la ville, le canal d’Atschin rejoignant lecours principal du grand fleuve et au fond du tableau laville turque d’Atschin. C’est ici que les Russes avaientinstallé leurs batteries en pénétrant dans les principautésau mois d’avril, et la position était assurémentbien choisie. Depuis cinq mois, du reste, les ouvrages dedéfense, rapidement élevés, étaient devenus inutiles,la guerre avait été portée bien plus loin et les blanchesmaisons de Braïla n’avaient plus à redouter d’autrescicatrices à part celles que çà et là elles montraientorgueilleusem*nt au voyageur de passage. Les canonsavaient été transportés ailleurs, et sur les redans, lescontrescarpes, les chevaux de frises et les plates-formesdes batteries poussaient l’herbe, les fleurs et surtout despommes. L’heureux commandant de place vivait envillégiature. Il avait fait venir de Russie sa femme,ses filles, leur gouvernante et s’était installé avec lasérénité d’un philosophe épris de la nature dans unepetite bastide sur le point culminant du coteau, aucentre des vignes. C’est au milieu de ce charmant intérieurque je trouvai le guerrier dont l’autorisationétait indispensable pour visiter ce domaine, devenu lesien, par droit de conquête. Le capitaine interrompit laleçon qu’il était en train de donner à la plus jeune deses « demoiselles », me demanda la permission defaire un petit bout de toilette et nous nous mîmes en route.

« Voyez-vous cette mâture qui surgit hors de l’eau ?me demanda le capitaine quand après avoir visité très endétail toutes les anciennes batteries, nous eûmes grimpésur le talus le plus élevé des ouvrages. J’interrogeail’horizon et je découvris après quelques efforts unegrande flèche de bois qui se balançait, en effet, hors del’eau. Il pouvait y avoir, de l’endroit où nous étions àcette épave, quatre kilomètres et demi environ. C’est àcette distance que le Lufti-Djelil fut coulé bas d’unseul coup de canon. C’est à l’endroit même où nousnous tenions que le coup fut tiré. Le canon, uneénorme pièce se chargeant par la culasse, au cou très-court,apoplectique et près d’éclater à chaque décharge,avait été conservé dans la batterie.

Un malheur ne vient jamais seul. C’est ainsi que huitou dix jours après la perte de Lufti un autre bâtimentde le flottille turque fut anéanti cette fois par des torpilles.

Le capitaine, mon guide, qui alors ne pouvait donnerautant de soins à sa famille, avait fait partie decette expédition. Il s’agissait, pour la marine russe,d’éprouver l’efficacité d’un nouveau genre de torpillesrécemment inventées et qui avaient été fabriquées, neutralitéà part, en Autriche.

Voici comment on avait organisé l’expédition. Pendantla journée un officier roumain sachant le turcétait allé à Atschin en explorateur et vêtu d’un déguisem*nt,en marchand de dattes, je crois, il avait trouvémoyen de se faire conduire à bord d’une de ces chaloupescanonnières. Tout en fixant dans sa mémoireles endroits les plus propices pour la pose des redoutablesengins, il raconta au commandant turc que lesRusses étaient en fête à Braïla et qu’ils célébraient pardes libations très-copieuses un anniversaire national.

Le capitaine remercia le faux marchand de dattes deson renseignement et il y ajouta tellement foi qu’ilnégligea de prendre les précautions les plus élémentaireset envoya tout le monde se coucher. L’explorateuravait dit vrai en partie. Les officiers russes deBraïla étaient réunis dans la grande salle d’un hôtel etcélébraient la fondation de leur régiment. Mais tandisqu’on s’abandonnait aux plaisirs de la table à l’hôtelde ***, un officier de marine russe suivi d’une dizained’hommes — mon interlocuteur en était — s’avançaientà pas de loup le long du rivage et s’embarquaient surun des petit* bateaux à coquille plate et muni d’unemachine à vapeur d’une grande puissance, mais dontle tuyau n’est guère plus large que celui d’un poêled’appartement. C’est dans ces frêles embarcationsqu’on dépose les torpilles sous leur triple cuirasse etreliées par un fil de fer.

La nuit était très-noire, rien ne trahit ce départ mystérieuxde la petite expédition. Le vapeur minuscule coupaavec hardiesse et agilité jusque sous les murs d’Atchin.Le Roumain indiqua parfaitement les places… deuxtorpilles furent jetées à l’eau et glissées sous la quilledu cuirassé ottoman où tout dormait, qui semblaitdormir lui-même. Un coup de feu retentit cependant.Une sentinelle, postée plutôt pour satisfaire aux loisde l’étiquette que par précaution, sur la plate-formede la cabine du capitaine, s’était doutée de quelquechose, elle avait tiré un coup de fusil suivi de quelquesautres ; l’alarme était donnée trop tard, la petite chaloupefuyait à tire d’ailes vers Braïla tandis que lesressorts infernaux des torpilles mesuraient le tempsque le capitaine et l’équipage du beau navire avaientencore à vivre. Une explosion formidable retentit suivied’une seconde. On vit une immense colonne deflammes se projeter vers le ciel puis se dissiper enune fumée qui se perdit dans les ombres de la nuit.

Un bruit de remous et c’était tout. Un beau navireet trois cents êtres humains venaient de s’engloutirdans les flots ! La force de la commotion avait été telleque tout avait disparu.

La carcasse du Lufti-Djelil, l’autre canonnièreanéantie par un seul boulet russe reposait au fond duDanube et grâce à la baisse extraordinaire des eaux,les mâts, comme nous avions pu nous en apercevoir,étaient visibles. L’offre d’aller sur les lieux visiter cetteépave fut acceptée avec enthousiasme et peu aprèsnous roulions tous trois sur le grand pont bâti àpilotis qui relie la Dobrudja au continent roumain. Lapremière chose qui frappe le regard en débarquant del’autre côté c’est un tableau de dévastation. Un village,Gecet, habité par des Turcs, où les habitants de Braïlavenaient souvent passer le dimanche, avait été entièrementanéanti. Il ne restait d’une centaine de maisonsque les soubassem*nts de bois comme pour attesterque des hommes avaient demeuré ici et que d’autresavaient brutalement détruit leur asile. Le respect de lapropriété avait été, paraît-il, pratiqué de cette façondans toute la Dobrudja, et les colonels de cosaquesavaient résolu à leur manière la question d’Orient ensupprimant les musulmans et en bouleversant leurshabitations.

Pourtant si d’un côté la guerre cause des ruines, del’autre on lui doit des créations. Nous avons vu qu’unpont reliait les deux rives du Danube. Le capitaine ditavec fierté combien de centaines de mille roubles ilavait coûté à son empereur. C’est le terme consacréet invariable. L’empereur paie tout, donne tout…Mais là ne s’arrêta pas la force de création dans cetteguerre. Autrefois il n’existait aucune communicationrégulière entre Atschin et le rivage du canal du Danube,on se perdait au milieu des joncs ; aujourd’huiil y a une route assez large et pas trop incommode,installée par le génie russe et rapidement achevée,grâce au concours des matelots grecs et italiens sansouvrage, subitement transformés en paveurs. Il fallutquitter cette route après avoir fait trois ou quatre centstours de roue et s’engager au milieu des joncs qui atteignaientpresque à hauteur d’homme sur un terrainmarécageux qui est sous l’eau la moitié de l’année.Tout d’un coup les joncs se séparent, voici une éclaircie:la partie supérieure de la cheminée du Lufti-Djelila été projetée de ce côté et en tombant elle a faitplace nette.

Nous retrouvons cette immense pièce, commençantdéjà à se rouiller, fendue en deux, zébrée de rouge et denoir. Cinq minutes plus loin la forêt de jonc s’ouvre denouveau, mais cette fois sur le fleuve ou plutôt surl’étroit canal qui forme un des innombrables bras.L’épave du Lufti est là devant nous à quelques brasséesseulement. Les eaux sont tellement descendues depuisquelques jours que toute la plate-forme du gouvernailest à découvert. A la vérité le gouvernail même estbrisé, l’élégant grillage qui entrave et protége la plate-formeest rompu en maints endroits et tordu dansd’autres ; en revanche tout l’avant de la quille est enparfait état de conservation ; on peut encore, mêmeadmirer le luxe de badigeon de la marine militaireturque. La coquille du bâtiment était peinte en blancavec des baguettes d’or, tout comme le salon d’unbourgeois aisé. Un croissant d’or entouré de lettresfantaisistes brillait au-dessus du mât d’artimon. Lapartie inférieure du navire était enfermée sous l’eau.

On attendait avec une certaine impatience à Braïlaque la baisse continue des eaux mît complétement à nula carcasse, et une pensée de lucre se rattachait à cetteattente. Il y avait au sujet du navire une petite légende.La veille même du jour où l’explosion se produisit, racontait-on,une somme de 80,000 livres turques, enbelles pièces d’or, avait été transportée à bord du Lufti-Djelil,c’était la caisse de la flottille ; en outre, les notablesd’Atschin avaient mis en sûreté à bord leurs bijouxet leur argenterie. De cette manière, le Lufti-Djelil prenaitles proportions d’un galion, et je n’aurais pas étéétonné si une société par actions s’était formée commepour ceux de Vigo. Faute de plongeurs attitrés et officiels,des ouvriers grecs, employés à la réparation de laroute, et des soldats pratiquaient des fouilles pour leurcompte. Le capitaine, désireux de se rendre compte durésultat de ces recherches, monta sur la plate-forme dugouvernail. Je le suivis, mais bientôt je battis en retraitesérieusem*nt épouvanté.

Par un grand trou, effet de l’usure du bois par l’eau,l’œil plongeait dans l’entrepont ; des cadavres y séjournaientdepuis trois mois, gonflés outre mesure, défigurésen partie, rongés par les poissons et les rats d’eau…Le spectacle était atroce. Il y avait surtout un nègrevêtu d’une sorte de grand burnous, dont les yeux avaientété lancés hors de leur cavité ; le nez, à moitié dévoré,n’offrait plus au regard qu’un lambeau informe de chairrougeâtre. Un des pieds commençait à se dépouiller dela peau, tandis que l’autre était encore dans une pantouflede maroquin, bien conservé. Deux jolies petitesmouettes, au blanc plumage, donnaient de gais coupsde bec dans le crâne d’un officier étendu la facecontre terre…

J’en avais assez vu et j’admirai fort, mais sans l’envier,la puissance de nerfs chez deux dames russes quivisitaient également l’épave et ne paraissaient pas pouvoirse rassasier à la vue de ce tableau qui aurait certainemententhousiasmé le plus féroce des impressionnistes.Mon compagnon, le capitaine, sans s’émouvoir,donna l’ordre à un soldat de sauter à l’eau pour voir s’iln’aurait pas pied sur le plancher du pont. Le troupier,sans se sentir gêné autrement par la présence des deuxdames, ôta tunique, culotte, chemise, et parut bientôtavec un collier d’amulettes autour du cou pour toutornement. Il fit un signe de croix et s’élança, et, aprèsun plongeon, reparut debout avec de l’eau jusque sousles aisselles.

Il avait pied, en effet, sur le plancher du pont, maisil lui fallut déployer beaucoup d’adresse et d’attentionpour ne pas culbuter dans une des grandes crevassescausées soit par les bombes, soit par l’usure. Il seraittombé, perdu sans rémission, dans le fond de la cale dubâtiment au milieu des cadavres et des détritus de touteespèce. Le brave garçon ramassa une à une plusieurscuriosités: un sabre d’origine hongroise et fabriqué ausiècle dernier, comme le prouvait une inscription ; descartouches en grand nombre, toutes de fabrication anglaise ;une petite cassette contenant des papiers de bordet une foule de bricoles qu’il passait respectueusem*ntà son chef, debout sur la passerelle. Mais aucune traced’un trésor !

Soudain le troupier plongeur poussa un cri aigu: ilvenait de heurter un corps dur de son pied. Il tâtonnasous l’eau avec les mains, mais l’objet contre lequel ils’était buté était trop lourd pour qu’un homme seul fûten état de le soulever. Un second soldat, sur un signedu capitaine, se déshabilla également.

Tous deux se munirent d’une barre de fer dont ils seservirent comme d’un cric. Après beaucoup d’efforts,de jurons et de cris, le mystérieux objet est enfin soulevé,c’est le couvercle d’un coffre-fort ! Triomphe etbénédiction ! La caisse du Lufti-Djelil est retrouvée,dans quelques instants les flots d’or, les cariatides debijoux vont apparaître, tout cela sera de bonne prise.L’officier stimule l’ardeur des hommes, il leur prometun pourboire royal, à-compte sur la découverte. Mais lamise au jour du trésor n’est pas aisée, le coffre est ouvertbéant, l’intérieur contre le plancher, les parois defer forment ainsi un triangle qu’il s’agit de dresser encarré à l’aide du cric pour vérifier l’intérieur. Ce travail,très-pénible à exécuter dans l’eau, dura deux heures,pendant lesquelles j’eus le temps de faire une excursionà Atschin, la première ville importante de la Dobrudja.Je n’y trouvai d’ailleurs rien de bien intéressantet me hâtai de retourner sur le théâtre des fouillesaquatiques. La mine très-allongée du capitaine me renseignabien avant qu’il eût parlé sur le résultat négatifde l’entreprise. L’immense coffre-fort était aussi videque celui où devraient se trouver les fonds affectés aupaiement du coupon ottoman. La légende du trésorétait-elle comme les neuf dixièmes des légendes un purhumbug, ou bien d’autres fureteurs plus avisés avaient-ilsapprofondi plus utilement les mystères du Lufti-Djelillaissant aux tard-venus la carcasse, c’est-à-direle coffre-fort, et, comme fiche de consolation, quelquesarmes à moitié détériorées ? Je réfléchissais là-dessustandis que le soir même le train me ramenait à Bukarest.

CHAPITRE XIX

La bataille des trois jours devant Plewna. — Entrée en campagnede l’armée roumaine. — Prise de Grivitza. — Le tzarle soir de la bataille. — Un avocat qui prend un fort. — Lespertes énormes des Russes et des Roumains. — Routes encombréesde blessés.

Le parti composé de patriotes roumains les plusardents qui voulaient faire intervenir activement laprincipauté dans les opérations militaires, avait atteintson but. Les événements, il est vrai, y avaient contribuépour beaucoup. Les Russes, si dédaigneux tout d’abord,traitant du haut en bas ces alliés qui étaient d’uneautre race et qui agissaient selon des principes politiquesdifférents, furent très-heureux de trouver unearmée de 40 à 50,000 hommes, pourvue d’une bonneartillerie, disciplinée et ne demandant qu’à marcher.Les revers nous font voir toute chose sous un jourtout à fait différent, et parfois cet aspect est le seulvrai. Par conséquent, les vœux de MM. Rosetti et Bratianoallaient être comblés: la Roumanie allait affirmersa vitalité et ses capacités militaires qu’on lui contestait ;elle allait laver dans le sang tous les quolibets,toutes les railleries dont il était de bon goût d’accablerles latins du Bas-Danube. Les deux éminents patriotesque je viens de nommer étaient soutenus par la foi dansleurs concitoyens, par la confiance dans les vertus militairesde la jeunesse. A ceux qui faisaient des objections,dictées non pas par le dédain, mais par la prudence,à ceux qui représentaient les conséquencesterribles d’une défaite — possible, probable même enprésence d’ennemis comme les Turcs, victorieux surtoute la ligne, — le président de la Chambre et le présidentdu Conseil des ministres répondaient que lesRoumains ne seraient pas vaincus. Cette prophétie pouvaitparaître outrecuidante alors, mais les faits se sontchargés de la justifier. Du moment où l’armée allaitenfin franchir le Danube et se réunir aux Russes devantPlewna, placés également sous les ordres du princeCarol, l’autorité de Bukarest donna signe de vie pourla première fois depuis le commencement de la guerre.Elle fit insérer au Journal officiel une note menaçantles propagateurs de fausses nouvelles alarmantes, depoursuites devant les conseils de guerre. L’homme leplus libéral qui a vécu à cette époque dans la capitalede la Roumanie ne pourrait rien trouver à critiquer danscette mesure. Il existait à Bukarest une ou deux officinesqui prenaient à tâche de répandre, soir et matin,les bruits les plus pessimistes et les plus absurdes.Certains cafés étaient le centre de ces clabauderiesmalveillantes qu’on n’eût toléré dans aucun autre paysen temps de guerre. La population, à défaut de l’autorité,eût fait brutalement justice de semblables connivencesavec l’ennemi. Le gouvernement roumain, fidèleà ses principes libéraux, n’interdit pas un seul desjournaux qui, à l’étranger, accueillaient avec aviditétous ces canards malveillants, et quand les Russes exigèrentl’expulsion de tel ou tel correspondant, on leurrépondait par des refus.

Le passage des forces roumaines eut lieu avec une certainepompe[8]. C’est sur un pont, à Corabia, quele Danube fut franchi le 5 septembre. Un métropolite(évêque), revêtu de ses ornements sacerdotaux et suivide ses popes et enfants de chœur, s’avança le premiersur le pont et le bénit. Les troupes étaient rangées surdeux lignes et présentèrent les armes ; puis, sur unordre du général, la masse s’ébranla et avant de s’engagersur le plancher mouvant du pont, les bataillonssaluèrent M. Bratiano, M. Rosetti et plusieurs députésqui étaient venus de Bukarest pour être témoins de cegrand acte. A la vue des dorobantz, de ces paysans quihier travaillaient encore dans leur champ et qui, àl’appel du pays avaient joyeusem*nt endossé la longuecapote grise, s’étaient coiffés du bonnet de loutre àplume de dindon et avaient décroché du mur le fusilqui y est toujours accroché ; à la vue de ces soldats-citoyensà peine affranchis depuis vingt ans de la servitudeet qui allaient combattre pour une idée, laissantderrière eux les femmes et les enfants, dont beaucoupétaient accourus du village pour apporter au père et àl’époux des encouragements et des provisions, M. Bratianone put commander à son émotion. Quittant lepetit groupe qui s’était formé à l’entrée du pont, ils’avança et étendit le bras commandant: halte ! Lesrangs de la milice s’arrêtèrent. Alors, le visage rayonnantde la flamme de l’enthousiasme, les yeux brillants,sa belle chevelure flottant au vent, ce tribun, devenupour quelques instants ministre de la guerre et organisateurd’armée, prononça une des plus magnifiquesharangues que lui inspira jamais son talent d’orateur.Il dit en termes émus pourquoi il fallait que les Roumainsse battissent et se battissent bien, pourquoi ilsdevaient affirmer leur bravoure sur les champs de batailles’ils voulaient compter parmi les nations, et illeur dit aussi pourquoi il leur était interdit de reveniren fuyards sur le sol de la patrie qui se déroberait sousleurs pas.

[8] L’armée de la principauté est organisée depuis 1853 sur leprincipe obligatoire général. Depuis, le système militaire a étéréformé, mais le principe est resté toujours le même. Il existeune armée permanente forte d’environ 20,000 hommes, une arméeterritoriale comptant 35,000 hommes d’infanterie et 10,000 de calavasch(cavalerie). Le reste de la population mâle de 21 à36 ans (sauf le cas d’exemption pour force majeure), fait partiede la milice. Enfin, les hommes valides font partie jusqu’à45 ans de la garde nationale. Les trois premières catégoriesforment ensemble un effectif de 150,000 hommes, dont un tiersà peine avait été appelé au service actif pendant la dernièrecampagne. Les deux catégories, armée permanente et armée territoriale(dorobantz), sont déterminées par la voie du tirage au sort.

Ce discours fit courir dans les rangs des effluvesélectriques et c’est au bruit des hourrahs et des acclamationsque le passage s’acheva.

L’objectif des Russo-Roumains était la prise dePlewna. Au quartier général deux opinions se trouvèrenten présence. L’une voulait donner l’assaut, l’autreopinait pour un siége régulier. Ce système auquel ilfallut se rallier plus tard, après avoir sacrifié des milliersde soldats, était défendu par le prince Charles deRoumanie. Tous les renseignements obtenus par lesespions, aussi bien que les résultats des reconnaissancespoussées jusque sous les murs de la ville, montraient àl’évidence qu’Osman-Pacha avait employé les cinqsemaines écoulées depuis la funeste journée du 31 juilletà élever autour de Plewna de véritables forteressesqui mettaient cette place complétement à l’abri d’unetentative de vive force. Mais toutes les raisons donnéesdans les conseils de guerre par le prince Charles etcomplétement ratifiées plus tard par le général Totleben,quand ce défenseur de Sébastopol fut appelé enconsultation ne prévalurent pas contre les phrasestoutes faites et les périodes sonores de certains générauxrusses qui s’étaient mis dans l’idée « d’offrirPlewna à l’empereur pour sa fête, sur un plat d’argent ».Or la fête de l’empereur c’était le 14 septembre,le temps pressait. Finalement le prince Charles, pourne pas avoir l’air de reculer devant les périls d’unassaut, se rangea du côté des partisans de l’entrepriseet l’attaque fut fixée au 13. Les Roumains avaientpris position au nord et à l’est de la place entreBukova et Verbitza. Les Russes poussaient l’attaque ausud-est et avaient repris leurs anciennes positions deRadisovo et de Pélisat. Les deux armées étaient séparéespar la grande route de Plewna à Sistowa surlaquelle les Turcs avaient construit l’important ouvragede Grivitza, un nom qui allait bientôt devenir célèbre.On préluda à l’action d’abord par une attaque impétueusecontre la petite ville de Lovça, point important,parce qu’il se trouve au croisem*nt de deux grandeschaussées et qu’en s’en rendant maître on interceptaitles communications entre Osman et Suleyman. Le plustéméraire, le plus casse-cou des généraux russes, Skobeleff,était à la tête de l’expédition. Fougueux, selonson habitude, il surprit les Turcs, tailla la garnison enpièces et se maintint, pas pour longtemps, dans la villeavec ses cosaques.

D’autre part, les Roumains mirent en batterie degrosses pièces et canonnèrent jour et nuit les positionsles plus proches de l’enceinte établie par Osman Pacha.L’artillerie princière se comporta très-vaillamment etmérita les plus grands éloges. Les jeunes officiers,élèves de l’École d’application de Fontainebleau ou del’ancienne École de Metz, faisaient honneur à l’enseignementqu’ils avaient reçu. Pourtant un incidentpénible affecta vivement le prince et son entourage ;un officier roumain chargé de pousser une reconnaissancecontre un fortin turc, se cacha dans les champsde maïs au lieu de remplir sa tâche. Il fut condamné,séance tenante, à mort. On se contenta de le dégrader.Quant aux soldats, ils vengèrent noblement plus tardun instant de faiblesse.

Le matin du 13 septembre, le général Lupo, commandantde la division roumaine, fit prendre les armesà tous ses hommes. Leur objectif était une granderedoute qui se trouvait devant le village de Bukova. Letemps n’était pas des plus favorables, il semblait quel’on fût déjà en plein automne. Une pluie froide ettrès-fine vous glaçait les membres et un brouillardtrès-épais dérobait toute la vue du paysage. C’est à troisheures seulement que l’attaque devait s’ouvrir ; maisvers une heure, contrairement à ce qui avait été convenu,un général russe, ne pouvant contenir son ardeur,avait brusqué les choses et commencé l’attaque.

Tandis que les Roumains étaient parfaitement préparés,les Russes avaient reçu seulement dans lamatinée leurs renforts attendus et l’action était déjàengagée que des convois quittaient Sistowa. Plusieursdétachements roumains, cavalerie et infanterie, furentalors envoyés à Radisowa pour renforcer les Russes. Lessinguliers alliés qui se montraient si peu bienveillantsles uns pour les autres, allaient donc réellement mêlerleur sang, non plus au figuré, mais dans le sens positif.C’est du côté de Radisowa que, pour des raisons inconnues,l’attaque avait été brusquée.

J’étais ce matin à Verbitza, au camp roumain, j’avaistrouvé à l’état-major de l’armée l’empressem*nt pleinde bon vouloir pour les correspondants. Ici les représentantsde la presse sont les hôtes de l’état-major ;ils n’ont à s’occuper ni de leur logement ni de leurcuisine, l’intendance militaire roumaine pourvoit amplementà tous leurs besoins. Grand contraste avec lesprocédés russes. Le feu des batteries, qui avait duré sansdiscontinuer depuis trois jours et avec une violenceextrême, avait cessé à l’aube comme par enchantement.Le calme le plus absolu régnait sur le plateau oùse trouve le camp et dans le petit village de Verbitzaencombré de voitures de munitions, du train, etc. Onme dit que les avant-postes turcs étaient à deux kilomètres.Je ne pouvais malheureusem*nt m’en assurerpar moi-même. Le temps, assez beau la veille, avaitcomplétement changé ; il était si couvert que les positionsse trouvaient comme enveloppées dans un brouillardopaque, c’est à peine si l’on distinguait les objetsà dix pas devant soi. Il tombait une petite pluie fine etglaciale qui devait transpercer jusqu’aux os les vedettesde kalarasch fouillant l’horizon la carabine au poing.Pourtant ce n’est pas cette température défavorable quia été la cause de la brusque interruption du bombardement.Le véritable motif, c’est que l’attaque des ouvragesextérieurs de Plewna avait été fixée pour cejour-là et le calme le plus absolu avait été recommandépour déconcerter les Turcs. Les colonnes d’attaqueavaient été formées dès le matin. La première de cescolonnes, composée d’un régiment de dorobantz et d’unbataillon de chasseurs, appuyée par deux batteries d’artillerie,devait attaquer de front la grande redoute deGrivitza, située sur une crête en avant de Plewna. Uneautre colonne, composée moitié de Roumains, moitiéde Russes, devait prendre la même redoute à revers.

Suivons la première colonne, celle qui avait la positionla plus intéressante. Le général Cernat, qui vientde quitter le ministère de la guerre pour prendre activementpart à la guerre, dirige en personne le mouvement.Voici le chemin que les troupes ont à parcourirpour arriver devant les positions turques: il faut d’aborddescendre le plateau sur lequel se trouve le camp deVerbitza, puis remonter une autre colline située presqueen face du plateau et dont la crête est couronnée deredoutables ouvrages en maçonnerie, armés de grossespièces de siége. Les dorobantz et les chasseurs défilentlentement à travers les hautes herbes, les broussailleset les champs de maïs. Ces plantations, qui s’étendentà un kilomètre et demi environ de la position turque,contribuent beaucoup à masquer l’attaque de la colonnequi se réunit lentement. Le général Cernat est assis surun pliant à l’entrée de sa tente ; il voit défiler devantlui les compagnies une à une et reçoit les communicationsde ses aides de camp qui lui assurent que les préparatifss’exécutent avec une précision mathématique.Le fait est que tous ces soldats, infanterie de ligne ouarmée territoriale, s’avancent de ce même pas cadencé,solide et plein de résolution que j’avais remarqué chezeux lorsque je les ai vus revenir du tir à la cible auxenvirons de Kalafat. Il n’y avait pas à ce moment-làd’entraînement extérieur ; mais ce qui vaut mieux parfois,il y avait le flegme en face du danger.

J’en étais encore à échanger mes impressions à cesujet avec un officier de la suite du général Cernat lorsquetout à coup le bruit d’une vive fusillade et des crisparvinrent jusqu’à nous. Ce fut autour de la tente dugénéral un moment d’indescriptible surprise et d’émoi.On ne comprenait rien à ces cris et à ces coups de feu.Le bruit venait de notre gauche. Les ordres avaient-ilsété mal donnés, mal compris ? Il avait été convenu qu’onobserverait le plus absolu silence jusqu’à trois heures,et cependant l’affaire sur notre gauche était indubitablementengagée. Le général cherchait encore à s’expliquerle sens de cette fusillade prématurée, lorsqu unaide de camp russe arriva à bride abattue.

Mauvaise nouvelle: les Turcs, prévenus par leurs espionsde nos mouvements, avaient pris les devants ets’étaient jetés sur les avant-postes russes du côté deRasidovo. C’était là l’explication de ce feu de mousqueterie,dont la violence augmentait et se rapprochait deminute en minute. Que faire ? Le brouillard nous empêchaitde rien voir.

L’ennemi sortait-il résolûment de ses retranchementspour prendre l’offensive, ou bien s’agissait-il simplementde tirailleurs ? Impossible de rien savoir. Il n’y avaitqu’un parti à prendre: précipiter aussi l’attaque denotre côté afin de n’être pas attaqués et surpris les premiers.

C’est ce qui fut décidé. Il était midi et demi lorsqueles premiers coups de feu avaient été échangés. Avantune heure, les dernières compagnies du 13e du dorobantzpassaient devant nous, au pas de course, pouraller prendre position.

A une heure un quart, le général était lui-même àcheval et volait aux premières lignes.

Je ne saurais dire ce que je ressentis alors. Lestroupes avançaient. Du côté des redoutes turques rienne bougeait. Sauf l’écho affaibli de la fusillade persistantesur notre gauche, du côté de Rasidovo, on n’entendaitrien, rien. Et pourtant il n’y avait pas à se faired’illusion: les Turcs étaient bien là en face de nous, àdeux kilomètres au plus. Ce silence était terrifiant, horrible,et j’ai passé là quelques minutes qui me parurentdes heures, dans une poignante anxiété.

Le brouillard s’était peu à peu aminci et, vers deuxheures, il s’était pour ainsi dire fendu en deux, nouspermettant de voir très-distinctement sur la crête de lahauteur opposée à notre colline les parapets noirs de laredoute. Sur la pente qui y mène, dans les broussailleset les champs de maïs, il y avait un mouvement extraordinaire.C’était comme une mer houleuse et grise.

A mesure que je regardais, je voyais frissonner lescouches supérieures de plantes et d’arbustes. C’étaientles Roumains qui se faufilaient à travers les broussailles.La vague semblait monter toujours, et toujours. Celas’avançait lentement, mais cela avançait.

Peu à peu le mouvement s’était communiqué auxdernières rangées de broussailles, à six ou sept centsmètres à peu près du parapet de la redoute jusqu’oùs’étend une sorte de bruyère. C’est là, sur ce petit espace,que la jeune armée roumaine devait recevoir lebaptême du feu, un baptême, hélas ! bien sanglant.

A peine les premiers tirailleurs ont-ils débouché surla limite des champs de maïs que deux, trois, quatrepetit* flocons de fumée surgissent à l’horizon. En voilàdix, puis vingt. Cela gagne de proche en proche. Il n’ya plus moyen de compter, ils montent dans l’air parcentaines, par milliers, et au bout de quelques minutestout le front du parapet disparaît dans un épais nuagede fumée. C’est comme une nappe blanche sur laquellenous voyons se détacher la ligne de troupes. Chose singulière,nos tirailleurs, au lieu de diriger leurs fusils enhaut, du côté de la redoute, semblent tirer de côté etvers la terre, comme s’ils visaient dans un bas-fond ;au lieu de courir vers la redoute, nous les voyons s’abîmerpour ainsi dire sous terre comme s’ils descendaientune pente inclinée. En même temps un immense nuagede fumée s’échappe comme de dessous une trappe.Nous ne nous expliquons pas bien ce qui se passe. Dureste, quelques instants après, il n’y a plus moyen derien distinguer, si ce n’est beaucoup plus bas, sur lapente de la colline, où nous apercevons des groupesqui redescendent à la hâte. Ce sont déjà des blessés.

C’est par les premiers qui nous arrivent que nousavons pu nous rendre compte de ce qui s’était passé.

A trois cents mètres environ de la redoute, s’étendune ravine profonde qu’il faut franchir, c’est-à-dire qu’ilfaut descendre et remonter. Dans cette ravine, les Turcsont pratiqué des galeries où leurs tirailleurs, commodémentet solidement embusqués, ont attendu les assaillants.« Ils ont fait un feu terrible sur nos troupes »,me dit un officier blessé.

Pendant que je m’entretiens avec ce brave, qui esttombé l’un des premiers, arrivent de nouveaux blessés ;tous appartiennent au 1er bataillon du 5e régiment deligne. Les pertes de ce régiment doivent être énormes.

Je remonte à mon observatoire. La lutte continue.De toutes les embrasures de la redoute partent des floconsde fumée. Les feux croisés doivent faire d’épouvantablesravages dans le ravin.

Les hommes continuent à disparaître sur la penteinclinée que nous ne pouvons voir, mais ils ne reparaissentpas de l’autre côté. C’est horrible d’y songer.Une triste nouvelle arrive au général Cernat: un desofficiers les plus distingués de l’armée roumaine, lecommandant Chonz, a été frappé d’une balle en se précipitantà la tête de ses soldats dans le ravin. On ajouteque le nombre des officiers tués et blessés est énorme.Il est en ce moment à peu près trois heures. Voilà plusd’une heure que ce combat est engagé.

Le général lance deux nouveaux bataillons de dorobantzpour soutenir l’assaut. Il n’y a pas moyen d’yrenoncer ; sur notre gauche, l’autre colonne russo-roumaines’efforce de prendre la redoute à revers, et de lasimultanéité de l’attaque dépend le succès.

C’est à ce moment que j’ai pu juger du courage dontest capable le soldat roumain. Ils se sont jetés en avantavec une irrésistible furie. Le feu des Turcs devenaitde plus en plus intense. Très-braves de leur côté, ilsmontaient sur le parapet pour tirer plus sûrement. Lacontrescarpe, le long de la partie inférieure, vomissaitdes milliers de balles.

Eh bien, ces pauvres paysans roumains avec leurs capotesusées et leur bonnet orné de plumes de dindonsur la tête, eux qu’on a tant raillés, ils ont prouvéqu’ils savaient mourir, sinon vaincre, et que c’est lesang des anciens Daces qui coule dans leurs veines.

Avec un acharnement incroyable ils se sont précipitésdans ce ravin de la mort, repoussés, écrasés, déciméspar le feu meurtrier d’un ennemi couvert, maisne reculant pas d’un pouce, n’hésitant pas un instant,avançant toujours, revenant sans cesse à la charge pourlaisser, hélas ! derrière, comme un long sillage de mortset de mourants. Il y a eu là des traits d’héroïsme queje ne saurais narrer. Pour ne pas laisser leurs blesséstomber entre les mains des Turcs, j’ai vu des brancardiersde la Croix rouge s’élancer sous une pluie deballes et ramener ces malheureux dans des endroitsmoins exposés.

A quatre heures, Verbitza n’était plus qu’un vastehôpital ; il y avait des blessés par centaines. Il fallutsonger à les évacuer tout de suite sur Nicopolis et Turnu-Maguerelé — pourfaire place aux autres !

A cinq heures, j’ai quitté ce lieu de désolation pourme rendre à Poradin m’enquérir du résultat de l’attaquedes Turcs sur l’aile gauche. L’état-major était fortinquiet. On préparait une troisième attaque, à tout hasard,car on n’avait pas entendu la fusillade retentirde l’autre côté de la colline. Et pourtant toutes les précautionsavaient été prises, tous les ordres donnés pourune attaque d’ensemble ! Le 5e régiment de ligne etdeux bataillons de dorobantz, c’est-à-dire à peine troismille hommes, étaient donc restés seuls aux prises aveccette redoute si fortement défendue.

C’est ici à Poradin seulement, où est installé depuisaujourd’hui le quartier général du grand-duc, que j’aiappris que l’attaque était restée partielle et qu’elle n’apas réussi. Chose absolument inexplicable, en fixant leplan de la bataille, on avait commis une erreur des plusgraves. On croyait qu’il y avait une seule redoute sur lacrête de la colline. Or, il y en avait deux séparées parune distance de 250 mètres environ. Ainsi la deuxièmecolonne d’attaque, croyant tomber sur l’arrière de laredoute prétendue unique, tandis que la première colonneattaquait de front, était tombée sur le front d’unautre ouvrage. Je n’ai pas qualité pour apprécier l’étendued’une telle erreur et j’ignore si les militaires de professionla condamneront absolument, mais le fait est quecette erreur aura coûté la vie à des milliers d’hommes.

En somme, la journée avait été mauvaise. Le tzarà qui l’on avait promis un splendide cadeau militairepour sa fête, avait été témoin d’un horrible massacresans résultat et dont l’unique fruit fut de rabaisserencore le prestige des armes russes. Pendant tout lecombat, Alexandre II était resté sur un tertre, suivantles phases de cette sanglante mêlée. Comme il se trouvaitfatigué, on lui apporta un pliant et, vers quatre àcinq heures, on fit passer parmi les généraux et officiersde sa suite les principaux éléments d’une collationqui avait été transportée sur les lieux, par les soins del’actif et vigilant maître d’hôtel de Sa Majesté. L’empereurmordit à peine dans quelques fruits, mais legénéral Ignatieff montra un excellent appétit et legénéral Nepokoïtchiski, chef d’état-major, redemandatrois ou quatre fois du madère. Un auteur de mélodrames’écrierait que le vin coulait sur la montagneet le sang dans la plaine ! Quand les derniers coups decanon eurent été tirés et que la nuit fut descendue,enveloppant dans les mêmes ombres vainqueurs etvaincus, Turcs et Russes, l’empereur et sa suite remontèrentdans les carrosses à quatre chevaux qui les avaientamenés. Le campement de l’empereur avait été transféré,en vue de la bataille, à une vingtaine de kilomètresde Plewna à Radinitza. Le prince de Roumanieet le grand-duc Nicolas étaient installés à moitié routede ce village à Poradin. Le cortége impérial, composéd’une demi-douzaine de calèches et entouré d’officiersqui caracolaient, s’avançait lentement d’abord à causede l’obscurité et ensuite parce que les convois deblessés commençaient à encombrer les routes. L’empereurétait tout pensif et de mauvaise humeur. Onétait arrivé presque à Poradin, quand un cavalieraccourut aussi vite que le permettaient l’obscurité etl’encombrement. « Nous avons une redoute, s’écria-t-il,Grivitza est pris. » Le tzar qui avait les oreilles rebattuesde fausses bonnes nouvelles, d’annonces de victoiresqui ne se vérifiaient jamais, accueillit fort mall’air de triomphe de l’officier. « Encore une inventionsans doute », s’écria-t-il ; puis, après avoir réfléchi:

— A quelle distance est cette redoute ?

— Sire, à une lieue et demie environ.

— Combien faut-il pour y aller avec un bon cheval ?

— Environ trois quarts d’heure pour aller et revenirsans perdre de temps.

— Et bien, colonel, vous allez monter sur le chevald’un des Tcherkesses de l’escorte et vous rendre avecMonsieur, fit le tzar, en désignant le porteur de nouvelle,à cet ouvrage qui serait en notre pouvoir. Rendez-moicompte positivement de tout ce que vous aurezvu.

L’officier à qui cet ordre venait d’être donné se miten selle. Le cortége impérial resta sur place pendantune heure ; enfin l’émissaire revint. Il confirma entièrementce qu’avait dit le premier cavalier, fit unrécit de l’horrible mêlée qui avait précédé la prise depossession de la redoute et ajouta qu’il tenait tousces détails d’un officier roumain qui lui avait remis sacarte. Ce disant, il tendit un vélin à l’empereur. Lesouverain examina la carte à la lueur d’une des lanternesde la voiture. « Mais c’est une plaisanterie,colonel ! s’écria Alexandre, vous vous êtes trompé,voyez… »

L’officier interdit qui, ayant vu la carte dans l’obscurité,n’avait pu l’examiner, s’approcha tout interdit etlut:

CONSTANTIN C.
DOCTEUR EN DROIT.

— Vous prétendez avoir parlé à un officier et vousme donnez la carte d’un avocat ! Qu’est-ce que celasignifie ? » Le général Ignatieff intervint alors pourexpliquer à Sa Majesté qu’avec l’organisation militaireroumaine, on pouvait être avocat en temps de paix etofficier en temps de guerre.

Effectivement, M. C…, appelé subitement à prendrele commandement d’un bataillon de dorobantz, n’avaitpas eu le temps de se faire faire des cartes de visite.Cela ne l’empêcha point de prendre une redoute et undrapeau turc. La confirmation du succès de Grivitzarasséréna un peu l’empereur. Il donna l’ordre de repartirpour Poradin, où M. Vavasseur se désespérait auprèsdu dîner qui bientôt n’allait plus valoir grand’chose.

« Décidément, dit l’empereur, le prince Carol est unhomme heureux. Il a un ministre de la guerre enredingote qui s’en tire parfaitement, et voilà que sesavocats prennent des redoutes. »

La loyauté du tzar ne contestait pas aux alliés lesuccès qu’ils venaient de remporter, et il le reconnaissaithautement en décorant les officiers roumains quis’étaient particulièrement distingués à la bataille deGrivitza (M. C… fut du nombre). En outre, il y eutdeux croix de Saint-Georges conférées par compagnieaux troupes qui avaient pris part à cette sanglantejournée. Les soldats désignèrent entre eux ceux quiétaient les plus dignes de les porter. Mais dans d’autrescercles moins élevés, on essaya de contester aux pauvrestroupes de la Roumanie le pénible avantagequ’elles venaient de remporter. Il est vrai que M. Gortschakoffavait déjà ouvert au ministre Cogolniceanoles horizons de la reconnaissance russe, en lui laissantentrevoir l’annexion de la Bessarabie, et il ne fallaitpas exalter trop fortement les services de gens qu’onvoulait dépouiller.

Je passai la nuit après la première journée àPoradin. J’y trouvai plusieurs confrères, entre autresle vénérable M. Canini avec son fidèle Damian. Lelendemain matin à la première heure, je fus au campoù le colonel Pilat me communiqua les listes des pertessubies par les troupes roumaines. La proportion étaiteffrayante, plus de la moitié de l’effectif avait disparu ;d’un bataillon de dorobantz, il restait à peine 200hommes. Deux compagnies de chasseurs, de ces jolispetit* chasseurs si alertes, si pimpants, et dont l’uniformerappelait celui des garibaldiens, avaient étéanéanties.

Beaucoup de familles à Bukarest et dans ce paysallaient revêtir le deuil. A la popotte du 2me de chasseurs,au lieu de vingt-huit officiers qui avaient prispart au déjeuner de la veille, il s’en trouvait quatre !du 5e régiment de dorobantz il restait 520 hommes sur1,580 ; un autre régiment était commandé par unsous-lieutenant. On blâmait vivement la légèreté aveclaquelle le plan d’attaque avait été conçu, et la fataleerreur qui n’avait fait prévoir qu’une redoute quandil y en avait deux ! Cette erreur fut sévèrement jugéepar les attachés militaires, et on reconnut une foisencore que si le soldat russe était excellent, il étaittrès-mal dirigé. Cette conviction pénétra égalementl’empereur, puisqu’il se décida à appeler le généralTotleben dont l’arrivée mit fin à la guerre à la cosaque,et fit prévaloir les principes de saine stratégie.Leur application donna aux Russes la victoire.

Il y eut encore deux jours de lutte, mais sans autrerésultat que d’encombrer davantage les dépôts de blessés,tandis que les écloppés russes sillonnaient parbandes interminables les routes de Bulgarie, traînésdans des chars à bœufs, dont les attelages exténuésn’en pouvaient plus, ou se traînaient eux-mêmes surdes bâtons quand leur blessure le permettait. Le servicedes ambulances roumaines avait été soigneusem*ntorganisé par les soins de Madame Rosetti et du docteurDavila, un excellent homme, très-actif, et en sommebien sympathique, malgré sa faiblesse pour le galonet le titre de général. Madame Rosetti avait amenéavec elle quelques dames de Bukarest pour le servicedes ambulances. Elle en appela d’autres par le télégraphe,quand elle vit le nombre de malheureux àsecourir.

Ces nobles femmes ne se bornaient pas à soigner lesblessés dans les lazarets ; elles allaient, comme cellesde l’ambulance israélite de Jassy, ramasser les blesséssous le feu de l’ennemi.

Ce qui frappait tous les étrangers en visitant leshospices improvisés de Turnu, c’était le stoïcisme detous ces guerriers improvisés qui supportaient, sansse plaindre, les plus atroces souffrances. Leur principalepréoccupation était de donner promptement desnouvelles aux leurs, et on voyait les dames, les jeunesfilles servir de secrétaires à ces paysans. Par exemple,aucun de ces braves gens ne voulait se soumettre àl’amputation ; ils préféraient mourir que de revenir auvillage défigurés avec un membre de moins. Les discoursles plus persuasifs n’y changeaient rien. — Ilsmouraient donc, laissant la place à d’autres ; car, dansces trois journées autour de Plewna, le nombre desblessés était de plus de dix mille. Huit jours après lalutte, l’œil était attristé par les sinistres caravanes quise traînaient péniblement vers un des dépôts où ilsachevaient de souffrir.

CHAPITRE XX

La consternation en Russie. — Bruits alarmants. — La faussebataille de Biela. — Les fournisseurs de l’armée russe. — Préparatifsde la saison d’hiver. — L’invasion projetée. — Adieuxà Bukarest. — La situation de la Roumanie. — MM. Cogolniceano,Rosetti, Bratiano. — Un instant de peur. — Sur le bateau. — Conclusion.

Je revins de Bukarest en même temps que les trophéespris à la redoute de Grivitza. L’entrée de cescanons et de ces drapeaux fut l’occasion d’un assezgrand déploiement de pompe. Le commandant C***marchait à la tête de la petite troupe composée desoldats de toutes armes décorés de l’ordre de Saint-Georges,et dont l’un portait l’étendard enlevé de hautelutte dans la mêlée de Grivitza. Les canons venaientaprès, traînés par de jolis chevaux blancs. Les troupiersreçurent une avalanche de fleurs et le commandantavait la selle de son cheval chamarrée de couronnes,il avait un gros bouquet à la main. Le cortégegrossissant à vue d’œil se dirigea vers le palaisprincier. La princesse avait manifesté le désir de connaîtrele dorobantz qui avait pris le drapeau et elle lepria de lui raconter la scène. Le brave garçon obéità ce désir et raconta ce qui s’était passé avec beaucoupde verve, — on lui avait du reste fait la leçon.Les canons restèrent dans la cour du palais confiésaux gardes nationaux qui faisaient leur service en bizets,c’est-à-dire vêtus de leurs habits bourgeois mais armés.

Le cortége fit ensuite plusieurs fois le tour de laville. Cette exhibition releva quelque peu le moral quis’était affaissé quand on apprit l’importance des perteset la pénurie des résultats. Les malveillants avaientencore grossi la chose. — On colportait des histoiresfantaisistes, comme par exemple que les Russes avaientformé derrière les lignes des Roumains un vaste ferà cheval avec une nombreuse artillerie et que decette manière les dorobantz se sont trouvés pris entredeux feux. On allait même jusqu’à se couler dans letuyau de l’oreille que le prince et son état-majoravaient été faits prisonniers… Tout cela était mis en circulationde propos délibéré et avec calcul par les ennemisdu gouvernement. Y avait-il lieu de s’en étonnerquand un journal opposé à la politique d’actionécrivait qu’il fallait pendre haut et court MM. Bratianoet Rosetti sur la grande place du théâtre — parceque ces citoyens étaient partisans de la guerre. Cependantpeu à peu les Roumains reconnurent qu’ilsétaient en train d’acheter leurs lettres de grande naturalisationcomme nation européenne, — et on envisageales événements avec plus de philosophie.

En Russie, au contraire, le pessimisme envahissaitla population. Il y avait une clameur générale contretous ceux qu’on rendait responsables par leur positiondes désastres subis et surtout de l’abaissem*ntdu prestige militaire de la Russie dont le drapeauavait dû s’humilier devant les étendards ottomans.Le mécontentement s’attaquait comme de raison auxchefs de l’armée. On ne se gênait pas pour blâmerhautement ce système qui voulait faire des grands-ducsles commandants nés sans se soucier le moins dumonde si au grand nom ils joignaient les hautes capacitésindispensables pour conduire des armées. On blâmaitla vieille école, les généraux d’antichambre et de cour.En 1870, en France, l’opinion publique désignait desfavoris qui avaient su la séduire pour remplacer lesgénéraux actuels. Skobeleff était celui que l’on désignaiten Russie. Sa témérité, son intrépidité, les coupsd’audace qu’on citait de lui, avaient donné à la figurede ce jeune chef quelque chose de légendaire. Oneût dit que sous son commandement l’armée russe allaitvoler de victoires en victoires.

Pour dire la vérité, et sans vouloir enlever à Skobeleffla part légitime qui lui revient dans les complimentsflatteurs prodigués à son courage, il faut convenir quesi ce général s’est fait remarquer, c’est surtout par lafacilité avec laquelle il s’exposait ainsi que son entourage.Il restait souriant, le papyros aux lèvres et invulnérable,sous une grêle de balles ; son état-major, enrevanche, dut être renouvelé quatre ou cinq fois pendantla campagne ; personne n’en réchappa, pas même ce gentilpage ramené du Kokhand, un pays conquis par Skobeleff ;pas même le correspondant d’un journal russe,M. Maximoff, qui en fut quitte pour un éclat d’obusdans la jambe. Skobeleff vint passer quelques jours àBukarest, — on lui fit fête.

Mais ce qui dominait dans le mécontentement généraldes Russes, c’était la fatigue du pouvoir absolu, ledésir d’une constitution. A Saint-Pétersbourg déjà la fréquencede ce désir que je retrouvais chez bien des gensm’avait frappé ; les événements avaient propagé encorele goût des solutions parlementaires. Dans le mondegouvernemental, on prévoyait qu’il faudrait en venir là.Des hauts fonctionnaires faisaient alors entrevoirla possibilité et la probabilité même d’une telle issue.Ils reconnaissaient eux-mêmes que du moment « oùle régime absolu était incapable d’encourir toutes cesresponsabilités, il devait les partager avec les mandatairesde la nation ». Un des premiers actes de cettereprésentation aurait été certainement de demander descomptes à ceux qui préparèrent si étourdiment la guerre.

Il n’est plus question aujourd’hui de constitution,et les esprits éclairés dans le gouvernement qui sont enprincipe partisans de ce régime doivent de nouveau refoulerleurs vœux au fond du cœur. Par conséquent,lorsque la fortune sourit plus tard aux Russes, leursarmes furent vainqueurs, mais la liberté fut vaincue.

Le découragement était tel, qu’au consulat de Russieon considérait la campagne de 1877 comme définitivementterminée ; il faudrait croyait-on, se consoler àSistowa comme à Simnitza, y passer l’hiver et recommencerla guerre au printemps si l’Angleterre, ou plutôt,pour me servir de l’expression indignée des hommesd’État russes, l’infâme Beaconsfield ne suscitait pointune coalition.

Ces déclamations contre le premier ministre de lareine Victoria étaient dans les cercles gouvernementauxrusses un thème perpétuel ; on chargeait Disraeli de toutesles iniquités et on lui prêtait les paroles les plus atroces:« Il faut une saignée », aurait-il dit, quand on vint leconjurer de ne pas encourager secrètement la Turquieen rendant ainsi la guerre inévitable.

Autant Beaconsfield était honni et conspué dans l’entouragede M. de Gortschakoff, autant un autre ministreétait choyé, complimenté, remercié. Cet autre ministreétait le comte Andrassy ; on le trouvait très-correct ettrès-loyal. — Il y avait bien de quoi ; on lui arrachaitune concession après l’autre. Les parlements protestaient,il est vrai, mais le comte haussait les épaules,les Hongrois illuminaient en l’honneur des victoiresturques et organisaient des meetings d’indignationcontre les cruautés russes. M. Andrassy avec beaucoupde goût disait à un diplomate: « Bah ! laissez faire, cesmeetings sont des vents qui chassent la colique… »

Enfin les réclamations pleuvaient aussi sur l’intendanceet certes on n’avait pas tort. Ce service étaittout bonnement le vol organisé. Les officiers s’associaientavec les plus ignobles traitants à longue houppelandeet tire-bouchons descendant de chaque côté jusqu’auxlèvres. On voyait des capitaines, des commandants, descolonels — tous appartenant de plus ou moins près auservice des vivres, se promener bras dessus bras dessousavec ces « négociants », les emmener dans leur voiture,leur offrir des cigares — tandis que chez eux, en Russie,ils les auraient dédaigneusem*nt repoussés du pied.Mais à présent c’étaient des associés. On comptait au bongouvernement le double et le triple des objets réellementfournis et on partageait le boni. Les pauvres diablesde soldats avaient du pain noir comme de l’encreet dur comme de la pierre dans un pays où le fromentest pour rien ; le menu qui leur accordait tous les joursune certaine quantité de viande était exécuté en théorie,mais il y avait des gens qui faisaient fraternellementfortune ; civils et militaires, juifs et bons chrétiens, separtageaient ces rapines. Au début de la campagne,l’administration russe avait traité avec une grande compagniequi se chargeait de faire subsister toute l’armée.Dans un article communiqué aux journaux russes,le ministère avouait lui-même que la question de prixlui importait peu et il ajoutait qu’on paierait cherpourvu qu’on eût l’assurance d’être servi et promptement.

Pour ce qui est de la première partie du programmede se faire payer cher, la compagnie russe s’en chargeaparfaitement, mais il paraît que le corollaire ne fut passi consciencieusem*nt mis à exécution. En présence desbesoins toujours croissants de l’armée et de l’éloignementde la base d’opération, la société — qui avait loué ungrand bâtiment à Bukarest avec bureaux, magasins, etc. — futforcée de recourir à une foule de sous-traitants,et comme ceux-ci demandaient aussi leur part du gâteau,ces prix, dont l’administration russe ne se préoccupaitpas, grossissaient à vue d’œil.

Naturellement aussi la bande de spéculateurs qui tenaientleurs assises sur le trottoir devant l’hôtel duBoulevard grossissait également ; il venait tous les joursdes gens arrivant des quatre coins du monde pouroffrir ceci ou cela. Je découvris un beau jour le chapeaublanc d’un marchand de diamants de la rue Le Peletier ;il venait offrir des bœufs pour l’alimentation d’uncorps d’armée. Il y eut une pluie d’or pour les habileset les gens sans préjugés.

Et les canards allaient leur train ! j’y fus pris d’unejolie manière. Un matin j’étais à la gare de Filaret pouraccompagner un nouveau venu, drôle de corps, slaved’origine, parlant plusieurs patois du pays et connaissanttout l’état-major panslaviste. Il arrivait de Parisavec des détours et avait mis deux mois, s’arrêtant àtous les cabarets du chemin, à faire le voyage. Aumoment où j’allais lui serrer la main, voici L*** quiarrive équipé, botté, le sac au dos, la lorgnette en bandoulière,le pistolet à la ceinture, tout essoufflé, haletant.« On se bat depuis hier à Biela, cent mille hommessont engagés, je suis le seul qui le sache. »

L*** est généralement bien informé, pas autant qu’ilvoudrait le faire croire, mais enfin il ne me paraît pashomme à s’embarquer lui-même sur des données vagues.L’hésitation au surplus, n’était pas possible, le derniercoup de cloche était sonné. Quoique n’ayant aucunepartie de mon attirail de campagne, assez légèrementvêtu, et de plus inaugurant un chapeau de soie toutneuf, je saute en wagon — nous faisons deux jours etdemi de carriole par des chemins affreux, par des routesdétrempées, au milieu d’une atmosphère viciée parles innombrables cadavres de chevaux et de bœufs quijonchent les routes et dont les chiens se régalent ; enfinnous arrivons sur la Jantra — voici le beau pont depierre, voici Biela, gros bourg d’une dizaine de millehabitants, pas la moindre trace d’une bataille, des soldatspêchent tranquillement à la ligne. Le quartier généraldu prince héritier est à Gorni Monastir, sur la routede Rustschuk. Nous faisons la connaissance de ceravissant village ; nous couchons dans une grosse fermeen pleine exploitation, L*** arrache une épine dupied bruni d’une paysanne, ce qui nous vaut les bénédictionsde toute la famille. Il nous est loisible de constaterune fois de plus la richesse agricole des Bulgares,l’abondance de bétail qui règne chez eux ; nous pouvons,puisqu’il est dimanche, nous recueillir à la messemilitaire célébrée en présence du prince héritier et deson état-major, — mais de bataille nulle trace. — Vitenous remontons dans la carriole et, après une coursefolle par une pluie diluvienne, nous débarquons le troisièmejour à Giurgevo. Dans la gare je trouve un journalviennois, celui pour lequel écrit L*** ; le premierarticle débute ainsi: « Au moment où nous écrivons,la grande bataille décisive est engagée à Biela… »

Tout mouillé, tout trempé, tout moulu que je sois,je pars d’un éclat de rire qui scandalise fortement L***.Le soir nous sommes à Bukarest et je serre avec soinle chapeau neuf horriblement cabossé qui est la seulevictime de cette grande bataille décisive. Ce qu’il ya de plus curieux, c’est que les tacticiens de café à Bukarestne veulent pas en démordre, et pour eux on s’estbattu et on se bat encore, ils savent très exactementcombien d’hommes il y a eu en ligne, combien demorts, combien de blessés de chaque côté ! Quand jem’efforce de persuader à ces braves gens qu’ils setrompent, c’est eux qui veulent me persuader que j’aimal vu ! Belle chose que l’imagination ! Peu de joursplus tard le mystère s’éclaircit… Mehemet Ali avaitencore une fois trompé ses adversaires sur ses intentions.

Tandis qu’on attendait l’attaque à Biela et que lebruit courait même que cette ville serait évacuée sansrésistance, le général turc se présentait à vingt-cinqkilomètres de là, à Verboka. Mais pour la premièrefois il ne parvenait pas à rompre les rangs de l’ennemi.Son attaque avait été repoussée. — Huit jours plustard des intrigues de sérail lui enlevaient son commandement.

Une autre nouvelle mit la panique à Bukarest pourquelques jours.

Kronstadt est une ville de Transylvanie sur la frontièrevalaque. Elle est tête de ligne d’une route quiconduit à travers toute la principauté jusqu’à Bukarest.Des allées et venues suspectes y avaient été remarquéesdepuis quelque temps. La police russe s’en émut. Sesagents infectaient le pays des Szekles — et opérèrenthabilement, car ils découvrirent tout bonnement et àtemps un plan très bien préparé, mûr pour l’exécution,qui ne tendait à rien moins qu’à jeter quelquesmilliers hommes résolus en Roumanie pour piller, détruireles voies de communications et semer la terreur.Le gouvernement autrichien, averti, fit ce que lui commandaitla neutralité, il saisit les caisses d’armes, d’uniformes,de fez (les partisans alliés des Turcs et désirantse faire passer pour des soldats du Sultan devaient arborercette coiffure). Il mit en prison les chefs du mouvement,des maggyars connus par leurs tendancesanti-russes, et établit sur la frontière un fort cordon depostes militaires. Les conjurés étaient prêts, ils devaients’emparer le lendemain d’une passe des Karpathes etseraient devenus ainsi menaçants pour Bukarest même.On en était quitte pour la peur, mais sans être complétementrassuré. On se rappelait qu’il y avait, dans Bukarestmême, trente mille Hongrois capables de se lever àun signal et de s’emparer de la ville par un coup demain. Le gouvernement prit des mesures en conséquence.Tout étranger fut astreint de se munir d’unpermis de séjour à la police, et à justifier des motifsqui le retenaient à Bukarest.

Il y avait encombrement à la préfecture de police,quand je m’y présentai vers le 5 octobre pour faire visermon passeport. La tâche de correspondant, rendue très-difficilependant la belle saison, allait devenir impossibleavec l’hiver et avec les pluies. Même ceux des correspondantspourvus d’équipages et ayant des crédits illimitésà leur disposition se demandaient s’ils pouvaientutilement suivre une campagne d’hiver. Au surplus legénéral Totleben qui venait d’arriver avait fermé l’accèsdu camp à qui que ce fût. Le procédé dont on avait uséà l’égard du joyeux Boyle, du Standard, n’était guèrefait pour nous encourager. Ce correspondant, parfaitementturcophile, s’était vu chasser du quartier général.On lui donna un officier pour le conduire à Bukarest, etvingt-quatre heures plus tard il dut partir pour la frontièreautrichienne, expulsé à son tour par le gouvernementroumain. Après son départ les journaux russespublièrent une note déclarant que M. F. Boyle avaitmanqué à sa parole en révélant des positions militaires.

Je crois plutôt qu’on n’était pas charmé de cet écrivain,qui avait le talent de dire de dures vérités auxofficiers en face sans que ceux-ci se montrassentfâchés, et avait comparé, dans un de ses articles, l’empereurAlexandre assistant le jour de sa fête aux massacressous Plewna, à Xerxès faisant battre les hommes pourcélébrer son anniversaire.

Bukarest aussi prenait peu à peu sa physionomied’hiver. Les soirées chez Raska, le jardin à lamode, commençaient à être bien délaissées. On frissonnaitsous les arbres et les chanteurs étaient transis.Une des dernières belles soirées avait eu lieu au bénéficede Mlle Keller, qui préludait ainsi à l’ouverture d’unthéâtre d’opérette recruté un peu au hasard, et dont latroupe se grossissait de toutes les belles aventurièreséchouées sur la rive roumaine après quelques déceptionsde cœur et d’argent. Le lyrique russe, long, maigre,hâve, avec des cheveux à la Paganini qui faisaitpâmer d’aise ses compatriotes en débitant à froid et envrai pince sans rire les énormités du répertoire de noscafés concerts adaptés à la langue moscovite, avait disparu.Sa petite et sémillante compatriote, qui miaulait ouminaudait la traduction russe des couplets de: « Casimir,Casimir, voulez-vous bien finir », s’était réfugiéeau Cirque d’hiver, où le comique de l’endroit, Ionesco,faisait florès avec la légende du banquier juif Silberstein.Le bon gros Wiest, le chef d’orchestre, excellentartiste sur le violon, allait bientôt se décarcasser à huis-closdans la salle du Grand-Théâtre plutôt que de mouvoirses grands bras et de tourner ses yeux dans leursorbites en cadence avec la musique, en assaisonnantchaque mesure de haut-le-corps les plus variés. Onrangeait les tables dans les jardins et on ouvrait lessalles d’hiver closes pendant trois à quatre mois. Lesfourrures commençaient à reparaître, et les plus prudentsavaient déjà remplacé par des bonnets d’astrakande grande valeur les chapeaux. Chaque convoi se dirigeantvers Plewna apportait aux défenseurs de la patriedes vêtements chauds, des provisions d’hiver, produitde la sollicitude des familles.

Il faut donc dire adieu à cette ville charmante et originale,moitié Paris, moitié Orient, qu’on se représentait,avant la guerre surtout, comme un nid à demi barbareoù les boyards classiques roulaient emmitouflés defourrures dans leurs traîneaux. En réalité, Bukarestqui, sous tous les rapports, est aujourd’hui un séjourtrès-agréable, se développera avec le pays dont elle estla capitale ; la Roumanie ayant pris place parmi les Étatsindépendants, la Roumanie qui s’est affirmée militairementet qui a le bonheur d’avoir à sa tête de véritableshommes d’État, subira certainement, sur le terrain économique,l’heureux contre-coup de son indépendancepolitique.

Il suffit d’avoir traversé, même rapidement, le payspour se rendre compte de ses richesses agricoles et deséléments de prospérité industrielle qu’il renferme. Laterre est d’une fertilité incroyable, il s’agit seulementde perfectionner le système de culture. Dans les bonnesannées, même en suivant les errements actuels, lesbiens produisent des sommes énormes, — la plupart dutemps ce n’est pas le propriétaire, trop négligent, tropinsouciant, écrasé de dettes, qui en profite, mais l’intendanthabile et avide par les mains duquel tout passe.

Quant à l’industrie, les matières premières ne luimanqueront pas non plus, et les traités de commerceque le gouvernement a déjà conclus ou est en passe deconclure avec les autres États européens assureront desdébouchés. Le tout est de prodiguer des encouragementsaux industriels tant nationaux qu’étrangers quivoudront créer des manufactures là-bas.

Alors Bukarest, où il existe déjà beaucoup de gensriches, et où je ne me souviens pas d’avoir vu de misérablesans pain, deviendra la capitale d’un pays riche.Verrons-nous alors quelque niveleur saccager les beauxjardins, les petites cours plantées d’arbres, détruire lesmaisonnettes enguirlandées pour y substituer de monotoneset mornes casernes ? Espérons que non. Il seraittrès-heureux que les auteurs futurs des embellissem*ntsde Bukarest laissent à cette ville ce cachet qui séduiramaintenant les nombreux visiteurs qui voudront s’yrendre, puisque les nouveaux chemins de fer tendentde plus en plus à rapprocher cette ville de notre Occident.

Nous revoyons rapidement ce que notre œil un peutrop préoccupé a regardé machinalement et superficiellement.Franchissons la grille du palais de la présidencedu conseil. Le bâtiment est correctement bâti,sobre et harmonieux, les pièces de réception sont sévèrementmeublées, très-vastes, mais la vue sur le jardinégaye passablement l’intérieur.

Nous trouvons dans l’une de ces salles cet hommed’État à figure d’idéologue ; ce rêveur généreux quisait cependant se plier aux exigences de la politiquepratique, M. Jean Bratiano. Dans le salon de son inséparableami Rosetti nous avons chaque fois admiré unportrait représentant le président du conseil à trenteans. Quelle mâle poésie dans cette figure, quelle langueurattachante dans ce regard, que d’espérances etde pensées enfermées dans ce vaste front ombragé parune épaisse forêt de cheveux !

Aujourd’hui les cheveux sont devenus blancs, la poésies’est envolée, mais néanmoins le front du penseur estresté et l’expression a quelque chose de prophétique.Pourtant, qu’on ne s’y fie point, ce rêveur est aussi unhomme d’action, bien mieux, un conspirateur. Il conspirapour la liberté de son pays avant 1848, il conspiraen France comme réfugié, et c’est du fond de lamaison du docteur Blanche, où il avait eu l’autorisationde subir une peine de trois ans de prison, qu’ilrédigea un mémoire sur la Roumanie, mémoire quiservit de base à l’organisation du pays après la guerrede Crimée. Bratiano prit part activement à cette organisationet il conspira encore quand il s’aperçut quela confiance dans le premier chef des Principautésunies avait été mal placée. Il alla chercher en Allemagnele jeune souverain qui n’avait aucun engagementavec les partis dans ce pays, qui était placé en dehorsou au-dessus de tous. Mais, en acceptant un Hohenzollernpour souverain, Bratiano n’entendait rester que le serviteurde son pays. Le prince lui-même le trouvaparmi ses adversaires les plus acharnés quand il essaya — malconseillé et mal dirigé — de tâter du gouvernementpersonnel. La volonté du souverain a dû capitulerdevant l’éloquence passionnée du tribun qui avaitderrière lui le parti libéral roumain, la plus grandepartie de la nation.

Depuis, l’entente est complète entre le prince et sonconseiller ; au milieu du péril le souverain et le ministre,animés du même patriotisme, se sont rendus solidaireset cette solidarité a été resserrée aussi par lepéril commun sur le champ de bataille et le dangerpartagé à Bukarest même, quand on pouvait s’attendred’un moment à l’autre à être enlevé et conduit enSibérie par un parti de Cosaques. Les épreuves de l’année1877 ont donné le prince au parti libéral et au princel’amour de son peuple.

Rosetti respire le combat dans toute sa physionomie,mâle, martelée, un peu narquoise, mais néanmoinssympathique. Il aime seulement le combat loyal, à cielouvert, et qui ne refuse pas à l’adversaire qui la méritel’estime, qui recule devant les moyens ténébreux, vils etbas parce qu’il a assez confiance dans le succès de sacause pour ne pas en déshonorer le triomphe. La vieentière de Rosetti se résume dans des actes. Adolescent,il jette à l’écho des chants d’espérance, des chants deliberté qui vibrent à travers tout le monde roumain,un monde de huit millions d’âmes. Jeune homme, ilsoufflette tous les préjugés de caste en ouvrant unelibrairie, lui, le gentilhomme, et il épouse une simplebourgeoise qui ne lui apporte qu’un caractère vaillantet une force d’âme que les circonstances élèvent ausublime.

En 1848, Rosetti sonne le tocsin de la délivrance, lepeuple en armes l’acclame, mais la trahison le livreaux Turcs, ou plutôt c’est lui qui, incapable d’unevilenie, se rend tranquillement au camp ennemi. Il yva en négociateur, on le retient prisonnier, ainsi quetous ses amis du gouvernement provisoire. Par un prodiged’adresse et d’habileté, Mme Rosetti qui tient safille Liberta (aujourd’hui Mme Pilat), née le jour mêmede la révolution[9], sur les bras, suit le triste convoi,sauve les captifs. Ils se réfugient en France où Rosetticompte bientôt des amis ardents et dévoués. En 1856,Rosetti accourt en Roumanie, Bratiano et lui organisentla nouvelle nationalité, Rosetti lui donne l’armenécessaire entre toutes aux pays qui veulent vivre, unjournal, le Romanul.

[9] Voyez les Légendes du Nord, de Michelet.

Si Bratiano gouverne, Rosetti dirige ; nul ne s’entendmieux que lui à grouper les hommes de la mêmeopinion que des nuances ou des discussions personnellesséparent. Il est président-né de la Chambre, ledirecteur des débats. Son esprit fécond en ressources,mais non en expédients, sait donner aux choses lesmeilleures tournures et en tirer les solutions les pluspratiques. Rosetti peut être considéré comme le véritablepromoteur de la participation active de son paysà la guerre. Il n’eut ni repos ni trêve avant d’avoirobtenu que les Roumains prouveraient leur virilité etconfondraient leurs contempteurs par l’héroïsme sur lechamp de bataille.

Faisant allusion aux torrents d’injures que l’onjetait au visage des Roumains, il s’écria dans uneassemblée que « pas un Roumain ne pouvait se regarderdans une glace sans être tenté de se cracher au visageà lui-même ». Et Rosetti avait deux de ses fils (le troisième,malade, était retenu à Bukarest) et son gendre àl’armée, au premier rang. Il y aurait été lui-même sile territoire avait été menacé, et certes la main du robustesexagénaire aurait encore nerveusem*nt maniéle mousquet.

La troisième personne dont nous prenons congé aupalais du gouvernement, c’est M. Cogolniceano, leministre des affaires étrangères, l’homme habile,l’homme d’affaires par excellence. L’extérieur n’a riende romanesque ni de poétique ; on dirait plutôt ungros négociant orné d’une bedaine respectable, la têtetondue comme celle d’un capucin, parlant rondement etsachant dissimuler des qualités de pénétrante diplomatiesous une bonhomie qui séduit. M. Cogolniceano n’appartientpas au même parti que MM. Bratiano et Rosetti,mais ceux-ci, reconnaissant chez l’homme d’État lesaptitudes nécessaires pour mener à bien les négociationsengagées, firent appel à son patriotisme et cet appelfut entendu. M. Cogolniceano avait eu une « saison »très-agitée. Il s’efforçait déjà de soustraire à l’appétitdes Russes la Bessarabie, il avait été à Vienne, il avaitfait sonder les dispositions du cabinet anglais et duministère autrichien, mais il ne pouvait guère se faired’illusions.

Il se préparait déjà à la rude campagne qu’il aurait àsoutenir isolément et avec ses propres forces contre ladiplomatie russe. Dans l’entretien qu’il m’accorda laveille de mon départ, il insista longtemps sur la garantiequ’offrait à l’Europe son pays fortement organisé,capable de mettre sur pied une véritable armée, ayantentre ses mains les bouches du Danube. L’Europe nevoulut rien entendre sur ce chapitre à Berlin ; sans douteque les représentants avaient des raisons de se croireplus à même d’apprécier les raisons majeures qui doiventrégler la navigation sur le Danube.

Encore un tour à la « Chaussée ». Elle prend maintenantdes teintes mélancoliques ; ses voitures sont plusrares sous les ombrages ; la belle jeunesse du pays està l’armée, et les Russes sont abattus. Mais quelles sontces joyeuses fanfares qui éclatent tout à coup ? — Unenuée de cavaliers marchant en rangs serrés, montant deschevaux qui ont tous absolument la même robe, rayel’horizon. Je reconnais immédiatement les fringants officierset les gars solides sur leurs montures. Je les avaisvus au Champ-de-Mars et entourant la voiture de l’Empereurlorsque celui-ci revint de Kischeneff à Saint-Pétersbourg.Ce sont les premiers escadrons de la gardequi arrivent.

Ils étaient impatiemment attendus, comme s’ils devaient,en effet, changer la face de la fortune. Ils neferont qu’une halte légère à Bukarest et partiront dès lelendemain pour le Danube.

Je ne serai pas l’historien de leurs hauts faits. A huitheures précises me voici à la gare, non plus en amateurou en facteur, mais pour mon propre compte devoyageur. Le bagage non plus n’est pas si modeste qu’àl’aller ; on emporte des souvenirs et ils remplissent, mafoi, une énorme malle recouverte de feuilles d’étain quidonnent l’aspect d’une chaise d’église. Cette malencontreusemalle, d’une taille au-dessus de la moyenne, mecausa bien des tracas.

Le train part ; vers deux heures je rencontre à la garede B*** ce cher et dévoué parent qui s’est créé enRoumanie une seconde patrie: médecin de campagne,infatigable et ne connaissant rien en dehors de l’accomplissem*ntde sa tâche, sinon l’amour de cette famillequi est pour lui la plus sûre et l’unique récompense. LaRoumanie doit exercer bien de l’attrait sur ceux quiviennent s’y fixer, quand on voit de véritables savantsauxquels les premiers professeurs de Paris et de Vienneont prédit les plus brillantes destinées, servir l’Étatcomme modestes « médecins de district » ou « médecinsmunicipaux ».

La Roumanie fuit à tire d’ailes ; voici Turnu, Severin,les lumières brillent et les flots du Danube paraissentbleuis par la lune. Encore quelques tours de roue,nous sommes à Verciorova, sur l’extrême limite de laprincipauté.

La voie ferrée est interrompue, il faut gagner envoiture Orsova, la première ville autrichienne. La distanceest de quelques kilomètres ; mais que d’émotionspendant ce petit trajet ! Les bonnes voitures capitonnéeset couvertes avaient été retenues par télégrapheou prises d’assaut par les premiers occupants. Il nerestait qu’une charrette de paysan, rembourrée avecune demi-botte de paille et offrant comme siéges desplanches de bois d’une extrême dureté. On nous entassalà-dedans six ou sept pêle-mêle avec les bagages, etle cocher, un Hongrois à mine très-rébarbative, fouettantles chevaux, nous commençâmes à être cahotés. Pourcompléter les agréments du voyage, une pluie froide,fine et serrée se mit à tomber ; nous n’en perdions pasune seule goutte, car notre équipage, rapidement dépassépar les calèches et fiacres où nos compagnons devoyage avaient pris place, avançait très-lentement. Je lecrois bien ! il avait le double et peut-être le triple decharge normale. Quand les dernières maisons de Verciorovafurent dépassées, nous nous engageâmes sur unegrande route ; il faisait absolument noir comme dansun four. Au bout de cinq minutes, cependant, une petitelumière surgit entre deux peupliers. Notre charrettes’arrêta. Nous étions arrivés devant le poste frontière…Il était occupé par une dizaine de dorobantz quiprenaient leur tâche très au sérieux. Il fallut descendreet produire nos papiers ; ils furent très-minutieusem*ntexaminés, et trouvés à peu près en règle. Seule, unepauvre fille qui allait comme domestique à Pesth n’avaitpas de visa sur son passeport. On ne lui fit pas grâce.Malgré notre intercession, défense expresse lui fut faitede passer outre. Rien n’y fit, il fallut laisser la femmesur la grand’route avec sa malle ; heureusem*nt unportefaix charitable qui se trouvait là, offrit de l’accompagnerjusqu’à une misérable guinguette qui se trouvaitau milieu de la campagne. La passagère évincée futdu reste immédiatement remplacée par un individud’une figure assez peu avenante, bâti en hercule etarmé d’une immense scie. Malgré les réclamations, ils’installa sur la charrette qui continua sa route au milieude la plus profonde obscurité ! Cinq minutes plustard il fallut s’arrêter de nouveau. Cette fois nous étionsdevant la douane autrichienne, — sorte de longue cabaneen pierre, entourée d’une vérandah dont la balustradeétait peinte aux couleurs hongroises. Des lampesà pétrole accrochées des deux côtés de la porte, jetaientune lumière très-vive sur les passagers. Messieurs les douaniersfirent consciencieusem*nt leur devoir, la visite duraau moins une heure, ma grande malle recouverte entièrementde cuivre poli achetée à Bukarest et quiressemblait à une châsse, fut fouillée à fond et jusqu’aufond, on ne me fit pas grâce de quelques pots de dulciatesemportés comme souvenir. L’employé les fit ouvrir,y goûta méthodiquement, et il y trouva tant deplaisir que je le priai de les garder. Pendant cette réjouissanteformalité administrative, la pluie s’était changéedehors en une véritable averse. Quand enfin nous pûmesremonter sur notre véhicule ce ne fut pas trop dupaletot, de la fourrure et du précieux caoutchouc pourpréserver un peu la peau et les os.

La situation n’avait rien de gai. En somme, j’étaisà onze heures sur une grande route, à cent cinquantepas du Danube, en société de cinq ou six individus queje ne connaissais pas, dont plusieurs avaient des minestrès-farouches et dont l’un ne cessait de brandir sa scie.Ma grande malle aux reflets de cuivre pouvait être biententante, et qui saurait jamais qu’un voyageur avaitété égorgé et jeté dans le Danube ? J’essayai de démêlersur le visage de mes compagnons de quelles intentionsils étaient animés, mais il était de toute impossibilitéd’apercevoir autre chose que des silhouettes sombres,les deux points lumineux étaient le scintillement de lascie et la pipe que le cocher tenait allumée entre sesdents. Dois-je l’avouer, j’eus peur pendant quelquesinstants, et pour la première fois depuis l’entrée en campagne,je regrettai de n’avoir aucune arme sur moi.Un incident vint couper court à mes réflexions. Leschevaux s’arrêtèrent brusquement ; — depuis quelquesinstants ils barbotaient dans l’eau ; le Danube, paraît-il,commençait à déborder, et comme nous longions lefleuve, l’équipage s’engageait tout tranquillement dansle lit considérablement élargi du cours d’eau.

L’instinct des chevaux nous avait sauvés, car on continuaità ne rien voir absolument. Le cocher juraun peu et ramena ses bêtes en arrière. Nous avançâmestrès-lentement, pas à pas, nous tenant éloignés autant quepossible du fleuve dont le clapotement sinistre troublaitseul le silence effrayant de la nuit. Enfin à un tournantnous aperçûmes cinq ou six lumières qui dansaient surl’eau d’où elles semblaient sortir. L’homme à la scienous dit que c’était Adah Kaleh, le petit fortin turc queles Autrichiens devaient occuper au mois de mai suivantet qu’ils ont gardé. Adah Kaleh est une petite îlequ’un bras du Danube sépare d’Orsova. Les ouvragesfortifiés n’ont pas une très-grande valeur stratégique,mais ils suffisent pour commander le cours du Danube.C’est grâce au canon d’Adah Kaleh que la navigationavait pu être interrompue dans ses parages. Puisqu’onvoyait les lumières du fortin turc, il ne pouvait plus yavoir grande distance jusqu’à Orsova. L’homme à la sciecalcula que nous y serions dans un quart d’heure environ ;je ne pus m’empêcher de rire quelque peu de mafrayeur de tout à l’heure. Ce voyageur à qui je prêtaisdes projets sinistres était un honnête marchand debois de Pansova, qui avait été conclure une affaire etqui revenait à Orsova où l’attendait sa barque. Lesautres passagers de la charrette étaient des ouvriers quine songeaient point à mal. Un soupir de soulagements’échappa de nos poitrines quand la charrette, quittantl’étroit et dangereux sentier sur le bord du fleuve, s’engageadans une allée magnifique et plantée des deuxcôtés de majestueux peupliers, les plus grands que j’aiejamais vus. Ces routes plantées de beaux arbres sontune spécialité des anciennes provinces frontières del’Autriche ; elles sont dues à l’administration militaire.L’attelage sentant la terre ferme sous ses pieds pritune allure rapide ; nous passâmes au galop devant unepetite chapelle entourée d’une grille et qui aurait valula peine de s’y arrêter.

C’est sur l’emplacement où s’élève ce petit bâtimentque Kossuth et ses compagnons enfouirent, en 1849,au moment de se réfugier sur le territoire turc, la couronnede saint Étienne et les joyaux du trésor deHongrie. Les proscrits ne voulaient pas être accusésd’avoir emporté ces objets précieux ; ils ne voulaient pasnon plus que la couronne, emblème de la puissance etde l’indépendance maggyare, pût tomber entre les mainsdes vainqueurs. Ils l’enterrèrent donc tristement et solennellementcomme tous leurs projets, mais espérantbien qu’un jour la couronne serait exhumée et avec ellela patrie hongroise. Mais le gouvernement autrichienavait eu connaissance du dernier acte du dictateur.Il ordonna des fouilles qui durèrent longtemps, maisqui eurent enfin le succès voulu. C’est pour expiercette profanation et l’acte de trahison qui l’avait rendupossible que le gouvernement hongrois de 1867 ordonnal’érection du monument dont la garde est confiéeà deux vétérans de la guerre de l’Indépendance.

Les vétérans dormaient, — et le garde-barrière d’Orsovaégalement. Il dormait même très-fort, car nousfûmes obligés de recevoir un supplément d’averse enattendant qu’il plût à ce digne fonctionnaire de nousouvrir le schlagbaum avec lequel on barre encore, enHongrie, l’entrée des villes passé le couvre-feu. Jeconstatai qu’en Roumanie et en Bulgarie, je courais leschamps jour et nuit sans avoir été arrêté une seule foiset que, depuis une demi-heure que j’étais en Autriche,trois obstacles administratifs avaient entravé la circulation.Enfin la charrette s’engagea sur le pavé d’Orsovaau milieu de jolies maisons très-coquettement entouréesde jardins. Quand cinq minutes plus tard je me trouvaidans une salle d’auberge très-propre, brillamment éclairée,avec de gaies lithographies sur les murs, au milieud’un public bizarrement composé de rouliers, de marchandset d’Honveds, ayant devant moi le patron qui mesouhaitait bon appétit, je crus de bonne foi sortir d’uncauchemar. Une légère courbature, produite par lescahots et l’humidité de mes vêtements, n’était pas detrop pour bien constater la réalité de la course périlleusequi avait précédé mon entrée à Orsova.

Le lendemain à la première heure, le bateau de lacompagnie autrichienne du Danube levait l’ancre. Il yavait beaucoup de monde à bord, et par suite du ventviolent qui s’éleva, il nous fallut attendre vingt-quatreheures dans un petit port qui se composait de quatreou cinq bicoques. Enfin le lendemain à midi, un grandbateau qui avait à bord la musique et le drapeau d’unrégiment de Honveds vint nous délivrer ; trois heuresaprès, nous débarquions à Bazias ; le lendemain matin,le train entrait en gare à Pesth ; puis, quarante-huitheures plus tard, j’apercevais des fenêtres de l’hôtel laflèche de Saint-Étienne.

Les événements dont j’avais été en partie témoin sedéroulèrent rapidement. L’heure des Russes était venue,et les Turcs semblaient devoir expier par des défaitesd’autant plus rudes les quelques victoires remportéespar eux ; la revanche fut d’abord prise en Asie.Kars tomba entre les mains du général Loris Melikoff, etune grande partie des troupes qui avaient si vaillammentcombattu tout l’été furent faites prisonnières. En Europe,Plewna, où le général Totleben, appelé comme unpraticien émérite pour réparer les bévues de jeunes etétourdis confrères, se montra aussi judicieux dans l’attaquequ’il le fut à Sébastopol dans la défense, tombaau pouvoir des conquérants. Osman-Pacha, le plus redoutableennemi des Russes, prit le chemin de la captivité,entouré de toutes les marques d’estime. Alors ladébandade turque fut complète. Les bataillons, les régimentsentiers se rendaient ; on était embarrassé de prisonniers.Avant que la diplomatie eût pu élever sa voix,les Russes étaient aux portes de Constantinople, et ons’attendait à les voir entrer d’un moment à l’autredans la capitale, objet de leurs longues convoitises.

Comment l’Europe s’émut, comment l’Angleterre intervint,comment l’armée russe resta l’arme au bras àSan Stefano, comment, après la menace d’une guerreeuropéenne, ce danger fut conjuré par un congrès, toutcela est de l’histoire trop récente et trop généralementconnue pour que l’auteur puisse s’y arrêter. Son ambition,du reste, se borne à faire connaître ce qu’il a vude ses yeux, à une époque dramatique, dans une contréetrès-intéressante créée pour la prospérité, à la conditiond’être bien régie. Il a pensé que le public français nese montrerait pas indifférent pour les petites particularitésd’un pays dont les destinées définitives seront certainementréglées sous l’influence morale de la France ;parce qu’après avoir épuisé les combinaisons contradictoiresdictées par les États qui cherchent en Turquie àsatisfaire leurs intérêts et leurs appétit*, on écouteraforcément la voix de la seule grande puissance qui, danscette grave question d’Orient, peut affirmer sans hypocrisieson désintéressem*nt.

FIN

TABLE

Pages

Préface de M. Jules Claretie

I à VIII

CHAPITRE PREMIER

En route pour la guerre. — Quarante-huit heures de Prusseà la vapeur. — Gendarmes, douaniers et tschi russes. — Mercipour nos frères. — Les écumeurs de wagons. — Conversationavec un Balte. — Les étudiants de Dorpat. — Le tzar Alexandreet la sorcière

1 à 14

CHAPITRE II

Halte à Saint-Pétersbourg. — Première impression. — Égliseset brocanteurs. — Saint-Isaac. — La Patti à l’hôtel Dehmouth. — Leretour de l’empereur. — Un discours incendiaire. — Ala gare Nicolaï. — Souvenir de Metz. — Un discours manqué. — Labienvenue à Notre-Dame de Kazan. — Une illumination àSaint-Pétersbourg. — Dix mille voitures fantômes

15 à 25

CHAPITRE III

Zig-zags dans la capitale russe. — Visite à un journal russe. — LeHérold. — L’explosion du Lufti-Djelil. — Quatre centshommes tués par un seul coup de canon. — Chez le généralTrépow. — Chez le général Timacheff. — Éloge du frac bleu-barbeau. — Unogre du journalisme. — Le général Miliutine. — Charbonnierset grands-ducs sont maîtres chez eux

25 à 42

CHAPITRE IV

Autres zig-zags dans la capitale russe. — La revue de mai. — LeChamp de Mars de Saint-Pétersbourg. — Une collation dédaignée. — Lesgongs à cheval. — Un escadron de millionnaires. — Dansl’hôtel d’Oldenbourg. — Un ex-esclave vingt fois millionnaire. — Unambassadeur populaire. — Le porte-roubles deM. de Caston. — Autre fête de mai. — Changement de chaussurescoram populo. — L’eau-de-vie proscrite. — Les batelierstroubadours. — La légende de Stenka Razin le pirate. — Les grenadierschanteurs. — Un corso de droskis. — Les cheveux sont pourle mari seul. — Promenade aux Iles. — Un conte de nuit d’hiver. — Lesthéâtres. — L’art à Saint-Pétersbourg

42 à 65

CHAPITRE V

Départ pour Moscou. — Des voyageurs qui vont loin. — Vivele printemps ! — Un coup-d’œil au Kreml. — Une évocationdu passé. — Visite au prince Dolgorouki. — Au consulat deFrance. — Confusion musicale. — Un ami de vingt-quatre heures. — Uneéconomie inopportune — Un compartiment de premièreentre Kirsk et Kiew. — Un boulevardier en capitaine russe. — « Ceque les Polonais appellent la Pologne. » — Kiew. — Lesambulancières. — De Kiew à la frontière roumaine

65 à 81

CHAPITRE VI

Jassy. — Un hôtel peu engageant. — La pâque en Moldavie. — Tohubohu à la gare. — Un voyage avec obstacles. — Halteà Foksani. — Un déserteur. — Dans une diligenceroumaine. — En wagon

81 à 90

CHAPITRE VII

Un quartier général au calme. — Bukarest ou Plojesti ? — Al’hôtel de Moldavie. — Une aventure de voyage. — Histoired’un véritable espion et de deux autres espions prétendus. — Unaventurier. — Chez le grand-prévôt. — Une dépêche àdouble sens. — La villa du Grand-Duc. — Le colonel de Hasenkampf. — Lesattachés militaires. — M. le colonel Gaillard. — Uncafé-concert. — Conférence de journalistes. — Un exigeant. — Lecamp des Bulgares

91 à 109

CHAPITRE VIII

La gare de Plojesti. — Les deux princes et l’ambulancière. — Arrivéeà Bukarest. — Premières impressions. — La camaraderienégative des Russes et des Roumains. — Les jeudisde Mme Rosetti. — Profils d’hommes politiques, de journalisteset d’invités

109 à 120

CHAPITRE IX

Un voyage mystérieux. — Suicide d’un officier. — Le directeurdes chemins de fer et le grand-duc. — A la recherche d’unrégicide. — Les dénonciateurs malgré eux. — Un ex-conspirateuragent de police. — Le 8 juin 1877 à Bukarest. — Questiond’étiquette. — Une illumination manquée. — La petite piècemilitaire avant la grande

120 à 132

CHAPITRE X

Les préparatifs de Slatina. — Bukarest pendant le passage duDanube. — Le bombardement de Giurgewo. — Exagérations. — ARustschuk. — Position militaire des Turcs. — Coup-d’œilsur la ville turque. — L’incendie. — Réponse des Turcs. — Paniqueà Giurgewo. — Une population dans les vignes. — Départdu tzar pour le Danube

132 à 143

CHAPITRE XI

De Bukarest à Sistowa. — En route pour Giurgewo. — La villemystérieuse. — Une nuit dans un wigwam de cantonnier. — Lemaître de poste et son collègue le télégraphiste. — Un suicidede soldat. — Une ville mise à sac. — Giurgewo pendantla guerre

143 à 151

CHAPITRE XII

Alexandrie. — Équipage de correspondant. — Rencontre avecl’empereur. — Te Deum en plein air. — Le passage du Danube. — Simnitza. — Faminesur la rive droite. — Abondancesur la rive gauche. — Le cantinier Moujik. — Le colonelWellesley. — Hussard et Bey. — Sistowa vue par lafenêtre

151 à 163

CHAPITRE XIII

A Sistowa et abordage sur la rive turque. — Monographie de labataille. — Une ville à sac. — Croix blanche, protégez-nous. — L’agentdu Danube. — Une voiture et un attelage, remplacéspar des diamants. — L’amabilité du tzar. — Retourpar le pont. — Scène musico-militaire. — Campement desjournalistes

163 à 181

CHAPITRE XIV

Retour à Bukarest. — Un bain sur la route. — Les amoursd’un lieutenant et d’une diva. — Histoire d’un troupeauqui jeûne. — Le prince Gortschakoff à Bukarest. — M. lebaron Jomini. — Les Gradinas concerts. — Aventures d’unefigurante

181 à 197

CHAPITRE XV

Les premiers prisonniers à Bukarest. — Hassan-Pacha. — Nouvellesdes Balkans. — Opinions du baron de Jomini sur le Ridede Gourko. — Détails sur la vie à Bukarest. — Voisin d’unartiste. — L’achat d’un cheval. — Voyage à cheval. — Lepéager. — Quelques types. — Simnitza sous de nouvellesespèces. — Les marchands et les falsificateurs. — Kiki No II.Le premier combat sous Plewna. — Bravo Kiki. — La débâclede Simnitza. — Les Turcs ! les Turcs ! — La défaite du30 juillet

197 à 220

CHAPITRE XVI

A Nicopolis. — Une ville ravagée par la guerre. — Les Roumainsà Nicopolis. — Le général Stolipine. — Le gargotier parpatriotisme. — Un orage dans la montagne. — Rencontre d’unpeintre. — La nuit dans un harem. — Une séance de conseilde guerre. — Acte d’insubordination. — Condamnation à mortd’un Turc. — A Turnu-Maguerelé. — Don Carlos en Orient. — Lesmésaventures de deux chaloupes canonnières

220 à 240

CHAPITRE XVII

Les conséquences de Plewna. — Situation critique des Russes. — Lequartier-général à Gorny Studen. — Un sybarite. — Lespaysans bulgares. — Hospitalité forcée. — Un Tcherkesse dela suite impériale. — Une ferme en Bulgarie. — Générositédu tzar. — Une division en marche. — Une journée au quartier-général. — Nouvellesde la bataille des Balkans. — Lavie de l’empereur à Gorny Studen

240 à 259

CHAPITRE XVIII

Voyage dans la Dobrudja. — Une fausse alerte. — Les Turcs enRoumanie. — Conseil de guerre en wagon. — Galatz villemorte. — Braïla. — Histoire d’un bateau torpille. — A larecherche du trésor du Lufti-Djelil. — Les plongeurs. — Déception

259 à 270

CHAPITRE XIX

La bataille des trois jours devant Plewna. — Entrée en campagnede l’armée roumaine. — Prise de Grivitza. — Le tzarle soir de la bataille. — Un avocat qui prend un fort. — Lespertes énormes des Russes et des Roumains. — Routes encombréesde blessés

270 à 285

CHAPITRE XX

La consternation en Russie. — Bruits alarmants. — La faussebataille de Biela. — Les fournisseurs de l’armée russe. — Préparatifsde la saison d’hiver. — L’invasion projetée. — Adieuxà Bukarest. — La situation de la Roumanie. — MM. Cogolniceano,Rosetti, Bratiano. — Un instant de peur. — Sur le bateau. — Conclusion

285 à 305

IMPRIMERIE CENTRALE DES CHEMINS DE FER. — A. CHAIX ET Cie
RUE BERGÈRE, 20, A PARIS. — 308-9.

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